Reconstituer les œuvres perdues : une lutte à mort entre le patrimoine et l'IA
Par DavidLeMarrec, samedi 18 novembre 2023 à :: 1 jour, 1 opéra - Discourir - Vaste monde et gentils :: #3341 :: rss
feat. Schubert 8 & Beethoven 10…
(Non, pas du tout à mort comme vous verrez, mais si j'avais mis comme titre « Andromeda de Marco Scacchi, un opéra lituanien du XVIIe siècle qui était perdu », auriez-vous ouvert ma notule ?)
C'était pourtant bel et bien mon projet à l'origine, une rapide étape de la série « 1 jour, 1 opéra » qui vous emmène à travers le monde et le répertoire pour découvrir des œuvres étonnantes sur des sujets inédits dans des lieux insoupçonnés. Et puis tout est parti hors de contrôle. Je me suis plongé dans l'histoire de la Lituanie pour retracer la généalogie complexe des lieux utilisés par l'Opéra National, et, voulant simplement rappeler quelques jalons dans la relation IA / composition, je me suis laissé emporter.
Bien que l'objet de départ ait profondément été remanié, il reste des bizarreries dans la structure, qui débouche non sur un magnifique acmé argumentatif ou réflexif, mais sur la petite histoire de cette recréation lituanienne. Navré pour ça.
Cette playlist contient, au delà de l'album Beethoven X, les musiques évoquées dans cette notule, dans leur ordre de citation. (Et j'ai plutôt choisi de très belles versions !)
Le Schubert de Lucas Cantor pour Huawei n'a pas été enregistré en disque, j'ai donc seulement proposé la tentative de Mario Venzago de compléter l'Inachevée avec des arguments un peu fantasques (mais son interprétation emporte tout !).
Quant à Andromeda imitant Scacchi, il est trop tôt pour un disque évidemment – la création a eu lieu il y a un mois et demi ! Je l'ai remplacé par une autre lecture du même XVIIe siècle (un peu plus tard) du mythe d'Andromède par LULLY (en flux, on ne trouve que le remaniement de 1770 par la génération Dauvergne !), et y ai adjoint quelques œuvres de Scacchi qu'on trouve au disque, pour se faire une idée du style à imiter. Pour couronner le tout, un disque de l'étonnant Imants Kalniņš (compositeur culte en Lettonie, notamment connu pour ses chansons folk !), dirigé par Māris Kupčs, le musicologue du projet Andromeda.
1. La fièvre de la reconstitution
Les œuvres perdues nous font rêver. En bonne logique, les musiciens ne sont pas en reste et ne se sont pas privé de reconstituer ou réinventer certaines partitions perdues
On peut penser aux restitutions musicologiques.
¶ Ou la Dixième Symphonie de Mahler : Křenek & Jokl, Willem Mengelberg & Cornelis Dopper, Derick Cooke I, Derick Cooke II, Derick Cooke III, Remo Mazzeti, Clinton Carpenter, Joseph Wheeler, Rudolf Barshai, Nicolas Samale & Giuseppe Mazzuca, Yoel Gamzou, Castelletti – je ne peux m'empêcher de m'interroger sur tout le répertoire qu'on aurait pu restituer avec la même énergie que pour cette seule symphonie…
D'autres, plutôt compositeurs que musicologues, sont allés du côté de la rêverie, comme Berio avec Rendering, libre invention à partir du matériau laissé en esquisse par Schubert pour une Dixième Symphonie.
Certains assument tellement leur fascination pour l'original mais aussi leur incapacité à le recréer qu'ils s'emparent du livret d'une œuvre disparue pour la réinventer en un hommage à leur manière, qui n'a plus de lien au style d'origine que par allusions – témoin la Dafne de Wolfgang Mitterer, qui réutilisait le livret d'un opéra perdu de Schütz (réputé le premier opéra de langue allemande, 1627) pour écrire sa propre œuvre (exemple de recension dans la presse).
Certaines réinventions peuvent être réellement abouties – j'avais dit toute mon admiration pour la démarche et le résultat de Roland Wilson, imaginant cette œuvre détruite à partir d'extraits de musique qui nous sont parvenus – et ressemblent à ce qui aurait pu être écrit à l'occasion.
Voici ce que j'en disais à la sortie du disque, l'an passé.
