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Peut-on mettre en scène Peer Gynt ?


Le vrai Peer Gynt, et sans la musique de Grieg. Avec ou sans les comédiens-français.

Dans le salon d'honneur nouvellement restauré du Grand Palais, représentation scénique du Peer Gynt intégral par les comédiens-français (le 21 mai 2012). La scénographie d'Éric Ruf permet opportunément de rendre opérant cet espace bizarre : tout en longueur, les spectateurs sont placés de part et d'autre d'une longue piste, assez étroite, qui constitue la scène. Très pertinent pour rendre les pérégrinations de Peer, toujours en train de courir de part ou d'autre. La mort d'Åse en cavalcade (façon Lénore de Bürger) prend ainsi une tournure particulièrement réaliste.

Hervé Pierre incarne, avec sa voix rugueuse, un Gynt tout à fait antipathique et gouailleur, sans faiblir, avec une belle évolution dans la dernière partie où le chenapan se change en grincheux.
Le reste de la distribution est assez valeureux, avec en particulier le Fondeur de bouton flegmatique de Stéphane Varupenne - mais il faut dire que le rôle est le plus savoureux de la pièce.

En revanche, le lieu (avec le public qui se fait face, les hauts plafonds, le matériel de scène très visible) se prête mal à l'illusion théâtrale et l'acoustique, déjà très réverbérée, est extrêmement sonorisée. Contrairement aux salles habituelles des comédiens-français, où la sonorisation, sauf projet délibéré, est très finement adaptée à la posture physique des acteurs (le son diminuant du côté dont ils se détournent), ici la hauteur des plafonds et l'absence de mur de « renvoi » obligent à une forte amplification, et le placement du public ne permet pas d'ajuster correctement la direction du son, si bien que l'on entend le potentiomètre égaliser la voix lorsque les acteurs se tournent.
En fin de compte, un espace théâtral plus standard, où l'illusion théâtrale et le confort sonore auraient été supérieurs, aurait probablement fait gagner en intensité ce qui était perdu en originalité visuelle.

Cela augmente les difficultés à supporter l'oeuvre en scène : longueur extrême (près de cinq heures avec les entractes), construction largement linéaire et cursive, personnages peu épais - même Gynt est difficile à appréhender. Le principe de l'anti-épopée - avec l'absence de grands faits, son héros négatif et ses avanies banales ou extraordinaires - est séduisant, mais cela prend assez mal sur scène : ces saynètes prennent trop de temps à déclamer, pour une contenu qui reste limité.
A tout prendre, dans la même veine, Empereur et Galiléen, avec ses bigarrures, doit être plus distrayant sur scène (quoique encore plus long, je le crains).

C'est surtout le cinquième acte qui permet de retrouver l'esthétique de l'effeuillage propre à Ibsen (avec l'allégorie de l'oignon, très significative des enjeux habituels chez Ibsen) : le dévoilement n'est jamais volontaire, et la vérité produit le désastre sur celui qui la subit. Ce vertige-là, le dernier acte en rend très bien compte, comme une petite pièce très efficace, et autonome de tout le chapelet d'aventures disparates qui le précède.

Cette fin où avec le dévoilement échappent la puissance et la vie n'est pas sans évoquer, par ailleurs, les derniers affects du bijou de jeunesse des Prétendants à la Couronne, une des meilleures pièces d'Ibsen à mon sens. Mais précisément, la réussite des derniers moments des Prétendants réside dans la victoire du Bien, certes, mais contre le personnage principal (sorte de Macbeth norvégien), si bien que ce triomphe a des allures de fin du monde - aussi joyeuse que peut l'être une apocalypse...
Au contraire, Peer Gynt s'achève avec une rédemption par l'amour féminin bafoué très wagnérienne, mais de surcroît empreinte d'une religiosité naïve qui touche à la sulpicienne clôture du Faust de Barbier & Carré pour Gounod... Le texte d'Ibsen conserve une ambiguïté (le Fondeur doit-il être senti comme terrible, ou sera-t-il perpétuellement abusé par la malice de Gynt ?), mais la mise d'Éric Ruf représente clairement la mort de Peer Gynt, avec une forme malaise perceptible dans le traitement de l'apothéose finale - une fin conventionnelle avec Deus ex machina assez frustrante (d'autant plus qu'il n'y a pas de machines...).

Belle représentation d'un point de vue technique, mais l'oeuvre, même si elle a toujours été jouée, tient vraiment du lesedrama, infiniment plus que Brand par exemple (pourtant clairement conçu comme tel).

A la même période de mai se tenaient des extraits accompagnants la musique de scène intégrale de Grieg à la Salle Pleyel (Paavo Järvi, Orchestre de Paris, Arnaud Denis en récitant), et le résultat est dramatiquement plus probant, paradoxalement. Visible sur le site de partage vidéo de la Cité de la Musique. Pour un plaisir comparable (et même supérieur), on avait recommandé le disque de Guillaume Tourniaire il y a deux ans.

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On peut retrouver sur cette page l'ensemble des contributions consacrées à Henrik Ibsen sur Carnets sur sol.


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David Le Marrec

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