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Enregistrements, domaine public - II - Hector BERLIOZ, Les Nuits d'Eté - Eleanor Steber, Dmitri Mitropoulos (1953-4)

De pair avec une réflexion sur la tessiture conflictuelle des Nuits d'Eté.


Comme je rechigne à présenter des notes d'écoute trop brèves, trop subjectives, avec le risque de la superficialité, je préfère attendre de boucler les différents sujets sur les oeuvres qui sont en préparation. Des choses qu'on trouverait plus difficilement ailleurs.

Aussi, en attendant, je propose cet enregistrement remarquable. Eleanor Steber, dans un récital studio de 1953-1954, interprète parmi des airs baroques les six mélodies des Nuits d'Eté d'Hector Berlioz, composées en 1832 pour voix et piano, mais seulement connues dans leur orchestration de 1856. Berlioz n'étant devenu que tardivement pianiste, et sans jamais atteindre le niveau de la plupart des compositeurs en la matière, son écriture pour piano n'est pas très évidente, très cérébrale, pensée comme pour un orchestre. C'est pourquoi, sans doute, l'orchestration laisse absolument insensible l'origine pianistique de l'oeuvre.




Ce cycle sur des poèmes de Théophile Gautier, très souvent exécuté, peut-être l'oeuvre non dramatique de langue française la plus connue au monde, est la plupart du temps interprété par des voix de soprano large ou de mezzo lyrico-dramatique.
Pourtant, le texte met en scène plutôt un homme[1]. Et il est originellement écrit pour plusieurs types de voix, du moins en théorie.

  1. Villanelle (voix élevée)
  2. Le Spectre de la Rose (voix moyenne)
  3. Sur les lagunes (voix moyenne)
  4. Absence (voix élevée)
  5. Au cimetière (voix élevée)
  6. L'Ile inconnue (voix élevée)

C'est ce qui explique que certains chefs (Gardiner par exemple) aient confié les Nuits d'Eté à plusieurs voix, ce qui a toujours pour risque de briser de façon dommageable l'unité d'ensemble, assez réelle pour ce cycle-ci.

Dans les autres cas, certaines mélodies sont montées ou descendues pour homogénéiser la tessiture, assure-t-on.

En réalité, toutes ces mélodies sont chantables par une voix moyenne, comme à peu près l'ensemble du corpus mélodique de Berlioz. Jérôme Corréas l'avait prouvé, grâce à sa belle assurance dans le haut médium, dans un disque (essentiel) paru chez Alpha.

Pis, les tessitures proposées ne sont pas exactes, comme bien souvent dans ce genre de classification.

  1. Villanelle, "voix élevée" : ut2-ré3. Avec une tessiture tout à fait centrale, plutôt barytonnante (sol2-ré3), mais parfaitement accessible à une basse. Voix moyenne et grave.
  2. Le Spectre de la Rose, "voix moyenne". Réclame une grande souplesse pour assurer une tessiture assez tendue, avec une belle étende (la1-fa3), deux fa3 et un mi3, plusieurs ré#3 tenus, le tout sur des voyelles difficiles et toujours au milieu d'une phrase, avec une ornementation, une montée ou une descente progressives, qui rendent la gestion du souffle et le soutien difficiles. Néanmoins, il s'agit là d'une étendue standard et baryton, et avec un peu de travail sur l'emplacement des respirations et la sûreté du soutien, la chose reste tout à fait accessible, surtout les sollicitatiosn du bas-médium sont nombreuses. Voix moyenne, c'est exact, mais nettement plus haute que la Villanelle...
  3. Sur les lagunes, voix moyenne. Tessiture assez centrale, mais étendue très longue : du fab1 (optionnel, peut être remplacé par l'utb2) au solb3. Les fa3, sur la voyelle "a", en début de phrase, sont accessibles, surtout aux barytons, et ce sera essentiellement le sol bémol tenu qui interdira l'oeuvre aux basses. Tout à fait chantable, donc, mais moins facile dans l'aigu que la plupart des mélodies ici classées "voix élevée".
  4. Absence, voix élevée. Ut2, mib3. Le confort des barytons. La mélodie n'a rien d'élevé, vraiment ancrée dans le médium. Seule l'apostrophe qui scande le poème est un peu difficile à négocier, mais tout à fait possible, et en rien sopranisante.
  5. Au cimetière, voix élevée. Mélodie entièrement dévolue au médium, avec pour extrêmes ut2 et mib3. Rien d'élevé ici encore, et beaucoup moins en tout cas que le Spectre de la Rose ou Sur les lagunes.
  6. L'Ile inconnue, voix élevée. Si1,mi3. Malgré quelques rares passages où l'aigu doit être bien soutenu, et peut-être un rien difficile pour les basses, nous avons vraiment un spécimen de mélodie barytonnante, même un peu basse pour les mezzos.