Dafne Compositeurs : Schütz, Gagliano, Marini, Grandi & Roland Wilson Chanteurs : Werneburg, Hunger, Poplutz… Ensembles : La Capella Ducale, Musica Fiata Direction : Roland Wilson CPO 2022 (nouveauté) (coup de cœur) |
Si la reconstruction d’un opéra perdu peut paraître une pure opération de communication – la preuve, je me suis jeté sur ce disque alors même que je savais qu’il ne contenait pas une mesure de Dafne ! –, le projet de Roland Wilson est en réalité particulièrement stimulant. En effet, partant de l’hypothèse (débattue) qu’il s’agissait bel et bien d’un opéra et pas d’une pièce de théâtre mêlée de numéros musicaux, il récupère les récitatifs de la Dafne de Gagliano (qui a pu servir de modèle), inclut des ritournelles de Biagio Marini, un lamento d’Alessandro Grandi (ami de Schütz), et surtout adapte des cantates sacrées de Schütz sur le livret allemand qui, lui, nous est parvenu. (Wolfgang Mitterer a même fait un opéra tout récent dessus…) Le résultat est enthousiasmant, sans doute beaucoup plus, pensé-je, que l’original : énormément de danses très entraînantes, orchestrées avec générosité, un rapport durée / saillances infiniment plus favorable que d’ordinaire dans ce répertoire (même dans les grands Monteverdi…). Ce n’est donc probablement pas tout à fait cohérent avec le contenu de l’original, mais je suis sensible à l’argument de Wilson : c’est l’occasion d’entendre de la grande musique du temps que, sans cela, nous n’aurions probablement jamais entendue ! (Et dans un cadre dramatique cohérent, ajouté-je, ce qui ne gâche rien.) Les deux ténors sont remarquables, l’accompagnement très vivant, et surtout le choix des pièces enthousiasmant ! → Bissé. |
2. Pourquoi ce besoin ?
J'imagine que cette tentation de la reconstitution a pu se répandre sous les effets combinés de deux causes.
D'abord l'opéra se trouve progressivement remplacé au XXe siècle par d'autres genres plus grand public – l'opéra était le principal grand divertissement musical scénique ambitieux au XIXe siècle, mais il est radicalement concurrencé par le cinéma assez tôt dans le XXe siècle ; de même pour la musique pure, concurrencée par les nouvelles possibilités de la musique amplifiée, davantage propre à servir à la danse, aux fêtes de plein air… La « musique classique » devient donc exclusivement une musique d'élite, ce qu'elle était déjà, mais perd sa composante qui était davantage tournée vers le grand public. De ce fait, il n'y a plus la même incitation à produire de la musique neuve et accessible ; faute de public suffisant pour financer la création, on se tourne vers le patrimoine, qui devient une marque de culture pour l'honnête homme.
Simultanément, et sans doute non sans lien causal (dans les deux sens), la complexité accrue du langage, chez les compositeurs les plus largement diffusés – et pas seulement l'atonalité de la Seconde École de Vienne, tous ceux qui suivent les traces de Wagner et Debussy produisent des langages de plus en plus touffus – rend vraiment difficile au dilettante ou à l'auditeur occasionnel de comprendre ce qui est en jeu.
Je suppose que tout cela, devant une création musicale en crise – ou du moins restreinte à un public de niche –, donne envie de trouver des œuvres plus accessibles parmi les chefs-d'œuvre du passé. Là-dessus se greffe la démarche musicologique (qui était portée plutôt par des anarco-communistes que par des conservateurs, à son origine) des mouvements « baroqueux », et le désir de restituer un passé perdu s'explique peut-être mieux.
Ce ne sont que des hypothèses extrapolées à partir de ce qu'on peut observer dans la musique diffusée, je ne garantis en rien l'exactitude de ma proposition – je fais un peu du Venzago (ou de l'argumentation d'enfant de dix ans), « imagine un peu, si ça se trouve ça s'est passé comme ça ».
Ce que je cherche à dire par là que cette obsession de la partition inédite, du chef-d'œuvre oublié est devenue bien plus intense que l'intérêt pour la dernière création à la mode – cela existe, mais pas du tout au même degré d'engouement. Le dernier opéra de Saariaho, Heggie ou Escaich est attendu avec intérêt, mais ne suscitera pas du tout le même degré d'hystérie que si l'on retrouvait un Monteverdi, un Mozart ou un Wagner qu'on croyait perdus !
Cette passion prioritaire pour le passé est un phénomène récent (qui s'installe au fil du XXe siècle et cristallise après la seconde guerre mondiale), et il faut sans doute le relier à des phénomènes de fond que j'ai tenté d'approcher superficiellement. L'absence de musique accessible du présent, et l'absence d'enjeu à en produire au sein d'un marché de niche, font que les mélomanes se sont sans doute davantage tournés vers les périodes précédentes. Mais ce n'est assurément pas le seul moteur de cet engouement-là.
L'idée était surtout de brosser un tableau qui nous permette de mieux appréhender pourquoi nous sommes prêts pour le dernier type de reconstitution.
