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Pelléas & Мелизандь économistes


Alors que les lutins, persuadés que Pelléas ne pouvait être mis en scène avec succès, avaient toujours refusé de voir une représentation ou un DVD de la pièce, ils se sont laissés séduire par la formule du film de Philippe Béziat : des extraits commentés et montés de la mise en scène prometteuse d'Olivier Py à Moscou, pour la première représentation scénique de Pelléas en Russie. Première scénique, car Moscou avait déjà accueilli l'oeuvre en intégralité en 1987 avec un autre produit d'importation authentique, Manuel Rosenthal, mais en version de concert.

Nous en revenons, et malgré le fait qu'il nous a fallu quitter la salle avant la fin de la projection pour menus soucis personnels, on peut tout de même en décrire la saveur. Et répondre à quelques questions qui se posent légitimement.

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1. Modèle économique

Le plus intéressant, en fin de compte, réside peut-être dans la question économique, qui, on le sait, amuse toujours CSS.

Pourquoi faire un film de ce qui ressortit au concept du making of ?

Nous avions déjà quelques hypothèses en réserve qui se sont concrétisées au visionnage.


Entrée encombrée du cinéma Utopia à Bordeaux.


  1. Il y a de toute évidence chez Philippe Béziat une prétention à l'esthétique tout à fait réelle - et assez bien réalisée -, qui veut tirer le documentaire vers la poésie. On y reviendra.
  2. Le fait de sortir en salle permet accessoirement d'obtenir des subventions du CNC (Centre National de la Cinématographie), ce qui n'est jamais à négliger pour un film à ce point de niche (public d'opéra, qui aime Pelléas, et qui est prêt à se déplacer au cinéma pour voir des bouts de répétition...).
  3. La sortie en salle permet de prolonger la rentabilité du film : contrairement à une représentation en scène, reproduire un film ne coûte que peu par rapport au prix de la conception initiale. Seuls le projectionniste, l'ouvreur et le vendeur de billets sont mobilisés - et la salle occupée. Pas d'acteurs, de musiciens ni de techniciens, et plusieurs autres salles peuvent être remplies (à part le projectionniste sans doute, le reste du personnel se partage donc pour d'autres 'spectacles' projetés).
  4. Tout bêtement, le fait d'être diffusé, même très confidentiellement (quinze petites salles sur toute la France), permet de bénéficier d'un écho que n'aurait jamais un DVD, et à plus forte raison un DVD documentaire.


C'est donc à mon avis une fine analyse de la situation, qui devrait favoriser les ventes de DVDs, si le public ne boude pas le produit comme pas assez ambitieux pour un film.

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2. Un film ?

Le film se constitue de façon assez claire.

  • On suit l'ordre de l'action, à de rares (et bizarres) entorses près : de la rencontre à la Fontaine jusqu'à la mort (du moins on le présume, il ne restait plus que l'acte V lorsque nous sommes sorti).
  • Chaque scène de chaque acte, abordée méthodiquement, est précédée d'une citation en exergue (censée mettre en valeur la poésie universelle et allusive de Maeterlinck), et se concentre généralement sur un moment intense, l'acmé de la scène.
  • Au fil de l'action, les participants sont interrogés, essentiellement les russes (chanteurs instrumentistes), à l'exception d'Olivier Py bien sûr, et de François Le Roux. Chaque moment est l'occasion.
  • Aucune scène n'est filmée en entier, Béziat privilégie les interludes et les transitions, et puis quelques répliques fortes. J'aimerais mieux avoir perdu ce que j'ai, plutôt que d'avoir perdu cette bague !
  • On dévie souvent sur le quotidien des russes qui participent à l'aventure.


L'image est belle, bien qu'elle souffre de la monochromie (bleu-gris et blanc cru) et du décor - certes tournant - finalement unique de Py. La caméra, en tournoyant, joue de la verticalité des barreaux du décor, filme volontiers près, et parfois flou ou décadré, avec un réel bonheur.

Une des véritables faiblesses du film est que cette limitation aux moments forts :

  1. ne permet pas de saisir l'essence ou l'atmosphère réelle de la mise en scène de Py ;
  2. rend absolument impossible, malgré les bouts de résumé, au néophyte de suivre. Et s'il le peut, c'est en suivant une histoire à grands traits, très lointaine, pas franchement captivante.


Le résultat est qu'il s'agit bien d'un documentaire, même esthétisé, très intéressant (et remarquablement chanté), mais qui ne gagne pas nécessairement à être contemplé comme une oeuvre d'art et d'une traite.

