Johannes-Passion par Riccardo Chailly à Leipzig
Par DavidLeMarrec, lundi 10 avril 2006 à :: Disques et représentations :: #184 :: rss
Compte-rendu généreusement fourni par Sylvie Eusèbe.
Leipzig (Allemagne), Gewandhaus, jeudi 6 avril 2006, 20h.
Jean Sébastien Bach, la Passion selon Saint Jean BWV 245, première exécution en 1724.
Riccardo Chailly : direction ; Orchestre du Gewandhaus de Leipzig ; Chœur de Chambre du Gewandhaus.
Simone Kermes : soprano ; Nathalie Stutzmann : alto ; Werner Güra : ténor (l’Evangeliste) ; Kenneth Tarver : ténor (arias) ; Konrad Jarnot : basse (Jésus) ; Mathias Hausmann : basse (arias).
L’actuelle salle de concert du Gewandhaus de Leipzig est inaugurée en 1981, alors que Kurt Masur en est le Kapellmeister. Il reste à la direction de l’orchestre du Gewandhaus pendant 26 ans, et Herbert Blomstedt lui succède en 1998. Depuis 2005, le chef italien Riccardo Chailly est nommé à la tête de cet orchestre prestigieux.
L’architecture du bâtiment est particulièrement sévère, les lignes sont dures et les matériaux froids : c’est une belle boîte, largement vitrée sur le devant mais assez hermétique pour le reste.
La grande place sur laquelle s’ouvre le Gewandhaus est traitée encore plus sèchement, elle est presque totalement minérale. Seule une fontaine baroque aux sculptures de bronze entourant un obélisque met un peu d’animation mais semble tombée là par hasard.
Faisant face à la célèbre salle de concert, le Théâtre de l’Opéra est un bâtiment « néoclassique strict » datant de 1960 ; son architecture est totalement glaciale, et les matériaux choisis renforcent cette impression : belle pierre gris clair et huisseries, colonnes et rares décorations en métal de couleur or mat.
20 ans séparent ces deux temples à la musique, mais la conception qui a présidé à leur construction est la même : l’art est quelque chose de sérieux, et on ne doit surtout pas montrer qu’il puisse faire plaisir.
L’intérieur du Gewandhaus atténue l’effet de froideur de son extérieur.
Après avoir poussé de lourdes portes vitrées bardées d’énormes poignées en bronze, le hall, assez bas de plafond, s’étire très profondément sous la salle. Ses lignes sont pures sans être dépouillées, ses volumes s’emboîtent simplement mais harmonieusement, on circule aisément d’un espace à l’autre. Les matériaux et les finitions sont de bonnes qualités, les couleurs restent discrètes : granits gris des marches et noir autour des vestiaires et des bars, moquette beige, plafond blanc, mais aussi murs bleu foncé des étages.
Deux larges escaliers montent de part et d’autre du hall et se divisent dans l’air pour distribuer les différents accès à la salle. La grande fresque peinte que l’on voit de la place à travers la « façade-vitrine » se trouve sous la coque de la salle de concert proprement dite. Elle présente à mon avis des couleurs et un graphisme agressifs qui jurent cruellement avec le lieu dans lequel elle se trouve, elle est pour moi tellement peu attractive que je suis incapable de dire ce qu’elle représente ! Laissant derrière soi cette peinture sans objet et sans âme, à l’abri de la grande façade en verre, on surplombe l’Augustus-Platz et vu d’ici la rigueur de l’Opéra parait moins écrasante.
Les accès à la salle sont clairs et bien signalés, je me dirige sans difficulté vers la porte A et arrive au niveau du parterre droit, à quelques mètres de ma place située au 3ème rang sur le côté. Le volume de la salle est certes impressionnant, mais curieusement je m’imaginais que c’était encore plus grand ! Ce qui surprend le plus est cette habitude, comme au Concertgebouw d’Amsterdam dans un tout autre genre, de mettre des spectateurs sur les côtés de la scène et surtout derrière elle, de part et d’autre d’un orgue vraiment gigantesque. En dehors de l’aspect purement économique, cela traduit-il ici le prestige du chef d’orchestre et le désir de le voir diriger ? La scène se trouve donc entourée, comme l’arène antique, de trois balcons pentus et d’un parterre très incliné au-dessus duquel grimpent encore deux niveaux de balcons.