3. La valse des IA – La Dixième Symphonie de Beethoven
Je laisse à vos lectures anthroposociologiques le soin de vous éclairer sur la raison de notre fascination collective pour les « intelligences artificielles », qu'elles soient bénévolentes ou malignes. La mode fait en outre que là où l'on aurait parlé, il y a un lustre à peine, de « programme informatique », il est tout de suite question d'intelligence artificielle, avec plus ou moins de pertinence.
Toujours est-il qu'en musique, la capacité de modèles informatiques à recueillir des données et à les réexploiter de façon ordonnée donne bien sûr l'idée de tenter de recréer des styles musicaux. La démarche paraît d'autant plus pertinente que le système musical est très normé, fermé sur lui-même, avec une combinatoire moins large que les langues humaines – en tout cas dans les périodes pré-XXe siècle, disons.
Cette caractéristique permet déjà d'expliquer pourquoi les styles musicaux ont du retard sur les styles littéraires (Gaetano Pugnani met en musique Werther sur une musique mozartienne), ne peuvent pas évoluer instantanément (il n'existe pas vraiment de « style révolutionnaire » en musique française), et bien sûr pourquoi il a été impossible d'imposer les nouveaux systèmes (du type sérialisme) par la seule volonté des artistes et du public.
Et le même caractère lentement acquis, profondément culturel-collectif (parce que le but de la musique est initialement de pouvoir chanter et danser ensemble ?), partiellement fermé de l'écriture musicale… explique aussi pourquoi il peut y avoir de l'intérêt à faire mouliner les règles d'harmonies et de contrepoint à un logiciel, et mieux, désormais, avec l'apprentissage autonome des machines : lui proposer un corpus de compositions réelles à ingurgiter. Si bien que le logiciel ne produira pas simplement le résultat des règles que nous nous sommes fixés, mais bien une composition qui intègrera aussi les écarts les plus courants à ces règles, la façon dont elles s'incarnent dans la réalité de la pratique musicale à une époque donnée.
Évidemment, il faut que le modèle d'apprentissage soit à la hauteur. Le scherzo et le final de la Dixième Symphonie de Beethoven ont ainsi été extrapolés par une alliance de professeurs en informatique, de musicologues, d'historiens (pourquoi ?) et de compositeurs, à partir d'une part des esquisses laissées par Beethoven (de tout petits fragments épar s de 3-4 mesures), d'autre part d'un corpus en millefeuille.
La première étape a été de faire intégrer à cette IA des modèles d'œuvres qu'un compositeur né au XVIIIe siècle avait pu entendre : Bach, Haydn, Mozart… Sur cette première couche, les concepteurs ont ajouté des œuvres de Beethoven (Sonates pour piano, Concertos, Quatuors et Symphonies). Ce ne sont donc pas des règles théoriques de composition, mais bel et bien un apprentissage machine, sur des corpus réels, qui a prévalu.
Pour qu'il subsiste une cohérence entre mélodie, harmonie, orchestration, chaque paramètre a été entré séparément : pour apprendre à écrire une mélodie au goût de Beethoven, à harmoniser une mélodie à la façon de Beethoven, à orchestrer à la mode de Beethoven. Un véritable travail méthodique pour obtenir un résultat crédible.
Le résultat |
Un disque a paru par l'Orchestre Beethoven de Bonn.
Si le procédé est techniquement impressionnant, car le résultat ressemble par son aspect général plus
ou moins à
une symphonie de Beethoven (en particulier le scherzo ; la forme du
rondo final est beaucoup plus élusive), artistiquement en revanche…
l'objet a laissé tout le monde assez perplexe. Dans le scherzo, le plus cohérent, passé le motif de base qui pourrait être beethovenien (et qui provient vraisemblablement des esquisses ?), tout le reste (harmonie prévisible, orchestration épaisse, absence de surprises) fait davantage penser au style des symphonies de Schubert – mais un Schubert sans l'inventivité harmonique, sans la séduction mélodique, sans la touche de mélancolie. Quelqu'un qui aurait entendu les inventions de Beethoven, mais n'en aurait pas vraiment compris la force et n'en aurait en tout cas pas du tout le talent. Pas très marquant donc. Quant au rondo-final, j'y entends tantôt des morceaux de Haydn (l'algorithme a manifestement mouliné le Concerto pour orgue en ut Hob. XVIII n°1, plutôt un maillon de la succession vivaldienne chez Haydn qu'une influence constitutive du style de Beethoven !), tantôt un langage romantique un peu lisse, plus tardif et presque postmoderne, évoquant un Brahms délavé, voire de la musique de film pas très inspirée. Quant à l'orgue solo : l'idée surprend et on a envie de lui laisser sa chance – mais que Beethoven, à la fin de sa vie, couronnant son œuvre démiurgique, ait écrit une symphonie concertante, genre passé de mode depuis plus plus de 20 ans, et pour ne rien en faire d'étonnant, de personnel, de saisissant, voilà un résultat hautement improbable. |
On conçoit qu'une IA n'ait pas pu imaginer la subversion des modèles comme le réalisait sans cesse Beethoven, puisqu'elle se fonde sur des modèles préexistants. Mais le résultat lui-même ressemble assez peu à du Beethoven du rang. C'était en 2021, beaucoup de progrès ont été faits depuis, une IA pourrait peut-être créer assez bien une simili-Septième Symphonie – toutefois pour imaginer les points de rupture et de continuité qui puissent précisément plaire à un cerveau humain, la marche paraît encore haute – et le résultat n'est pas très intéressant à écouter, bien qu'enregistré par de réels musiciens de haut niveau, témoin la belle Huitième qui complète le disque.