J'étais curieux de connaître la réaction du public (pas très jeune) dans la salle, mais beaucoup sont partis, quelques-uns ont ronflé - et, il faut bien le reconnaître, moi-même, alors même que j'étais encore dans mon assiette, n'étais pas absolument magnétisé par ce qui se passait. Une paisible paraphrase, scène à scène, de l'opéra, certes réussie, mais était-ce à contempler gentiment pendant 1h48, d'une traite ? Cela appelait plutôt les commentaires, le visionnage en petit morceau, précisément scène à scène.

Par ailleurs, se trouvant dans des petites salles, le son, provenant d'une seule source peu puissante et de qualité assez moyenne, n'apportait aucune plus-value - et de même pour l'écran relativement modeste.

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3. Instants volés

Quelques moments de grâce méritaient cependant le détour.

On y découvrait l'envers misérable d'une vie de chanteur d'opéra en Russie, travailleurs peut-être plus glorieux que d'autres face à leur public, mais menant une existence aussi chiche une fois hors scène. Le petit appartement vétuste de Dmitri Stepanovitch dans une barre grise, certes ceinturée d'un parc, est assez éloquent - même s'il ne sert en réalité aucun propos.
Il faut tout de suite préciser que ce n'est pas un cliché - Galina Gorchakova, armée de sa mauvaise langue légendaire, l'avait amplement crié sur les toits du vaste monde, expliquant que les chanteurs du Kirov de l'ère Gergiev-Philips, en plus d'être corvéables à merci, répétant, tous les jours, des rôles différant des représentations du soir, étaient payés misérablement, et plus au moins au lance-pierres.

Après les précisions en particulier d'Olivier Py, sur les manipulateurs du décor, des jeunes gens qui ont souvent un autre travail sans tout à fait joindre les deux bouts, on perçoit étrangement ces figures furtives, manipulant les cages, comme un écho des bagnards damnés du quatrième acte de la Lady Macbeth de Mtsensk de Kušej.

L'égarement de l'orchestre, qui joue dès qu'il le peut la Pathétique ou Boris, sous les directives plaisantes mais très imagées de Minkowski, traduites avec beaucoup de concision, apparemment, par l'interprète, est aussi intéressant à voir, même si le résultat est beau. On ne peut s'empêcher tout de même de reconnaître Tchaïkovsky dans une certaine profondeur de son, une manière de rubato (jusqu'à ne plus suivre la battue, certes réputée singulière, de Minkowski) - et surtout Boris Godounov dans les motifs oscillants du début de l'oeuvre, qui se trouvent très nettement au début du IIe acte de Boris. Là, on sent que les russes lâchent la brident et parlent leur langue naturelle. Pour un résultat bizarre... mais qui sonne tout de suite.


L'orchestre du théâtre musical Stanislavski & Némirovitch-Dantchenko, malgré une dissolution temporaire le temps de la réfection du théâtre à la suite de deux incendies, reste d'un niveau tout à fait remarquable. Cet orchestre attaché à un théâtre secondaire, reprenant depuis peu le travail collectif, produit un résultat que pas mal d'orchestres de fosse dans le monde pourraient lui envier. Minkowski, sans se soucier de la relativité de l'humour, les chambre d'ailleurs avec douceur sur leur justesse parfois défaillante dans les moments d'application : « La pulsation était parfaite et l'harmonie... intéressante. ».

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4. Un bref instant, révélateur du noeud du film

Le moment le plus frappant se trouve sans doute tenu par le colosse qui chante Arkel, à l'issue de la première soirée, pleurnichant presque dans les coulisses sous les reproches du répétiteur. Il a mis des accents, il a ajouté du sentiment, tout d'un coup ! Bien que tout penaud, il se défend sous plusieurs angles qui paraissent un peu fallacieux :

  • il n'y avait pas de public pendant les répétitions, il ne savait pas comment il aurait envie de le chanter le soir en présence d'une salle pleine de spectateurs ;
  • si Pelléas n'a pas tant de succès en Europe occidentale, c'est peut-être aussi qu'on le joue de façon trop neutre.


Ce à quoi le répétiteur répond, sans que la basse en démorde, que Debussy a précisément voulu écrire quelque chose qui suggère, de très égal, presque neutre, que le hors style est quelque chose de très vilain qui ne respecte pas la volonté de Debussy. Pis, c'est très grave de lui dénier le droit de faire de l'opéra autrement que de l'opéra.