Etrange trouble, en conséquence. Le texte se rapporte à des personnages masculins. Le cycle est prévu pour des voix différentes, dont la classification annoncée ne correspond pas aux besoins réels des mélodies. Et peut être chanté par une même voix centrale (baryton ou mezzo). Et pourtant, on le confie traditionnellement à des sopranes assez charnues ou à des mezzos dont l'extension dans l'aigu est significative.

Etonnante chose.
Sauf erreur, Jérôme Corréas a chanté ce cycle en concert vers 2002 - au moins Le Spectre de la Rose, mais je peine à croire qu'il ait pu être présenté isolément. A part, peut-être, en bis de son programme de mélodies berlioziennes.

Par conséquent, je vous propose ici ce qui est disponible, à savoir une très belle incarnation de soprane.




On est fasciné par la densité de la voix et de l'expression d'Eleanor Steber, malgré le flou vocal qui plane très souvent sur ces pages, y compris, légèrement, chez Crespin. Et sans parler de Minton, ou du récent récital Antonacci, vraiment inintelligibles.
La voix charnue et élancée de Steber séduit pleinement ici. Les aigus très légèrement blanchis rappellent plus que jamais Callas, dont elle avait hérité le rôle-titre de Vanessa[2]. Cependant, pas de surtimbrages dans le grave, pas de boursouflures ou d'affectation dans l'expression[3] ; et surtout, un port d'une grande majesté : la spécificité de Steber qui, plus encore que la plénitude de son timbre et l'homogénéité de ses registres, fait tout son prix.

Le Columbia Symphony Orchestra, dirigé par Dmitri Mitropoulos, convainc peut-être moins, dans un certain flou, mais participe de l'incertitude qui habite ces pages.




Il m'a fallu des recherches un peu difficiles pour établir la présence de l'enregistrement dans le domaine public.
Il faut en effet que le compositeur soit mort dans les soixante-dix ans, plus quinze années de guerre (sans compter les trente ans de prolongation si mort pour la France). Donc les enregistrements de Krauss et Reiner pour Richard Strauss ne sont pas dans le domaine public. Pelléas non plus, puisque Maeterlinck est mort bien après Debussy (et dans ce cas, les descendants des auteurs perçoivent tous encore).
Et que l'enregistrement date de plus de cinquante ans (domaine public au premier janvier). Mais la date, pour faciliter les choses, est celle de la communication au public... Qui bien entendu n'est inscrite nulle part. Certaines références indiquaient 1976, d'autres 1953, ce qui change tout. De surcroît, un récital sur le vif inédit de 1953 avait été réédité 2006 (domaine public, puisque les cinquante ans sont passés avant la révélation au public, on ne peut pas rechercher les descendants cinq siècles après)... ou 1996 (auquel cas, les droits courent cinquante ans après la première communication au public).
La solution a été trouvée en consultant les plus sérieux connaisseurs, qui proposent 1954 (probablement la date de parution du récital enregistré en 1953, peut-être à cheval sur les deux années). Il est inimaginable de toute façon qu'un studio d'Eleanor Steber réalisé dans les années 50 ait dormi dans les tiroirs !
Aussi, après toutes ces informations contradictoires, j'ai pu en déduire qu'il m'était permis de vous le communiquer sans enfreindre la loi.




C'est là une bonne démonstration, s'il le fallait, de l'abus de ce système. Les descendants de Ravel (arrière-petits-neveux !) passent leur temps à chercher à obtenir des prolongations en ajoutant à l'échelle européenne les années de guerre (qu'ils souhaitent surajouter à celles déjà comptabilisées en France !), c'est-à-dire qu'ils profitent du travail de quelqu'un qu'ils n'ont jamais connu, que l'éditeur unique (Durand, pour ne pas le nommer) vend à des tarifs prohibitifs (40€ le cycle de trois mélodies de 7 minutes, soit plusieurs euros la page), en entravant la pratique amateur.
Que le compositeur, sa veuve soient protégés, c'est tout à fait légitime, mais une durée de droits jusqu'à la mort, avec un minimum de trente ans après la création de l'oeuvre (en cas de mort prématurée) serait amplement suffisant, ces lointains déscendants n'ont rien mérité et sont considérablement gênants pour la pratique musicale.

De surcroît, le système de droits est si complexe (cinquante ans à soixante-dix ans après la création, ce serait autrement plus simple, il suffirait de vérifier dans un ouvrage approprié) qu'il fait courir le risque à toute personne de bonne foi de se tromper et de se mettre hors-la-loi, avec le corollaire évident (et que personne ne cherche à corriger, soit dit sans paranoïa) qu'on intimide ceux qui voudraient diffuser ce catalogue qui appartient pourtant de plein droit à la communauté.




Voici donc, au prix d'héroïques investigations et de risques insensés, l'enregistrement en question, bel et bien dans le domaine public.