Si le matériau dominant est le bois, son aspect est peut-être un peu trop varié : parquet beige pour les sols du parterre et de la scène, panneaux verticaux de bois teint en vert foncé, sièges en bois marron et velours rouge. Les rebords blancs des balcons sont bien marqués et très épais, la salle est fermée par un haut plafond beige animé par les inclinaisons des abat-sons.
Les lignes de l’ensemble sont bien dessinées et très géométriques ; on a vraiment l’impression d’être à l’intérieur d’une boîte dans laquelle de nombreux tiroirs jouent de biais et sans heurt.
Dès l’entrée dans le Gewandhaus, le public surprend par son homogénéité. La moyenne d’âge tourne autour de 65-70 ans, les hommes portent un costume noir, et les femmes, en jupe ou en pantalons, sont également vêtues de noir relevé d’un foulard ou d’un gilet de couleur. L’ambiance générale est agréable, simple et légèrement détendue. Je ne croise pas vraiment de « jeunes » (moins de 25 ans), et pas d’« étrangers » (visibles) non plus…
Les premiers, les choristes prennent places sur deux rangs : les femmes entrent par la droite et les hommes par la gauche, en deux longues files qui serpentent et se croisent au centre de la scène. Les instrumentistes s’installent et le premier violon donne rapidement le la. Les musiciens sont assez jeunes, la majorité d’entre eux a autour de 40 ans.
Puis les solistes entrent à leur tour, suivis du chef. Rapides saluts et applaudissements brefs, les chanteurs s’essayent sur le devant de la scène de part et d’autre du chef, de gauche à droite : Jésus, la soprano, l’alto, le chef sur son podium, le ténor, la basse, l’Evangéliste.
Tout le monde, musiciens et spectateurs, est en place, il est 20h05 et la Passion selon Saint Jean débute.
Cette œuvre a été créée en l’église Saint-Nicolas de Leipzig, c'est-à-dire à quelques pas d’ici. C’était pour les Vêpres du vendredi saint, un certain 7 avril 1724, soit à un jour près, il y a 282 ans (comme cette œuvre est rejouée ici demain, le compte sera encore plus juste).
Cette Passion selon Saint Jean semble moins célébrée que la Passion selon Saint Matthieu composée cinq ans après et dans l’ombre de laquelle elle reste un peu. Bien que plus courte, elle est d’un abord plus difficile, elle comporte moins d’arias, les thèmes musicaux sont moins aisés à retenir et les récitatifs plus « austères ».
Si cette Passion est moins « évidente » que sa cadette, pourtant dès le chœur d’entrée, le « Herr » répété par les sopranos sort magnifiquement de la masse sonore et prouve, s’il en était besoin, qu’elle « mérite » de notre part cet effort supplémentaire.
Passé le premier choc, ce qui frappe maintenant c’est l’acoustique. Les sons se dispersent rapidement, ils sont mats, mais surtout trop mélangés pour que je distingue bien les différents instruments. Je suppose que cela est dû à la place que j’occupe, très proche de la scène, à son niveau et sur le côté. On entend trop les bois, en particulier les hautbois, ils masquent la netteté des cordes qui arrivent complètement brouillées (violons et altos indissociables), même si c’est un peu mieux pour les violoncelles. D’autre part, cette curieuse acoustique produit parfois sur les chœurs un effet de décalage dans l’arrivée des sons, notamment pour les graves qui arrivent en avance (mais pourtant ce n’est pas à cause des choristes !).
Mais voici le premier récitatif : l’Evangéliste du ténor Werner Güra est superbe. Sa voix claire et légère est magnifiquement nuancée tout en restant d’une grande sobriété. L’écouter dans les récitatifs même les plus longs est un réel plaisir, il trouve de beaux accents, et ne manque pas d’évoquer une profonde tristesse avec le « ei » bien étiré de « weinete bitterlich » (« il pleura amèrement »).