Notre culture et notre raisonnement tels qu'ils sont nous font certes acquiescer sur le moment au répétiteur, d'autant qu'on voit bien le petit manège du chanteur très modeste et appliqué durant les répétitions (touchant moment où il s'interrompt parce que son "o" de "nôtre" est ouvert par erreur, à la sudiste, et que ce n'est pas acceptable - finalement, son "o" est tellement fermé que l'autre sonnait plus français...) : une fois devant son public, il a fait ce que le public attendait de lui, au mépris des consignes. Et puis on nous a bien souligné, pendant tout le documentaire, que ces instrumentistes et chanteurs ne connaissaient absolument pas Pelléas avant qu'on les embauche, même s'ils ont par la suite trouvé la musique belle (sans délire apparent non plus, ça ne semble pas valoir Glinka).

Toutefois, à la réflexion, je comprends fort bien la réaction de ce petit grand bonhomme :

  • lui doit tenir sa réputation en Russie, et ce n'est pas avec Pelléas qu'il le fera ; une fois les héros civilisateurs Minkowski et Py repartis, il restera à gagner sa croûte devant SON public - d'autant qu'il faut le rappeler, en Russie, les troupes existent toujours ; il peut donc être tenté de donner le meilleur de lui-même une fois exprimé sa bonne volonté pendant les répétitions (ce ne sont pas les français qui lui procureront du travail après ces quatre soirées) ;
  • il y a sans doute une large part de sincérité dans cette impulsion expressive, et comme le soulignait Olivier Py dans un moment d'entretien avec le réalisateur, il est très difficile de concevoir la platitude de la langue française, ainsi que subséquemment le caractère monocorde de Pelléas, comme une nécessité et même un charme lorsqu'on n'est pas baigné de culture française ; un paradoxe difficile que ces nouveaux venus résolvent comme ils peuvent ;
  • par ailleurs, la déclamation neutre soutenue par Py et Le Roux (lequel ne l'applique pas vraiment, et tant mieux) est aussi un choix esthétique qu'on peut questionner. Une interprétation de Pelléas doit-elle absolument ménager tous les sens possibles ? J'acquiesce lorsque Py déclare que les les metteurs en scène qui martèlent une thèse au détriment de toutes les autres sont pénibles (et c'est pour cela par exemple que j'admire beaucoup les champs ouverts par Giuseppe Frigeni), mais faire des choix est indispensable, sinon, à vouloir tout laisser faire par le public, on ne dit plus rien. Il faudrait voir toute sa mise en scène et non des bribes pour en juger, mais quoi qu'il en soit, pour un interprète russe, ce sera une conception compliquée à accepter - d'autant qu'ils sont déjà bousculés par l'apparition exotique d'une direction d'acteurs, concept pas encore né en Russie.


Enfin, pour la petite histoire, rappelons qu'Alagna avait scandalisé (jusqu'aux plus tempérants des lutins) que Pelléas était un très bel opéra, mais que personne ne l'avait jamais joué comme il faut. [Ecouter des disques, ce n'est pas dangereux, même avec un cerveau de ténor...] Dmitri Stepanovitch dispose donc des antécédents qui lui procurent amplement de meilleures excuses que le meilleur ténor du monde. Ce ne sont même pas des excuses, plutôt des explications assez légitimes.

Le noeud de l'(absence d')intrigue est peut-être là, bien plutôt que dans les gloses un peu floues sur l'aveuglement [1] : l'aventure d'un déracinement esthétique, et la vie d'une bouture pelléassienne en sol russe. Le choc entre les propos badins de Minkowski et les habitudes routinières du théâtre d'artisanat russe.

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5. Mise en scène

La mise en Py elle-même n'est perçue que par fragment. Il y a certes un beau travail de direction d'acteurs, et de belles trouvailles : par exemple Mélisande qui entend la voix en coulisse de Golaud, et jette d'effroi, peut-être en souvenir de son ancien époux, la couronne d'un duc Barbe-Bleue - au tout début de l'ouvrage.


Mélisande encore en costume de mariée à la troisième scène de l'acte I.


Elle semble pécher cependant par une grande monochromie qu'on a déjà soulignée, et une stylisation peut-être excessive de Mélisande, très désincarnée alors qu'elle joue précisément beaucoup, certes de façon très ingénue, de son pouvoir sur les hommes. A côté de cela, on voit les pauvres mourir de froid et de faim (au passage, personne ne nous explique ce dont il retourne...), et Pelléas et Golaud, cravatés comme des bourgeois stylisés (un grand classique dans cet opéra), bien plus concrets. Yniold, qui joue avec ses pistolets-jouets, l'est même sans doute trop, eu égard au texte - et à l'atmosphère qu'il abîme quelque peu.
L'oeuvre semble prendre peu de substance à la scène... et même un peu de monotonie. Mais peut-être est-ce lié au charcutage propre au documentaire. Difficile d'émettre un avis fiable, vraiment, on rend juste compte des bribes qu'on a perçues.

