Arts
Par DavidLeMarrec, vendredi 3 mai 2013 à :: Citations passantes :: #2245 :: rss
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Elles cessèrent enfin, comme on rallume les lumières.
Les arts rendent difficilement compte les uns des autres : il est rare qu'une peinture évoque puissamment des sons, qu'une musique puisse épouser les articulations profondes d'un discours, que les mots égalent la pulsation enivrante d'une danse.
Et pourtant. Certains non seulement y parviennent, mais les combinent.
Sagra était une merveille baroque, une collision improbable et inquiétante de la nature et de l'art. De très anciens canaux souterrains, par leurs pierres disjointes, avaient fini par faire sourdre, à travers les rues, les eaux sous pression d'une source jaillissante qu'ils captaient à plusieurs milles de là ; et lentement, avec les siècles, la ville morte était devenue une jungle pavée, un jardin suspendu de troncs sauvages, une gigantomachie déchaînée de l'arbre et de la pierre. Le goût d'Orsenna pour les matériaux massifs et nobles, pour les granits et les marbres, rendait compte du caractère singulier de violence prodigue, et même d'exhibitionnisme, que revêtait partout cette lutte - les mêmes effets de muscles avantage que dispense un lutteur forain se reflétaient à chaque instant dans la résistance ostentatoire, dans le porte-à-faux qui opposait, ici un balcon à l'enlacement d'une branche, là un mur à demi déchaussé, basculé sur le vide, à la poussée turgescente d’un tronc – jusqu’à dérouter la pesanteur, jusqu’à imposer l’obsession inquiétante d’un ralenti de déflagration, d’un instantané de tremblement de terre.
J’avançais saisi d’étonnement dans ce demi-jour vert où les branches immobiles laissaient couler une résille de soleil sur le pavé gras.
Fusion entre un style architectural et sa paraphrase par la nature.
Ce fut à cet instant que, dans la déflagration brutale d’une bourrasque, les trompettes sonnèrent. Un vieil hymne d’Orsenna, un air des temps héroïques ou passaient les brocarts roides, les tiares barbares, les traînes hiératiques sur les degrés de marbre, le cinglement d’ailes des flammes triomphales, les soirs rouges pleins de galères laissant flotter des voiles sur la mer. Un déchaînement splendide et noble, pareil au déploiement à longs plis, l’un après l’autre, d’une interminable et raide draperie de sacre, où jouaient les moires impalpables de l’Orient. Une douce foudre tombait en pluie d’argent sur le cimetière. Longues, brèves, longues, les notes se poursuivaient en appel surhumain, en coulée de joie chaude et rouge, étouffante comme un caillot de sang. Elles cessèrent enfin, comme on rallume les lumières.
Non seulement la remarquable évocation en mots des images que suscitent la musique, mais en plus ce spectaculaire parallèle avec la luminosité, qui me paraît d'une justesse parfaite - l'extinction d'une musique, c'est comme la réactivation du monde réel.
Toutes ces leçons d'écriture suggestive et de style sont dispensées dans les débuts du Rivage des Syrtes de Julien GRACQ.
Il serait bien téméraire de seulement songer à une musique là-dessus. Et pourtant, c'est un peu la raison qui a amené les lutins de céans à renouer avec la fréquentation de feu M. Poirier.
Sans doute d'autres effluves de cela dans les prochaines semaines.
Commentaires
1. Le dimanche 5 mai 2013 à , par Lavinie :: site
2. Le lundi 6 mai 2013 à , par David Le Marrec
3. Le lundi 6 mai 2013 à , par Palimpseste
4. Le mardi 7 mai 2013 à , par David Le Marrec
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