mardi 17 octobre 2017
Les opéras rares cette saison dans le monde – #1 : slaves orientaux (et voisinage)
Pour le principe de cette exploration, voir la première notule de la série.
◊ En rouge, les titres qui donnent bien l'envie de s'engouffrer dans un avion. Avis personnel.
J'ai la fantaisie de débuter avec les Russes.
Ils sont assez nombreux en raison du choix d'inclure les titres peu donnés en France, voire en Europe centrale et occidentale ; à l'échelle de la Russie, les Glinka et Rimski sont tout à fait habituels.
Le reste du répertoire y est extrêmement conventionnel – opéras romantiques italiens surtout (et célèbres), mais j'ai été surpris de remarquer une assez grande présence de créations de compositeurs vivants (certes, uniquement à Saint-Pétersbourg et Moscou).
Beaucoup de concerts ou représentations sont donnés avec une date unique, surtout dans les villes moyennes (enfin, les grandes villes de Russie, mais pas les deux grandes). Même à Saint-Pétersbourg, les raretés du Mariinsky sont en général données un seul soir, en version de concert.

Opéra de Yoshkar-Ola.
1. Opéras romantiques composés en russe
Glinka, Rouslan et Loudmila (Perm) Glinka, Une vie pour le Tsar (Frankfurt-am-Main, Saint-Pétersbourg, Novgorod, Saratov) → Encore très marqués par les
modèles européens, et en particulier italien, les opéras de Glinka ont
la réputation d'inaugurer le genre – en réalité, il existe même des
opéras de type seria au
XVIIIe siècle écrits en langue russe.
Mais Glinka a la particularité d'inventer un équilibre nouveau, et
malgré le langage musical très dépouillé (un peu nu à mon gré, on n'est
pas si loin des récitatifs italiens « blancs » ajoutés à la Médée de Cherubini), de donner une
coloration locale forte à ses œuvres.
→ Le résultat a quelque chose du durchkomponiert de Weber (même si le climat n'est pas le même, la comparaison structurelle aec Euryanthe ne me paraît pas absurde). En tout cas une écriture assez continue, pas forcément très saillante, mais qui a fait école dans la façon très souple qu'on eu les Russes de traiter leurs « numéros » : même les grands mélodistes s'arrêtent peu pour écrire de grands airs. → À noter, à Francfort, l'opéra Une vie pour le Tsar est donné sous le titre préféré par les Soviétiques, Ivan Soussanine (pour exalter le sacrifice individuel pour le bien commun, plutôt que la religiosité tsariste, évidemment), mais je ne crois pas qu'il y ait de divergences musicales significatives entre ces versions. |
Dargomyzhsky, Le Convive de pierre (Bolchoï de Moscou)
→ Don Juan est ici pour la première fois sincèrement et fidèlement amoureux, mais c'est de Donna Anna en pleurs sur la tombe du Commandeur.
→ La version usuellement donnée est celle de 1903 (créée en 1907), achevée par César Cui, réorchestrée par Rimski-Korsakov – et partiellement remaniée par le même, notamment avec l'ajout du Prélude.
Rubinstein, Le Démon (Barcelone)
Borodine, Le Prince Igor (Saint-Pétersbourg, Novaya Opera de Moscou, Rostov, Saratov)
Moussorgski, La Khovanchtchina (Saint-Pétersbourg, Stanislavski de Moscou)
Tchaïkovski, Opritchnik (Saint-Pétersbourg)
→ Sensiblement aussi incompréhensible pour moi reste l'absence de L'Enchanteresse (dont j'ai peiné à trouver le livret – russe seulement – et la partition), musique remarquable (du Tchaïkovski très romantique, tout simplement), livret très exploitable, qu'on ne joue jamais, pas même en Russie (au disque, deux enregistrements, sans livret). Et Vakoula le Forgeron (version originale des Souliers de la reine), dont il n'existe RIEN au disque.
Tchaïkovski, Mazeppa à Gera (Thuringe),
Saint-Pétersbourg (Mariinsky), Moscou (Helikon), Kharkiv (Ukraine
Nord-Est) et Novgorod. Tchaïkovski, La Pucelle d'Orléans (Leberec en Tchéquie septentrionale, Ufa en Russie centrale) → Mazeppa a un peu été donné en
Europe, la Pucelle très peu.
Le premier est dans un langage romantique très sobre, avec beaucoup de
scènes champêtres, d'ensembles assez simples… l'œuvre regarde plutôt du
côté de Glinka. La Pucelle est
plus étrange, bidouillant l'histoire-historique très au delà de la vie
intime des protagonistes ; assez disparate musicalement aussi, mais
pourvue de réelles beautés d'un style assez inédit.
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Rimski-Korsakov,
Snegourotchka
(Saint-Pétersbourg, Bolchoï de Moscou, Novaya Opera de Moscou) Rimski-Korsakov, Sadko (Saint-Pétersbourg, Krasnoïarsk) Rimski-Korsakov, Mozart et Salieri (Helikon de Moscou, Théâtre Musical des Enfants à Moscou) Rimski-Korsakov, La Fiancée du Tsar à Kaunas (Lituanie), Minsk (Biélorussie), Donetsk (Est de l'Ukraine, voyage pas recommandé), Rostov, Bolchoï de Moscou, Novaya Opera de Moscou, Ekaterinburg, Tcheliabinsk (Russie, au Nord du Kazakhstan), Novgorod? Rimski-Korsakov, Tsar Saltan (Staatsoperette de Dresde – quelle langue ?, Saint-Pétersbourg, Stanislavski de Moscou, Tel Aviv) Rimski-Korsakov, Servilia (Opéra de Chambre de Moscou) Rimski-Korsakov, Kastcheï l'Immortel à Minsk (Biélorussie) et Yoshkar-Ola (Russie) Rimski-Korsakov, Kitège (Saint-Pétersbourg) Rimski-Korsakov, Le Coq d'or (Staatsoperette de Dresde – quelle langue ?, Saint-Péterbourg) → On ne joue que ponctuellement
Rimski hors de Russie,
mais en Russie, son répertoire y tourne assez bien, même si l'ensemble
de ses opéras n'y sont pas forcément joués. Par rapport à l'état du
legs de César Cui (dont on attend une remise au jour de Mateo Falcone, pour commencer !),
c'est vraiment la gloire intersidérale.
→ Le catalogue comporte des œuvres très diverses, entre le récitatif très brut de Mozart et Salieri, les saynètes de contes bigarrés (Sadko, Saltan) ou plus lyriques (La Fille de Neige), voire ténébreux (le Coq), les grands opéras historiques (la Fiancée) ou féeriques (Kitège)… J'aime particulièrement pour ma part le caractère très direct de l'harmonie, le galbe de la parole dans la Fiancée, mais c'est pure inclination personnelle, le reste est remarquable aussi. → Ladite fiancée est régulièrement jouée, certes, mais tout de bon plébiscitée cette année dans la zone d'influence, et ce n'est pas sans implication géopolitique, j'en parlerai. |
Taneïev, Oresteïa (Saratov)