Limites |
La faiblesse provient peut-être
aussi du corpus retenu par
l'équipe d'Ahmed Elgammal,
le computer scientist
à la tête du projet : en entrant des œuvres antérieures comme
sous-couche (plutôt que des contemporains et successeurs), on se
retrouve nécessairement avec ce biais archaïsant. Je n'ai pas été
surpris d'y trouver du Haydn
après avoir entendu le final (mais je devine qu'il n'a pas uniquement
inclus le dernier Haydn le plus sophistiqué), davantage d'y trouver Bach
– qui n'est vraiment pas spécialement la base technique ou stylistique
de Beethoven, et de surcroît dans la période où sa musique a le moins
été à la mode. Il y avait beaucoup d'autres sources possibles, qui
auraient peut-être orienté le résultat de façon moins rétro,
chez ses compositeurs contemporains de Beethoven, quitte à ce qu'ils
soient un peu plus jeunes (Dupuy, B. Romberg, Czerny…). Ce n'aurait pas
produit un résultat exact non plus (Beethoven n'utilise pas toutes les
tournures des générations suivantes, bien évidemment), mais ça aurait
au moins eu des allures davantage de son temps. Un des aspects frustrants est que l'on sent aussi le poids d'œuvres existantes et précises de Beethoven dans le résultat final – le corpus est un peu petit pour que le modèle ait assez de liberté, je pense : le Scherzo a vraiment des allures de parodie un peu laborieuse des scherzos de la 5 et de la 9 (j'ai l'impression que le motif a juste été décalé dans ses intervalles), on reconnaît très bien le « pom pom pom pom » par exemple. Et c'est assez logique, la récurrence obstinée du motif de la Cinquième Symphonie a dû submerger l'algorithme et lui faire considérer que c'est une fondement important de tout Beethoven, à cause de sa surconcentration dans une seule symphonie. |
Il faut tout de même dire à la décharge des concepteurs du projet que la restitution du premier mouvement de la Dixième Symphonie par le musicologue Barry Cooper, dans les années 80, plusieurs fois enregistrée, paraît tout aussi fade. Plus cohérente que le final par IA, mais plutôt moins convaincante que le scherzo… Avec des esquisses très lacunaires et sans l'esprit (parti ailleurs) de Beethoven, on ne peut pas faire de miracles.
Et j'ajoue que le résultat reste cohérent : c'est un bel aboutissement pour un travail d'apprentissage machine, à défaut d'être musicalement intéressant. Il faut rappeler que le principe (outre, je suppose, d'attirer les financements avec un projet compréhensible par tous et intégrant des chefs-d'œuvre bien connus) était non pas de recréer la Dixième Symphonie (puisqu'on n'a presque rien de ces mouvements-là), mais de voir ce qu'une IA pouvait proposer et extrapoler à partir du corpus préexistant. En l'état des choses, ce n'est pas totalement probant, et ça restera sans doute toujours insatisfaisant, faute d'un nombre de données suffisant – le catalogue de Beethoven entier ne règlerait pas le problème, énormément d'œuvres d'allure très traditionnelle y figurent, et il est clair qu'il n'aurait pas mis dans son ultime symphonie la substance des songs des îles britanniques ou de son Trio pour deux hautbois et cor anglais…
Pour autant, le résultat évoque Beethoven à défaut de lui ressembler, on est donc sur un chemin très intéressant pour les développeurs : cela signifie qu'avec une quantité énorme de données, on pourrait recréer des œuvres dans le style de. Il me semble évident qu'on pourrait écrire à la chaîne de la musique de chambre baroque ou des motets (minus la question textuelle, plus délicate) en entrant l'intégralité des œuvres des centaines de compositeurs d'une période et d'un lieu précis. Par exemple en intégrant tous les motets français disponibles des années 1670-1730, ou toutes les ouvertures d'opéra seria de 1690 à 1760… Comme le langage en est très normé et proche d'un compositeur à l'autre, même avec les IA d'aujourd'hui, le vrai travail serait surtout de recopier et saisir des quantités astronomiques de musique… mais techniquement, on obtiendrait sans doute des résultats très crédibles.