Le Jésus de la basse Konrad Jarnot est très digne, sa voix est ample et posée, et bien qu’il remplace au pied levé le chanteur initialement prévu sa prestation est parfaite.
Arrive le premier aria de la Passion, celui de l’alto. Nathalie Stutzmann apparaît très contractée. Dans ce premier air, elle manque cruellement de puissance, et les rimes en « -en » se perdent dans un orchestre qui malgré le « chut » du chef couvre trop sa voix, en particulier le basson et le contrebasson. Quelques belles intonations cependant, sur le « von » du début de l’air, un « a » bien ouvert dans « Lasterbeulen » et sur le « Lässt », et pour finir l’aria, le « -en » du « gebunden » final plus profond et mieux en gorge que les autres.
La contralto doit attendre son aria de la seconde partie de l’œuvre pour se libérer et retrouver ses couleurs habituelles.
Cet aria tient un rôle particulier puisqu’il reprend la dernière parole de Jésus expirant sur la croix : « Es ist vollbracht ! » (« Tout est accompli ! »). Il est amené très dramatiquement par Riccardo Chailly qui ménage un profond silence entre la parole de Jésus et les premières mesures du violoncelle qui accompagne le début de l’aria de l’alto. Ce court instant est rendu encore plus impressionnant par la qualité du silence, réellement religieux, qui émane du public.
Et dans ce moment si particulier, le violoncelle prépare l’écrin sonore qui convient le mieux à Nathalie Stutzmann. Elle débute l’aria par un « Es » à l’intonation exceptionnelle et si douce, poursuit avec
un beau « -en » sur « Seelen », fait un trille raffiné sur le « u/ou » de « Stunde » et rend magnifiquement le « a » de « Trauernacht » : il est étiré le plus possible, le plus neutre possible, sans vibrato mais avec un très léger crescendo pour exprimer la longueur de l’agonie de cette « nuit de deuil ».
Contrastant avec ces paroles de douleur, l’aria est animé en son centre par deux vers chantés rapidement, glorifiant le « héros du royaume de Judée », la contralto y vocalise avec aisance, puis avec une très émouvante reprise du « Es ist vollbracht », elle conclue l’aria par un « t » final se détachant délicatement sur la résonnance de la dernière note de l’orchestre.
La soprano Simone Kermes contraste avec les autres solistes par une attitude beaucoup plus démonstrative lorsqu’elle chante. Elle tient sa partition très haut et en avant, tantôt vers le public, tantôt vers le chef. Elle joue particulièrement son premier aria « Je te suivrai également d’un pas joyeux ». Accompagné de flûtes traversières en ébène qui donnent une impression de légèreté, il se prête beaucoup plus facilement à l’extériorisation que ceux des autres solistes. La voix de la soprano est fraîche et agréable dans les aigus, même si je trouve que son articulation n’est pas toujours très précise.
Dans son deuxième aria, elle tient très élégamment la note sur les voyelles de « ZErfliesse, meine HErze, in FlUten der ZÄhren » (« DEborde, mon Âme, dans le flOt des lArmes ») et réalise de concert avec le hautbois un effet que je n’avais jamais entendu auparavant. Sur le « o » de « tot » (« Dein Jesus ist tot ! / Jésus est mort ! »), elle fait plusieurs fois de suite un rapide crescendo-decrescendo : « toOoOoOot », ce qui évoque un écho vraiment saisissant.
Le ténor Kenneth Tarver possède une voix au timbre pur et léger, mais un peu fausse dans les aigus. Malgré cela, il est très émouvant dans son deuxième aria, la montée sur les « Erwäge » et les « Daran », même si elles ne sont pas toujours très fermes, présentent de beaux sons bien tenus et peu vibrés. Il faut dire qu’il n’est pas vraiment aidé par les deux violes d’amour qui au lieu de soutenir ses aigus doivent plutôt les déstabiliser puisqu’elles jouent un peu faux !
La voix de basse de Mathias Hausmann est agréable et puissante, notamment dans les récitatifs, mais devient souvent fausse dans les aigus : le « Eilt » de son premier aria avec Chœur, pourtant souligné magnifiquement par les précis « Wohin, wohin » du chœur, très pianissimo et très haut.