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6. Interprétation musicale

On peut dire un mot très rapide de la distribution réunie en juin 2007. On y retrouve Jean-Sébastien Bou en Pelléas et François Le Roux, déjà présents dans l'aventure de l'Opéra-Comique (l'opéra, pour le centeinaire, avait alors été joué dans son état original, sans les interludes extraordinaires).
Jean-Sébastien Bou, déjà fort bon, a beaucoup progressé. La voix ne sonne plus forcée dans le haut de la tessiture, au contraire : toujours virile, mais maniant la voix mixte au besoin, on retrouve la virtuosité de son récent Dorval chez Pierné. Admirable, tout simplement. Ensuite, on pourra discuter si cette voix incarnée est la plus appropriée pour Pelléas, mais cela, ce n'est pas de son ressort. [A titre personnel, on apprécie beaucoup les voix étranges dans le rôle, pas forcément fermes, comme celles de Didier Henry ou de William Burden.]
François Le Roux n'accuse absolument pas le déclin qu'on lui prête, et si sa voix phonogénique peut donner l'impression de vaciller bizarrement dans la salle, elle éclate superbement dans ce film, avec une noirceur qui n'est pas forcée et qui évite l'impression, précisément, d'un interprète qui chante des rôles plus graves pour tempérer la visibilité son déclin. Son Golaud est toujours très expressif, à la fois fragile et brutal, une des grandes incarnations de ces dernières années. De ce qu'on voit, la qualité n'a absolument pas baissé depuis les représentations de 2002 (où l'on lisait déjà qu'il était fini depuis longtemps...).
Sophie Marin-Degor, partenaire de Jean-Sébastien Bou pour le même Pierné, fait montre des qualités paradoxales qu'on lui connaît. D'une part, quelque chose d'un peu standard dans l'interprétation, musical sans excès de zèle ; d'autre part, un timbre très particulier, ni gros ni grêle, très attachant, et des capacités expressives étonnantes. Si bien qu'en si peu de temps on ne sait si on doit rester sur sa faim pour l'incarnation générale ou se réjouir des beautés particulières qui émaillent sa prestation. Quoi qu'il en soit, l'artiste se déplace avec beaucoup de grâce - et on entend sa voix parlée, pleinement timbrée, riche et chaleureuse, splendide. Ce n'est pas si fréquent chez les artistes lyriques en fin de compte.
Natalia Vladimirskaïa, honteusement oubliée dans toutes les listes de distribution du film, est pourtant une Geneviève de valeur, tout à fait expressive et d'un français bien correct. De quoi valoir bien des exotismes, de la part de gloires dont la langue est pourtant plus proche du français.
Enfin Dmitri Stepanovitch, le géant triste, dont l'Arkel n'est pas franchement mémorable - beaucoup de sons résonnent de façon désagréable dans les fosses nasales, et de façon râpeuse, comme les voix vertes les plus désagréables des chanteurs russes. Le fait de quitter sa langue ne l'aide pas non plus, et effectivement, on le sent un peu perdu dans le rôle, il est vrai déroutant, d'Arkel.

Il y a de toute façon peu à dire sur les trouvailles des uns et des autres, les personnages et les choix ne peuvent pas prendre sens sur de si brefs extraits déconnectés de leur contexte textuel général.


La direction de Minkowski, timbres russes aidant, semble dotée de plus de relief que son assez plat résultat à la tête du Mahler Chamber Orchestre en 2002. L'expérience aussi, sans doute, car le chef a fait de formidables progrès en direction d'orchestres modernes.

Participent aussi au film : Nora Reznik (violon), Ioulia Sobolevskaia (flûte solo), Viatcheslav Nesterova (chef de pupitre des alti). On n'a pas vu le choeur du théâtre.

Pour le reste, les lumières sont également assurées par le metteur en scène. Et puis :
Production : Philippe Martin
Image : Raphael O'Byrne (du Pont des Arts, de quoi réjouir notre camarade WoO)
Montage : Cyril Leuthy
Son : Laurent Gabiot, Thomas Dappelo, Emmanuel Croset

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7. