Jérôme CORREAS
Par DavidLeMarrec, samedi 10 février 2007 à :: Portraits :: #514 :: rss
Jérôme Corréas me fascine depuis toujours, depuis notre première rencontre. Un charisme vocal très spécifique, un goût très sûr, un grand naturel. Sans doute, mais plus encore. C'est pourquoi il sera le sujet d'une petite causerie ici.
[Description, extraits et discographie exhaustive commentés suivent dans cette notule.]
1. Caractéristiques
Ce qui frappe d'emblée est sans nul doute cette voix, qui sonne étrangement, avec des résidus, comme si elle n'était pas entièrement bien placée. Ces graves qui traînent au fond de la gorge. Une caractéristique étrange à laquelle on devient vite sensible, et l'on s'aperçoit immanquablement, dans la même seconde, qu'il est difficile de concevoir voix objectivement mieux placée et plus pleinement timbrée.
Pourquoi cette étrangeté ? C'est que Jérôme Corréas exploite pleinement, en réalité, toutes les résonances de sa voix parlée. Chose très peu fréquente à laquelle on assiste : l'accomplissement intégral d'une personnalité vocale. Un passage harmonieux de la voix parlée à la voix chantée, l'une conservant toutes les caractéristiques de l'autre. Tout en ayant, bien entendu, toutes les capacités atttendues d'une voix lyrique bien projetée.
Etrangement, Jérôme Corréas semble échapper aux considérations d'écoles qui affirmeraient que leur technique est appliquable universellement à toutes les voix (très sensible chez l'école italienne telle qu'appliquée aujourd'hui, en tout cas). Chacun est obligé de reconnaître que sa voix n'aurait pas pu être mieux exploitée qu'il ne l'a fait, même s'il aurait tout à fait pu travailler pour chanter Rigoletto et Renato. Et même si elle est adaptée au répertoire français, on n'y retrouve pas nécessairement toutes les caractéristiques de l'école.
En beaucoup plus harmonieuse, souple, altière et élégante, on ne pourrait guère rapprocher cette voix que du matériau de Gérard Souzay, mais sans le côté 'trafiqué' et un peu 'tassé' de ce dernier, précisément.
La seconde chose qui saisit l'auditeur réside dans le ton de ce timbre, qui porte immédiatement et simultanément une virilité tranquille, une simplicité, une aisance - une affabilité aussi. Quelque de chose d'une séduction riante, consciente d'elle-même, mais sans complaisance ni la moindre vulgarité. Une séduction qui n'aurait rien de prédateur, simplement un charisme qui charme, instantanément. Avec ce grand calme, désinvolte ou mélancolique, parfois mêlé, qui entretient cette fascination souriante.
Mais c'est en pénétrant dans le détail que l'enchantement débute vraiment. Voix au vibrato parfaitement maîtrisé, qu'il soit employé ou non ; cet usage parcimonieux donne un caractère direct encore plus saisissant au chant, tout en conservant ce port d'une élégance souveraine. Ce savoir-faire lui permet même, le cas échéant, d'imiter le son de cordes de façon saisissante de vérité.
Sa diction est d'une précision, d'une pureté rarement atteintes par aucun autre. Chaque mot est pleinement intelligible, et porté avec un soin infini : une langue totalement pure, profondément poétique aussi.
Et ce n'est pas là un vain outil, puisque Jérôme Corréas profite de cet atout pour proposer des phrasés originaux et voluptueux, avec des intentions parfaitement ciselées, d'une vérité théâtrale que je trouve, pour ma part, proprement inouïe. Sa science de l'accentuation – grammaticale ou expressive – au sein de la phrase est tout simplement sans rivale.
Pour finir, la fascination revient à nouveau vers ce timbre qui apparaît à présent comme évidemment riche, aux résonances graves, à la couleur claire, et d'une grande aisance dans l'aigu, de pair avec la maîtrise absolue des différents registres tête et poitrine. Cela lui permet de produire des sons pianissimo de la même qualité de timbre dans l'extrême aigu que dans le médium, que ce soit en mécanisme léger ou lourd – comme je ne l'ai jamais entendu non plus. Ce grand technicien est en outre, pour achever de charger la barque, d'une confondante précision musicale.