Est-ce que cela revêtirait un intérêt artistique, quand tant de musique réellement écrite par des artistes du temps sommeille dans les cartons ? Pas sûr. L'IA paraîtrait plus intéressante pour des panachages, des inventions de chemins inédits. Cependant la possibilité de le réaliser techniquement demeure stimulante. Et pourrait aussi, potentiellement, faciliter des re-créations d'œuvres existantes, s'il n'y a plus besoin de récrire manuellement les parties intermédiaires perdues, par exemple – ça sera toujours moins fiable qu'un musicologue, et il faut bien les nourrir, mais je m'imagine un monde totalement imaginaire où le but serait la mise à disposition permanente d'un maximum de patrimoine.
Comment cela a-t-il été accueilli ?
¶ Avec un certain enthousiasme sur le concept, en pleine effervescence sur les possibilités ouvertes par l'intelligence artificielle ; beaucoup de journaux et magazines ont tenté de rendre compte de la démarche, en citant ou invitant les explications d'Ahmed Elgammal, qui a donné beaucoup d'explications enthousiastes sur son projet dans les médias. C'est, de toute évidence, un nouveau domaine qui s'ouvre, aussi bien sur la technique elle-même (comment concevoir des modèles qui sont capables de reconstituer de façon crédible les résultats de compositions humaines et de satisfaire les attentes d'un auditeur non artificiel) que sur les applications possibles (sera-ce plutôt pour créer des choses impensées par l'esprit humain, pour reconstituer des partitions dans un style existant, ou simplement pour faire gagner du temps aux compositeurs, voire, horresco referens, de l'argent aux commanditaires ?).
¶ Avec beaucoup plus de tiédeur et de prudence sur le résultat. Ce n'est pas inattendu, puisque, comme je le formulais plus haut, l'œuvre produite soulèvera difficilement d'enthousiasme le néophyte, et n'importe quel mélomane sera en mesure d'y reconnaître les emprunts juxtaposés, et réagencés d'une façon qui n'aurait pas pu être produite au début du XIXe siècle – ce final en forme de concerto pour orgue sans aucune idée mélodique, rien de tout ça n'aurait pu être proposé ; même le langage harmonique, probablement le plus facile à singer pour une IA, n'est pas celui de cette période ni même de Beethoven.
Par ailleurs, quelques autres arguments, plus instinctifs et plus subjectifs, se mêlent souvent à ces commentaires : est-il bien moral de confier ce que l'humain a de plus humain a des machines ? Selon les auteurs, soit on peut lire qu'il « manque la sueur », les traces de l'apprentissage humain et de l'expérience d'une corporéité, d'émotions personnelles pour que ce soit réellement émouvant, soit on rencontre des réflexions plus générales sur l'immoralité de mettre les compositeurs au chômage et de dépouiller l'humain de ce qui le fait si singulier. (Et, il faut bien le dire, un des rares traits avenants de notre espèce invasive, violente et destructrice.) Ce sont des positions de principe, davantage philosophiques ou éthiques que réellement musicales, mais elle méritent d'êtres lues, même si c'est moins mon objet ici.
Quelques sources à lire (en anglais) sur le projet et sa réception : |
→ entretien d'Elgammal avec le
magazine BBC Science Focus ; → retranscription d'un autre entretien sur la radio publique étatsunienne (NPR) ; → éléments divers sur le sujet avec liens vers d'autres articles sur Classic FM ; |
→ recension par VAN Magazine ; → recension sur les carnets de Dynamic Piano Studio ; |
→ biographie
d'Elgammal ; → le site promotionnel du projet. |
4. Achever Schubert sur un smartphone
Dans le même esprit, Huawei avait proposé en 2019 de démontrer les performances de la double unité de traitement neural de son Huawei Mate 20 Pro en lui demandant d'extrapoler les deux mouvements manquants de la Symphonie inachevée de Schubert, là aussi avec l'aide d'un musicologue (Lucas Cantor).
Vous pouvez l'écouter en entier ici.
Le résultat est plus persuasif que pour Beethoven X, mais sans doute surtout parce qu'on n'attend pas la même maîtrise formelle et la même subversion d'une symphonie de Schubert – où il est acceptable d'entendre des tournures déjà connues.