Opéra d'Ekaterinburg.
2. Opéras des écoles du XXe siècle composés en russe
Rachmaninov, Aleko (Kiel, Glasgow) Rachmaninov, Francesca da Rimini (Kiel, Glasgow, Saint-Pétersbourg) → Deux bijoux absolus, qui sont
assez régulièrement donnés en Europe occidentale ces dernières années
(Paris en concert pour Rimini, Nancy, Bruxelles…).
→ Aleko, à défaut d'intrigue complexe, propose une sorte de quintessence de l'épanchement russe – dans une veine post-Rimski plutôt que réellement rachmaninovienne, et réellement calibrée pour l'opéra. Quant à Francesca, elle demeure une expérience proprement hallucinatoire en salle, avec l'effet tournoyant de son chœur de damnés qui mime les premiers cercles des enfers dantesques. (Pas de Chevalier ladre cette année sur Terre.) |
Stravinski, Mavra (Opéra de Chambre de Moscou) Stravinski, Le Rossignol (Saint-Pétersbourg) → Encore une fois un choix varié,
entre l'opéra comique Mavra
et la féerie ineffable du Rossignol,
sorte de parent vocal de l'Oiseau de
feu, mais creusant déjà des univers beaucoup plus modernes et
sophistiqués, moins mélodiques aussi.
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Prokofiev, Le Joueur (Anvers, Bâle, Staatsoper
de Vienne, Saint-Pétersbourg) Prokofiev, L'Ange de feu (Glasgow, Varsovie) Prokofiev, Semyon Kotko (Saint-Pétersbourg) Prokofiev, Les Fiançailles au couvent (Mariinsky de Saint-Pétersbourg, Opéra de Chambre de Saint-Pétersbourg, Stanislavski de Moscou) Prokofiev, Velikan, pièce pour enfant (Mikhaïlovski de Saint-Pétersbourg) → Sans surprise, l'Amour des trois Oranges est le
plus joué dans le monde, et un peu partout (donc absent de la
sélection). Pour le reste, le plus impressionnant reste bien sûr L'Ange de feu, d'un expressionnisme
flamboyant et redoutable, composé sur près d'une décennie, et qui
fournit l'essentiel de la matière thématique de la Troisième Symphonie : l'atmosphère
en est saisissante, même si ce n'est pas, en ce qui me concerne, mon
langage d'élection.
→ Les Fiançailles au couvent sont une comédie assez chargée musicalement (donc intéressante) et pas vraiment drôle ; quant à Kotko, vraiment peu donné, c'est un opéra autour d'un soldat de retour du front (mais le père de sa bien-aimée est contre-révolutionnaire), du véritable réalisme soviétique (1939 !) avant l'Homme véritable, et dont la matière dramatique et musicale m'a toujours paru un peu mince, mais c'est peut-être trop loin de mes inclinations pour que j'en saisisse toute la portée. [Je ne connais personne qui aime ça très fort, cela dit.] |
Chostakovitch, Moscou, Quartier des cerises à Braunschweig (Basse-Saxe) et Gelsenkirchen (Ruhr).
Vainberg / Weinberg, La Passagère à Frankfurt (Hesse), Aarhus (Danemark), Saint-Péterbourg, Moscou (Novaya Opera), Ekaterinburg.
→ Car le livret repose sur un dispositif double : la Passagère sur un bateau de croisière, croit reconnaître une prisonnière, ancienne détenue au camp d'Auschwitz (où elle exerçait comme garde, ce qu'ignore son mari). La prisonnière est morte, en principe, mais cela donne l'occasion de faire dialoguer le « présent » sur le pont supérieur avec la vie du camp représentée sur le pont inférieur.
→ Musicalement, on reste dans l'univers soviétique, mais avec une douceur inhabituelle : rien de mélodique ni de suave, bien sûr, mais pas de paroxysmes ni de grincements non plus, une évocation assez subtile, qui épargne aussi, musicalement, la complaisance lugubre.
Chtchédrine, Les Âmes mortes (Saint-Pétersbourg) Chtchédrine, Un Conte de Noël (Saint-Pétersbourg) Chtchédrine, Le Gaucher (Saint-Pétersbourg) Chtchédrine, Pas seulement de l'amour (Saint-Pétersbourg) (ou Shchedrin)
→ Compositeur toujours vivant mais emblématique et patrimonial depuis longtemps (l'auteur de la Suite balletistique de Carmen pour cordes et percussions, à l'intention de son épouse Maria Plissetskaïa !), pas forcément le plus fascinant en musique instrumentale, mais extraordinairement à l'aise avec la scène, auteur de multiples ballets et opéras. J'avais mentionné dans une notule certains détails du Vagabond ensorcelé. → Je n'ai entendu aucun des quatre (sont-ils seulement disponibles ?), mais l'adaptation de Gogol rend très curieux ! |
Butsko, Nuits blanches (Saint-Pétersbourg)

Théâtre académique musical Stanislavsky de Moscou.
3. Opéras traduits en russe
Wagner, www.nibelungopera.ru – adaptation en russe ? (Helikon de Moscou)
Rota, Aladin et la lampe magique – en russe (Stanislavski de Moscou)
Menotti, The Telephone – probablement en russe (Helikon de Moscou)

Opéra Helikon de Moscou.
4. Opéras en russe de compositeurs vivants
(Sergueï) Banevich, L'Histoire de Kai et Gerda (Saint-Pétersbourg, Bolchoï de Moscou)
(Alexander) Zhurbin, Métamorphose[s?] de l'Amour (Stanislavski de Moscou)
(Efrem) Podgaits, Sa Majesté des Mouches (Théâtre Musical des Enfants de Moscou)
(Jay) Reise, Rasputin – traduit en russe (Helikon de Moscou)
(Alexander) Manotskov, Chaadsky (Helikon de Moscou)
(Alexander) Tchaïkovski, Motiy et Saveloy (Théâtre Musical des Enfants à Moscou)

Opéra de Lviv.
5. Opéras en ukrainien
Lysenko, Natalka Poltavka (Kiev, Lviv à l'Extrême-Ouest)
→ Par ailleurs, l'œuvre n'a pas été conçue comme un opéra, mais comme une musique de scène pour la pièce d'Ivan Kotlyarevsky, qui raconte une histoire d'amour constant. Natalka attend son fiancé parti travailler à l'étranger plutôt que d'épouser le riche prétendant du coin – un peu l'histoire des enfants que les primatologues testent pour vérifier s'ils attendent de manger leur bonbon lorsqu'on leur en promet un second. La version de Lysenko (ébauchée en 1864 mais présentée en 1889 !) n'est qu'un habillage musical étendu des chansons folkloriques qui émaillaient déjà les représentations de la pièe : accompagnement orchestral, ajout de numéros musicaux.
→ Le langage musical de Mykola Lysenko est celui d'un compositeur centre-européen du temps, dans la veine de Gade, Smetana, Hamerik… Rien de spectaculairement inspiré néanmoins (je n'ai pas écouté Poltavka cela dit !), mais de la musique romantique bien faite.
→ Je ne sais pas si l'on joue toujours à Kiev la révision de 2007 qui avait ajoué des instruments folkloriques et n'avait pas suscité l'enthousiasme. À Lviv, en principe, c'est la version d'origine de Lysenko qu'on joue – et dans un coin tranquille de l'Ukraine.
(Je ne connais quasiment rien en ukrainien, mais les Polonais la décrivent en général comme une langue extrêmement proche, plus que du russe… Pourtant, la création, en 1889, eut lieu à Odessa, en langue russe.)

Opéra de Kazan.
(Je n'avais pas été très impressionné par leur orchestre… ni leurs décors carton-pâte.)
6. Opéras en tatar
Langue du groupe turc, peuple répandu sur toute la frontière Sud de la Russie, aux extrémités Est et Ouest du Kazakhstan, nombreux en Crimée et à l'Ouest de la Biélorussie…
Cihanov (russisé en Zhiganov), Cälil (ou Jalil) – à Kazan (en Russie, capitale de la République du Tatarstan – c'est-à-dire le long d'un coude de Volga)

Opéra de Tbilissi.
7. Opéras en géorgien
Même aire culturelle, mais le géorgien appartient à une branche isolée (langues kartvéliennes) qui n'est ni indo-européenne, ni même forcément reliée à la grande famille eurasiatique – jusque dans la théorie non validée des langues nostratiques, tous les linguistes n'incluent pas le géorgien dans ce groupe pourtant immense.
Paliaşvili (/ Paliashvili / ფალიაშვილი), Abesalom da Eteri (Tbilissi)

Opéra de Donetsk.
8. Remarques générales
Saint-Pétersbourg. Vous aurez remarqué la quantité de titres (fussent-ils à date unique) qui circulent au Mariinsky (un seul des opéras relevés est au Mikhaïlovski). La plupart des raretés mentionnées y sont, et le grand répertoire y est tout autant représenté !
Petit détail qui m'a frappé en parcourant toutes ces saisons. À Kiev (et Lviv, tout à l'Ouest, proche de la Pologne), on joue l'opéra de Lysenko en ukrainien, une composition de la fin du XIXe siècle sur une pièce locale du début du XIXe siècle, débordant de chansons empruntées au folklore. Dans le même temps, à Donietsk, on joue La Fiancée du Tsar, pilier du répertoire russe – certes, le Tsar y est méchant (on parle d'Ivan le Terrible enlevant ses femmes…), ce n'est pas Ivan Soussanine non plus… mais tout de même, un fleuron de la culture russe, et le Tsar.
Ce n'est évidemment pas anodin : même dans un lieu aussi peu déterminant sur les consciences politiques que l'opéra, la guerre s'insinue et dicte les commandes ou les envies artistiques. Frappant d'y être replongé au détour de cette promenade virtuelle festive.
À bientôt pour la solide centaine d'autres opéras rares au programme cette saison, quelque part sur Terre !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie _ - Saison 2017-2018 - 1 jour, 1 opéra a suscité :
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