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Clara WIECK-SCHUMANN - Lorelei (Heine)

Rapide introduction à ce lied assez extraordinaire.

De multiples fois mis en musique, notamment par Gade, Proch, Raff, Fibich, Reutter et surtout Liszt (trois fois !), le poème a sa (grande) célébrité autonome. Ce qu'en fait Clara Wieck-Schumann est intéressant à plusieurs titres, aussi bien concernant l'instant choisi, un moment quasiment pictural, qu'au titre des procédés mis en oeuvre.

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Voir une traduction ici, manière de nous faire économiser un peu de temps.

Et le texte original :

Ich weiß nicht, was soll es bedeuten
Daß ich so traurig bin ;
Ein Märchen aus alten Zeiten
Das kommt mir nicht aus dem Sinn.

Die Luft ist kühl und es dunkelt,
Und ruhig fliesst der Rhein ;
Der Gipfel des Berges funkelt
Im Abendsonnenschein.

Die schönste Jungfrau sitzet
Dort oben wunderbar,
Ihr goldnes Geschmeide blitzet
Sie kämmt ihr goldenes Haar.

Sie kämmt es mit goldenem Kamme
Und singt ein Lied dabei ;
Das hat eine wundersame
Gewaltige Melodei.

Den Schiffer im kleinen Schiffe
Ergreift es mit wildem Weh,
Er schaut nicht die Felsenriffe,
Er schaut nur hinauf in die Höh.

Ich glaube, die Wellen verschlingen
Am Ende Schiffer und Kahn ;
Und das hat mit ihrem Singen
Die Lorelei getan.

--

La pièce de notre chère Clara se fonde sur trois procédés qui se succèdent ou s'entremêlent.

Tout d'abord, le plus évident, de très belles figures liquides, soignées harmoniquement - avec toujours ces trouvailles modulantes simples et très efficaces de Clara -, qui accompagnent logiquement une narration autour du fleuve.


Puis un martèlement persistant en rythme ternaire sur le ré 2 (à la basse), qui caractérise aussi bien, d'un point de vue figuratif, les soubresauts de la petite nef que, du côté des affects, le sentiment de danger et de perte inéluctable ressenti par le navigateur.


Enfin une petite figure simple, une mélodie balancée, très conjointe [1], énoncée au piano en tierces à chacune des deux mains (ce qui renforce le son et lui donne une certaine insistance un peu étrange, une forme d'ampleur, d'écho)
;
le chant reprend une fois ce motif, sur les deux vers qui l'explicitent : Ein Märchen aus alten Zeiten / Das kommt mir nicht aus dem Sinn ("Un conte de temps anciens / Que je ne puis m'ôter de l'esprit").

Le vers commente donc la musique, et non l'inverse, un tour de force ! On comprend alors la signification de cette petite mélodie aimable et inquiétante : elle obsède par son retour, et elle inquiète sur le drame qu'elle promet.
Il s'agit tout simplement du motif qui figure le chant aimable et meutrier de la Lorelei (ou bien la mélodie du conte qui le rapporte).
On notera d'ailleurs la mutation de la figure chantée, d'une évocation lointaine vers, lors du chant pour la seconde fois de ce motif, non plus l'évocation du conte, mais la sauvagerie latente de la sirène derrière son chant fascinant.


Lire la suite.

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En réalité, ces trois procédés se conjuguent pour offrir une lecture extrêmement différente de celle de Heine ou de celle de Liszt. Heine propose une réalité un peu mise à distance par l'évocation liminaire du conte et la petite explication finale en forme de moralité. Liszt propose une narration suivie, qui se termine de façon obsessionnelle, jusqu'à l'extinction, sur l'issue tragique : au départ le fleuve calme, à la fin le fleuve calme.

Il en va tout autrement chez Clara. Tel le peintre qui choisit un sujet, Clara choisit de se focaliser sur un instant précis : tout le poème est perçu à partir du moment où le navigateur s'aperçoit de ce qu'il est perdu.
Il n'est pas encore mort, mais il n'y a plus pour lui de possibilité de rebrousser chemin. Tout le déroulement du poème, du fait du traitement musical, est contenu dans l'expression conjointe de l'urgence et de l'inéluctable, qui sont en réalité caractéristiques de quelques vers seulement...

C'est par ce prisme très précis que la pièce trouve son unité et le poème son interprétation. D'où ce ton effréné vraiment propre à la mise en musique de Clara.


Revoici pour finir la pièce complète. Christina Högman, Roland Pöntinen (BIS). Un disque absolument majeur dont nous allons reparler.

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Par ailleurs, toujours cette superbe langue musicale, au mélodisme chopinien et à l'harmonie schumanienne. Un nouvel épisode arrive sur ce sujet.

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Notes

[1] « Mélodie très conjointe ». C'est-à-dire que les notes se suivent directement, et donc que c'est aisé à chanter, comme une chanson populaire.


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Commentaires

1. Le jeudi 8 mai 2008 à , par Papageno :: site

Plus qu'une rapide introduction, c'est une analyse complète que vous nous livrez (plus long, ça serait trop long). Merci pour cette découverte (en dehors du trio avec piano, je connais assez mal l'oeuvre de Clara Schumann qui n'est pourtant pas pléthorique).

2. Le jeudi 8 mai 2008 à , par DavidLeMarrec :: site

Bonsoir Patrick !

C'est-à-dire qu'on fait facilement plus long par ici. C'est notre petit bac à sable, alors on ne se force pas à faire court. Mais en l'occurrence, la pièce se prête bien à ce saucissonnage un peu rudimentaire.

Normalement, une plus rapide évocation de l'univers de Clara et des pistes discographiques devraient suivre, il y a quelques petites choses qui existent. Mais effectivement, ça reste essentiellement limité à du piano et des lieder, en dehors du trio et du concerto.

3. Le lundi 30 juillet 2018 à , par Felice Todde

C'est un très bon commentaire! Les rapides triolets repetues ne rappellent pas, quelque peu, "Erlkoenig" (à part la me^me tonalité, qui, de toute façon, peut etre transposéé selon le chanteur)?

4. Le mardi 31 juillet 2018 à , par DavidLeMarrec

Merci Felice !

Il y a en tout cas une palpitation commune, oui, quelque chose d'une sourde menace, sans doute la raison de l'utilisation du procédé dans les deux cas. Ici, davantage un tourbillon aquatique que des rafales de vent, mais on est dans cet esprit, assurément !

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