Riccardo Chailly m’a fait une curieuse impression.
On ressent fortement l’attention qu’il porte aux voix, aux choristes qu’il a profondément remerciés à la fin de l’œuvre par un geste proche de la prière, comme aux solistes qu’il « accompagne » en prononçant en même temps qu’eux leurs paroles. Qu’il dirige tantôt avec une baguette, tantôt sans, il « surveille » ses musiciens avec bienveillance, sans marque d’autorité, ni froncement de sourcil désapprobateur. Malgré (ou à cause de ?) cette attitude plutôt sympathique, il ne dégage pas vraiment de charisme et on ne sent pas souvent la force de ses intentions.
Je trouve que son interprétation de cette Passion selon Saint Jean est un peu trop conventionnelle comme si le mouvement baroque n’existait pas et n’avait rien apporté. Malgré les instruments baroques employés, les sonorités obtenues restent classiques, un peu comme j’imagine qu’on jouait cette musique il y a 20 ou 30 ans… Je ne m’attendais certes pas à entendre quelque chose d’« original » ou de « décapant » (!), mais j’aurais souhaité être un peu plus surprise par un trait mis en lumière par le chef ou par une phrase instrumentale encore jamais entendue.
Je reconnais cependant deux « effets » qui vont dans le sens de ce que « j’attends ». Ils concernent les chœurs, et l’articulation musicale qui est donnée à la fin d’un mot pour le couper brusquement. Dans les chorals n°28, le « O Mensch » coupé court, et du même ordre bien que le sens ici ne semble pas le justifier autant, dans le n°37, à la fin du « Dafür ». J’apprécie également, comme pour la voix seule, que le jeu avec les sonorités du texte soit mis en avant par l’interprétation, comme l’allitération sur le « k » bien soulignée par les choristes dans la phrase : « Wir haben keiner König denn den Kaiser » (« Nous n’avons de roi que César »).
Dans le même ordre d’idée, je souhaite signaler la phrase du Chœur n°27b : « Lasset uns den nicht zerteilen, sondern darum losen, wes er sein soll » (« Ne la déchirons pas la tunique de Jésus, mais tirons au sort à qui elle sera »). Le chœur l’a chantée très piquée, très « rebondissante », dans une superbe et précise polyphonie.
Et enfin, les deux derniers « morceaux », les n°39 et 40, voient les chœurs s’étirer dans une grande douceur pleine de nuances, puis quitter peu à peu le profond recueillement pour s’épanouir dans un subtile crescendo final.
Pendant toute l’œuvre, le public est resté très silencieux et très attentif au texte (quelle chance de le comprendre sans traduction !). Il n’est pas concevable ici de tousser ou même de s’agiter un peu entre les morceaux.
Aussi, le silence fait à la fin de la première partie, avant l’entracte, est extrêmement impressionnant ; le public met quelques interminables secondes avant de se manifester, c’en est presque gênant pour les musiciens : les solistes sortent déjà de scène quand le public commence à applaudir. Est-ce parce qu’il s’agit d’une œuvre religieuse, et que malgré son exécution profane, elle garde un statut particulier, ou bien est-ce parce que les auditeurs sont vraiment très « dans la musique », ou plus simplement parce qu’ils ne savent pas quoi faire, faut-il applaudir ou non ?
A la fin de la Passion, le problème ne se pause pas, le public applaudit rapidement. Le chef fait saluer les chœurs très fêtés, puis les instrumentistes solistes et les groupes d’instruments. Salut général pour les six solistes, qui après être restés si concentrés à la vue de tous, se détendent visiblement et discutent entre eux en souriant. 4 ou 5 rappels sans « bravos » ramènent le chef et ses chanteurs sur scène, sous des applaudissements importants qui s’adressent à l’ensemble des musiciens.
C’est une joie vraiment particulière d’écouter Bach ici, au Gewandhaus de Leipzig, et malgré cette vision très classique, je sais que je n’oublierai pas cette très grande expérience !
S. Eusèbe, 8-10 avril 2006.
Commentaires
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