Certains endroits ressemblent vraiment aux autres symphonies de Schubert, mais on retrouve les mêmes limites que pour le projet Beethoven X : on entend clairement le réemploi d'autres œuvres – en particulier la réutilisation du thème A du premier mouvement dans le nouveau scherzo, et en particulier sa récapitulation / extinction à la fin, très explicite, usage cyclique qui ne correspond pas du tout à la forme d'un scherzo habituel, encore moins chez Schubert.
Ces quasi-citations ne sont par ailleurs pas nécessairement de Schubert. Par exemple, à 33'40, on croirait clairement entendre le trio du Scherzo de la Neuvième de Beethoven ; et plus troublant, à 31'40, cette transition en gammes descendantes répétées et ralenties et complètement pompée de… l'Ouverture 1812 de Tchaïkovski ! (11'45 de la version Oslo-Jansons) De même pour les pizzicatos au début du dernier mouvement, qui font assez ouvertement échos à ceux du scherzo de la Quatrième Symphonie du compositeur russe.
D'autres endroits évoquent aussi les moments méditatifs de Star Wars, les rebonds de Pirates of the Caribbean, les éclats de l'hymne soviétique (43'10), l'explosion de la fin des Variations Haydn de Brahms (43'20, avec les fusées de flûte) ou les couleurs caressantes, mélancoliques et absolument XXe des Stagioni di Venezia de Reverberi pour Rondò Veneziano (40'40)… Et cette fin tonitruante martelée aux timbales, façon Schumann 2 ou Mahler 3, pas très schubertienne non plus… Je ne sais pas ce qu'on lui a donné à manger, mais apparemment pas uniquement de la musique des premières années du XIXe siècle !
Pour autant, contrairement à Beethoven, on entend certaines très belles mélodies (le début du final !), qui pourraient très avantageusement être réutilisées par des compositeurs. Le résultat, quoique formellement étrange, pourrait être joué en public et serait très séduisant. Sans doute parce que l'enjeu n'est pas du tout le même quand on est dans une attitude Schubert – on peut laisser passer des incohérences de forme et se laisser entraîner par la mélodie et les jolies modulations.
Plus convaincant donc, mais les mêmes écueils.
5. Un opéra lituanien du XVIIe siècle réinventé par IA
Nous arrivons (enfin) à l'initiative qui a suscité cette notule.
🔵 Ce 2 octobre 2023, l'Opéra de Vilnius donne la première série connue d'un opéra co-composé avec une intelligence artificielle, dans le but de restituer l'Andromeda de Marco Scacchi, donnée lors d'une grande fête pour Ladislas Vasa.
Le Grand-Duc avait rencontré le librettiste Virgilio Puccitelli en Italie, qui lui fournit aussi pour cette fête deux autres livrets (une Hélène ravie et une Circé). On dispose toujours de son texte pour cette Andromède, mais la musique est perdue.
Aussi, pour restituer ce maillon du patrimoine national, le compositeur Mantautas Krukauskas a été mandaté pour recomposer une version possible de cette œuvre ; pas la sienne, mais celle de Scacchi, en se fondant sur une IA – développée par le musicologue spécialiste de musique ancienne (et compositeur) Māris Kupčs (letton comme vous voyez), à partir d'un modèle d'IA plus général, dû à Martin Malandro.
[Une petite vidéo permet d'entendre un peu le style monteverdien de la chose, mais on n'entend que des fragments en fond, difficile de se faire une opinion sur la qualité globale et de la cohérence du résultat. En activant le sous-titrage anglais, vous pourrez suivre les explications en lituanien.]
Autrement dit, si j'ai bien suivi les chiches informations disponibles, on a nourri l'IA des œuvres connues de Scacchi, on lui a fourni le livret et demandé de respecter la prosodie, Krukauskas ajustant ensuite le résultat. Spontanément, je me demande comment (a fortiori s'il n'y a pas d'autres opéras dans le corpus), l'IA peut réellement imiter le style du compositeur en tenant compte de la prosodie et de l'impact des mots dans une intrigue dramatique ; l'intervention humaine doit être encore très forte.
Mais dans l'absolu, pour imiter un langage fermé comme la musique (particulièrement pour de cette époque, bien plus normée), ce doit être assez efficace, et nous aurons peut-être prochainement affaire à certains répertoires où l'IA prendra la relève au moins partiellement, ou permettra d'écrire plus vite.
Je vous fais grâce de l'argument / synopsis – Andromède promise à la décoration d'un monstre marin et sauvée par Persée sur Pégase, et ce n'est même pas ce qu'on appelle un « opéra à sauvetage » ! (L'opéra à sauvetage, c'est un sous-genre d'opéra comique français, comme Le Déserteur de Monsigny ou Léonore de Gaveaux, mieux connue sous sa version germanisée mais très proche – Fidelio.)
En revanche je peux parler de la compagnie de l'Opéra National de Lituanie, comme le veut la tradition dans cette série 1 jour, 1 opéra.