Pour se reporter à la partition, on peut recommander la publication groupée des mélodies dans leur version avec piano. Soit les 33 publiées par Richault en 1863, chez les bouquinistes, sans doute difficilement disponibles. Soit les 24 de l'édition de 1901, trois ans après que Costallat eut racheté le fonds Richault : Charles Malherbe en a exclu neuf qui comprenaient plusieurs voix, comprenaient un choeur... [Un disque choral intéressant chez Harmonia Mundi - Musique d'abord est disponible à tout petit prix, et peut avantageusement compléter le récital Corréas. Il ne restera presque plus que les Nuits d'Eté et les grands hymnes à se procurer.] C'est cette version qui est reprise par l'édition Jobert de 1998, toujours disponible, assez généreuse, très beau papier ocre, pages épaisses qui s'ouvrent aisément. Un peu chère en prix public (entre 30 et 40€), mais véritablement engageante chez les les revendeurs d'occasion.
En gardant à l'esprit que cette édition propose les hauteurs originales, rarement celles rencontrées au disque.

Pour la petite histoire, Clytus Gottwald a transposé Sur les lagunes pour choeur a capella (quatre parties par pupitre). Il existe aussi des Nuits d'Eté de Louis Andriessen, pour piano à quatre mains (1957).

Notes

[1] Notamment : Ma belle amie est morte - Reviens, reviens ! Ma bien aimée ! - la fin, ambiguë de ce point de vue, du Spectre de la Rose, etc.

[2] On pense que Callas aurait trouvé que le rôle de mezzo, Erika, vampirisait trop le rôle-titre. Et de fait, si c'est bien structurellement Vanessa qui mène le jeu dans toute le drame de Barber-Menotti-Blixen, Erika en est véritablement le personnage central.

[3] On imagine assez mal le tempérament emphatique de Callas dans le domaine de la mélodie.


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Commentaires

1. Le samedi 3 février 2007 à , par fitze

Absolument magnifique !
Merci pour cet enregistrement !
commantaire constructif, n'est-ce pas?

2. Le lundi 5 février 2007 à , par kfigaro

Ce cycle fait partie des rares oeuvres de Berlioz que je connaisse en dehors de l'incontournable "Fantastique", personnellement j'apprécie beaucoup son élégance souvent délicieusement modale. Merci beaucoup David pour ton lien, je vais télécharger ça ce midi...

3. Le mardi 6 février 2007 à , par DavidLeMarrec

commantaire constructif, n'est-ce pas?

Peu importe, ça fait toujours plaisir.


@Christian : Tu me diras.

4. Le jeudi 8 février 2007 à , par kfigaro

patience ! ;) avec moi faut pas être pressé (malheureusement.. :()

5. Le jeudi 8 février 2007 à , par DavidLeMarrec

Nous avons tout notre temps, on n'est pas des geeks quand même !

6. Le vendredi 9 février 2007 à , par kfigaro

Je viens d'écouter ce petit cycle dans la version que tu proposes, incapable de faire une comparaison faute de versions entendues (je m'excuse) mais j'apprécie surtout "Sur les lagunes" et son inquiétant mystère, cela dit je ne suis pas insensible non plus au lyrisme raffiné de "Au cimetière" ou du "Spectre de la rose".

Très belle oeuvre de Berlioz en tout cas... Je sais que la version Boulez a été très décriée, j'imagine que tu connais aussi, qu'en penses tu ?

7. Le vendredi 9 février 2007 à , par DavidLeMarrec

Je viens d'écouter ce petit cycle dans la version que tu proposes, incapable de faire une comparaison faute de versions entendues (je m'excuse)

Bah, une bonne suffit ! Et n'était la diction un peu floue, celle-ci est parfaite.


mais j'apprécie surtout "Sur les lagunes" et son inquiétant mystère,

Tiens, toi aussi ! C'est le plus envoûtant à mon goût aussi.


Très belle oeuvre de Berlioz en tout cas... Je sais que la version Boulez a été très décriée, j'imagine que tu connais aussi, qu'en penses tu ?

Je ne crois pas avoir entendu ses Nuits d'Eté, qu'il avait confié à trois chanteurs : Melanie Diener, Kenneth Tarver, Denis Sedov (rapport à ces tessitures que j'évoquais dans ma présentation).

En revanche, son dernier disque (Fantastique/Tristia) m'avait laissé assez dubitatif : pourquoi diriger cela ? Tout est en place, mais côté esprit, c'est un peu mince à mon sens. Berlioz demande à être aidé, ça ne fonctionne pas aussi bien que du Stravinsky si on fait seulement de la mise en place intelligente. Il faut du rubato, du lyrisme, de la surprise, de l'ivresse même (l'argument de la Fantastique s'y prête plus que bien !). Là, je n'avais guère était convaincu. Pas indigne du tout, mais j'avais trouvé ça fade.
Face à la discographie de Boulez (dont j'apprécie beaucoup la plupart des interprétations) et à celle de la Fantastique (où il y a beaucoup d'excellentes lectures), l'intérêt de ce disque ne m'est pas apparu lumineux.

8. Le lundi 12 février 2007 à , par kfigaro

OK merci, j'éviterais sa "Fantastique" alors... ;)

9. Le lundi 12 février 2007 à , par DavidLeMarrec

Eviter est peut-être un peu fort. Disons que ce n'est pas la peine de la rechercher. :-)

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