La boucle est bouclée : de cette voix étrange qui fait dresser l'oreille à ce timbre qui contient tant de hautes qualités simultanées. Un habitué de Carnets sur sol – dont je devine l'approbation muette – m'a confié[1] cette phrase qui résume admirablement la situation : « C’est Orphée – il chante comme il parle. ». Et quelle parole, une parole créatrice, divine ! Une sorte de performatif permanent : la réalité semble naître sous ses mots. Et lorsqu'on lui met du Verlaine entre les cordes, vous imaginez aisément quel univers peut surgir, puissamment onirique !
Avec deux mots qui dominent l'ensemble : le naturel et l'élégance.
2. Etat de la discographie
Un des plus grands chanteurs de langue française de tous les temps. Marier à ce point la beauté du matériau, l'aisance technique, la clarté absolue de la diction, l'intelligence et la précision ultime des intentions... La musicalité est telle qu'elle s'oublie et que le texte prime, comme habité d'une force surnaturelle. Une forme d'idéal qu'il remplit.
Après un creux discographique depuis qu'il a quitté le giron Christie, comme tous ceux qui séjournent le font après avoir beaucoup appris, on le retrouve brièvement avec Christophe Rousset, et surtout, depuis quelques années, en récital, avec quelques disques essentiels à la clef.
A y regarder de près, alors qu'on ne parle plus de lui qu'en tant que chef, il se produit encore avec la mélodie, dans une forme vocale en tout point intacte - et d'une finesse d'interprétation décuplée. Quelques disques récents et très variés rassurent sur l'intérêt des labels sur son compte. Et attestent, s'il fallait encore lui ajouter des vertus, d'un appétit de découverte assez délectable.
3. Illustration
1.
2.
Fauré/Verlaine, La Bonne Chanson. "Une sainte en son auréole", puis "La lune blanche".
=> On y notera de nombreuses caractéristiques décrites précédemment.
3.
Berlioz, Mélodies irlandaises, "La Belle Voyageuse". (Traduction de Thomas Moore.)
=> Ici également, mais c'est peut-être avant tout l'aisance et la noblesse de ce port riant qui frappent.
4.
C'est ici le rôle de Phinée dans le Persée de Lully/Quinault (II,2), Jérôme Corréas est le premier à prendre la parole.
=> La gestion de la phrase est formidable ici, notamment dans l'expression de l'ironie. Voyez à quel point les mots sont soutenus, à quel point la montée ou la descente de l'inflexion est indépendante même de la musique. Tout est maîtrisé et éloquent de bout en bout. Le timbre lui-même semble multiple, successivement altéré par l'affliction ou le dépit, et toujours aussi beau...
Seule faute de goût : l'interruption, voulue par Rousset, sur "donné"...
4. Discographie
Les astériques apposés au nom du rôle signalent un rôle majeur dans l'oeuvre ; apposés au nom du compositeur, ils signalent un disque où Jérôme Corréas chante en permanence.
Rôles
Date enreg. | Compositeur |
Oeuvre |
Rôle(s) |
Partenaires |
Label |
Disponible ? |
1989 |
PURCELL |
The Fairy Queen |
Sleep |
W. Christie |
HM |
oui ¤ |
1990 |
ROSSI |
Orfeo |
Endimione |
W. Christie |
HM |
oui £ |
1990 |
CHARPENTIER |
Le malade imaginaire |
Pan |
W. Christie |
HM |
oui * |
1991 |
CAMPRA |
Idoménée |
La
Jalousie, Némésis, Neptune, Eole |
W. Christie |
HM |
oui * |
1991 |
RAMEAU |
Les Indes galantes |
Bellone,
Ali |
W. Christie |
HM |
oui * |
1992 |
RAMEAU |
Nélée &
Myrthis |
Nélée * |
W. Christie |
HM |
oui £ |
1992 |
RAMEAU |
Castor & Pollux |
Pollux * |
W. Christie |
HM |
oui * |
1998 |
RAMEAU | Castor & Pollux | Pollux * | J.-Ch. Frisch | Audivis |
oui ¤ |
2001 |
LULLY |
Persée |
Phinée,
Un Ethiopien |
Ch Rousset |
Astrée
(Audivis) |
oui * |
Hors discographie :
2002 - DESMAREST - Didon - Rousset (Beaune 2002, avec la participation de Brigitte Balleys). Captation vidéo France 3 qui ne sera jamais publiée. Oeuvre et interprétation pourtant exemplaires. Une très grande soirée pour Jérôme Corréas.
Récitals et mélodies
Date enreg. | Compositeur |
Pièces | Partenaires |
Label |
Disponible ? |
2001 |
BERLIOZ * | Mélodies
irlandaises (et autres) |
Arthur
Schoonderwoerd (pf.), autres |
Alpha 02 |
oui * |
2005 |
HAENDEL |
Cantates & duos
italiens |
Les Paladins, S. Piau | Arion 05 |
oui £ |
2005 (fév.) |
HONEGGER |
3 Cendras,
6
Cocteau, 1 Ronsard, 3 Chansons |
Quat. Parisii, autres |
Saphir 06 |
oui £ |
2005 (avr.) |
FAURE |
La Bonne
Chanson, et 3 autres Verlaine |
Quat. Parisii | Vérany 06 |
oui £ |
Hors discographie :
2004 - BERLIOZ - Les Nuits d'Eté (avec piano). Extrêmement impressionnant aussi.
Chef
(ensemble Les Paladins)
Date enreg. | Compositeur |
Pièces | Partenaires |
Label |
Disponible ? |
2005 |
HAENDEL | Cantates & duos italiens | chante également ;
Les Paladins, S. Piau |
Arion 05 |
oui £ |
2005 |
PORPORA |
Leçons de
Ténèbres |
Les Paladins | Arion 05 |
oui £ |
Hors discographie :
2006 - MARAIS - Alcide - Ensemble Les Paladins (Versailles 2006)
5. Commentaire de la discographie
Dans cette discographie, on peut recommander ses rôles les plus étendus, par exemple son Pollux dans l'enregistrement superlatif de Christie d'une oeuvre essentielle de Rameau. Pour Corréas, une composition vocale d'une très grande noblesse, avec ses qualités habituelles, mais le rôle se prête peu aux grandes nuances.
Pour les rôles secondaires, c'est bien entendu Phinée, sans doute sa meilleure intervention au disque toutes catégories confondues, qui l'emporte. Le disque Rousset dispose d'un très beau continuo, et même si le rythme du drame est bien lent et le ton contemplatif, avec le temps et l'habitude du répertoire, on apprécie beaucoup.
Dans Le Malade imaginaire, son intervention se limite aux dix-huit vers de la tirade de Pan dans le Prologue (plus le vers en commun avec Flore). La tessiture de basse est un peu grave pour lui, ce qui cause un léger surtimbrage (surtout, la voix est peu projetée, d'autant plus sensible que la prise de son est plutôt lointaine), et la profondeur de l'expression est peu sensible dans un Prologue. Les quelques effets tentés au début de la tirade attestent d'une tentative prosaïsque plutôt bien géréé. Très peu représentatif, donc.
Dans les Indes, Bellone offre également peu de possibilités expressives, tout juste notera-t-on un beau timbre très adapté.
Dans Idoménée, de même, les seconds rôles, impeccablement tenus, sont trop brefs pour donner une idée réelle du talent du bonhomme.
Du côté des récitals, en revanche, tout est à connaître.
Le récital Honegger, bien sûr, farci de raretés intrigantes, interprétées au plus haut niveau.
Le récital Berlioz, qui offre toute la spontanéité et la diversité de ton donc est capable Corréas. Accompagné au pianoforte par Arthur Schoonderwoerd, vraiment inspiré, tous deux offrent une lecture étonnament profonde et totalement renouvelée de ces pièces faussement salonardes. [Le ton l'est, mais la partition atteste d'une complexité et d'un soin de composition tout différents ! On considère avec justesse que Berlioz, précisément, fait naître le genre de la mélodie en l'extirpant de la romance de salon.]
Le récital Fauré/Verlaine, enfin, qui le montre sans doute au sommet de son art, en termes de maîtrise technique, d'éloquence, de musicalité et de souveraineté absolue sur le verbe. Voilà assurément un chanteur qui comprend la poésie ! Qui la créerait même là où elle n'est pas. Merveilleusement accompagné par les Parisii qui plus est. Il est toutefois bon de connaître d'autres témoignages, parce que la voix et le ton sont ici très homogènes par rapport à ses possibilités.
Et sa voix ? Une sorte de baryton-basse clair, avec une aisance exceptionnelle dans l'aigu, à moins que ce ne soit un authentique baryton dont les graves chaleureux se répandent sur toute la tessiture.
Notes :
[1] Alors que je lui disais – sans doute un peu enivré par la découverte de son récent récital Verlaine – que cette maîtrise du Verbe le rendait à mes oreilles aussi pleinement créateur que le Dieu de la Genèse. [Vous aurez noté que nous faisons aujourd'hui dans la mesure la plus rigoureuse.]