6. La compagnie lituanienne nationale d'opéra
En Lituanie, on jouait de l'opéra en lituanien depuis 1906 – création de Birutė de Petrauskas –, mais la fondation de la compagnie date de 1920.
Une histoire d'abord politique |
Le pays, depuis 1795 et les
partages successifs de la Pologne à
laquelle il était intimement lié, n'existe plus et se trouve absorbé
par l'Empire russe. Mais entre 1918 et 1941 (début de l'occupation
nazie, à laquelle succède en 1945 l'occupation soviétique), la défaite
russe permet la courte existence d'une République lituanienne
indépendante – régime présidentiel à une chambre – immédiatement
envahie par l'Armée rouge. Le Traité de Versailles y met un terme en
1919 et les Russes se retirent. Mais les Polonais revendiquent une
partie du pays (il y avait 50% de Polonais à Vilnius) et annexent la
capitale –
qu'ils nomment pour leur part Wilno, créant une République fantoche de Lituanie Centrale qu'ils
incorporent bientôt à la Pologne. En réalité, la Société des Nations avait demandé aux Polonais de se retirer de Vilnius, mais les garants militaires ne sont pas intervenus : la France parce qu'elle voulait conserver l'alliance polonaise contre une revanche allemande, le Royaume-Uni parce qu'il ne voulait pas se mouiller seul. |
Cette concentration de guerres successives en deux paragraphes n'est pas tout à fait gratuite : le détail n'est pas capital pour notre histoire artistique, mais elle permet de conmprendre pourquoi, en 1920, lorsque la Société des Artistes Lituaniens crée la première maison d'Opéra de Lituanie, elle le fait à… Kaunas, deuxième ville de Lituanie.
Le premier opéra donné est La Traviata de Verdi, et la radio a tout de suite une part importante dans la diffusion des spectacles – une représentation sur deux (vraiment ? pas plutôt un spectacle sur deux ?) était radiodiffusée, à ce que j'ai lu en sources secondaires (je serais curieux d'aller vérifier dans les archives de la Radio, mais cette notule m'occupe déjà depuis un mois et demi).
En 1944, la Lituanie est libéroccupée par les Soviétiques. La nouvelle République comprend Vilnius comme capitale, et l'année suivante, le théâtre national y déménage, dans les bâtiments du Théâtre dramatique russe lituanien.
La maison actuelle est investie en 1974 par la compagnie. Il faut attendre les années 2000 pour un rayonnement réellement international – coproduction de Mme Butterfly en 2006 avec l'English National Opera et le Met. Je trouve la salle très belle, tout est capitonné bois et doit très bien sonner (mais pourquoi diable ces sièges matelassés derrière la tête qui doivent arrêter le son ?). Et je reste fasciné par l'énigmatique question de la construction d'opéras par les Soviétiques ; maisons où l'on ne jouait pas que du répertoire de commande, mais tout de même beaucoup d'œuvres du grand répertoire issu de la société bourgeoise occidentale du XIXe siècle.
Le Théâtre russe, lui (où l'on joue toujours des pièces en russe surtitrées en lituanien, et quelquefois des pièces en lituanien), a été renommé en 2022, suite à l'invasion de l'Ukraine, Vieux Théâtre.
7. Un opéra au palais
Je vous ai raconté l'histoire de la compagnie qui la programme… mais… ce n'est pas dans ses locaux qu'a lieu Andromeda ! La (re)création se tient dans le palais des Grands-Ducs (Jagellon puis Vasa) de Lituanie, un château médiéval refait au goût de la Renaissance et du baroque, mais incendié au moment de la reprise de la ville aux Russes par les Polonais, en 1661.
Au début des années 1990, lorsque advient l'indépendance, on réfléchit à ce que l'on fait des murs restants (qui avaient, combiné à d'autres fortifications, servi de caserne) et des fondations exhumées par les fouilles archéologiques.
¶ La deuxième d'ériger un immeuble moderne qui laisse visible les fondations anciennes – mais le problème était alors la cohérence visuelle avec le reste du centre-ville de Vilnius, classé au patrimoine mondial de l'UNESCO.
¶ C'est donc la troisième option qui a été retenue : la reconstruction du palais à l'identique – vu son allure, je suppose que c'est l'état composite au moment de la destruction qui a été retenu.
Le projet de reconstruction complète a été choisi largement grâce à l'intérêt des hommes politiques, et en 2000 une loi de financement est votée. Les spécialistes du patrimoine étaient, comme souvent vis-à-vis de ces reconstructions, plus partagés. Leurs arguments sont globalement bien connus : beaucoup d'autres bâtiments toujours existants manquent de fonds pour être entretenus ; le projet ne correspond pas aux standards académiques en matière d'histoire de l'art – on utilise des matériaux qui n'existaient pas à l'époque pour le reconstruire, et surtout on recrée artificiellement un paysage qui n'a jamais existé, puisque le centre de Vilnius a évolué sans le château pendant 350 ans.
D'autres aspects plus pratiques ont été soulignés, notamment en matière de perspective : la Tour de Gediminas (qui, elle, est toujours restée debout) ne serait plus visible depuis la cathédrale, et la cathédrale elle-même serait écrasée par la silhouette (et l'ombre ?) du château. En somme, un aspect de la ville nouveau, peut-être pas optimal, et qui n'a jamais historiquement existé.
Des réticences qui sont assez habituelles chez les professionnels du patrimoine à propos de ce type de reconstruction ; je n'ai pour ma part pas d'avis complètement tranché sur la question – puisqu'il s'agit quand même de questions d'urbanisme, d'utilité et de goût, donc pas seulement de rigueur scientifique. Les règles pour la préservation du patrimoine (notamment le principe de revenir au dernier état attesté) ont toute leur logique et leur légitimité, mais s'agissant de monuments totalement disparus et de lieux de vie, on a tout de même la possibilité d'avoir d'autres priorités – qui ne détruisent au demeurant rien du bâti existant. Je comprends bien les débats autour du changement de paysage et de la création d'un centre-ville chimérique, c'est assurément un véritable choix profond qu'il n'est pas facile de trancher.
On s'est aussi demandé l'usage qui serait fait du bâtiment :
→ Le Musée National des Beaux-Arts ? Là aussi, il est bien installé dans l'ancien Musée de la Révolution.
→ Et finalement simplement un palais ouvert au public, comme c'était assez évident dès le départ pour ce type de projet.
Les travaux ont commencé en 2000 et ont été achevés en 2013 pour la première partie, en 2018 pour la seconde.
Et c'est dans ce lieu où eurent réellement lieu les représentations d'opéra payées par les Grands-Ducs que s'est déroulée cette recréation à l'image du château, une restitution du passé dont l'authenticité peut être débattue, et avec des moyens résolument d'aujourd'hui.
8. L'avenir de l'IA en musique
L'entreprise lituanienne m'est assurément très sympathique : mettre en valeur un compositeur très peu documenté au disque, restituer une œuvre importante dans l'histoire locale (et qui témoigne de la place de l'opéra italien à la cour des Grands-Ducs), recréer une œuvre perdue, proposer un dispositif nouveau, faire travailler des musicologues et des compositeurs vivants… cela pique tellement la curiosité ! Bon ou pas bon, rien que de l'énoncer et de le rêver tient du voyage.
Sur l'intelligence artificielle proprement dite, je dois à l'honnêteté d'avouer que je connais et conçois trop peu comment fonctionnent intimement ces modèles pour avoir un avis véritablement éclairé. Vu de l'extérieur, il me paraît assez logique que pour un langage aussi normé que la musique on puisse, encore mieux que pour le langage, créer des illusions saisissantes, écrire dans un style donné, automatiser certains processus, ou ouvrir des portes que l'esprit humain n'avait pas encore poussées.
Pour autant, avant de pouvoir identifier ce qui émeut vraiment les auditeurs, la trouvaille qui justifie l'envie de composer ou d'immortaliser son improvisation, il va falloir entrer beaucoup, beaucoup de données dans les modèles, et pas seulement quelques œuvres-phares de compositeurs célèbres.
Se posera ensuite une question un peu similaire aux objets dans les musées : pourquoi sommes-nous moins émus devant une reproduction à l'identique ? Nous perdons sans doute l'idée merveilleuse que l'objet nous est parvenu intact en traversant tant de catastrophes qui auraient dû le détruire, lui qui était si vulnérable. Et de même, savoir que l'on écoute une génération automatique de contenu sonore, cela ne nous privera-t-il pas de l'impression de partager quelque chose de fondamentalement humain entre humains ?
Il y a sans doute de belles choses à produire avec l'IA, mais je ne sais pas du tout si, ne serait-ce que sur le principe, on peut en tirer la même satisfaction. Un peu de la même façon que nous avons tous les disques du monde, mais que nous continuons à prendre du plaisir à apprendre le piano pour jouer Mozart et Chopin, et que cette satisfaction n'a rien de commun…
Il n'est pas impossible que ce soit un sujet qui se développe dans les années à venir et m'amène à mettre le nez d'un peu plus près (quand on aura les données) dans les principes de ces modèles et leurs implications potentielles sur l'avenir. Tant que ça ouvre une autre perspective que l'écoute des Sonates de Schubert et des Valses de Chopin en 2123, je suis intéressé !
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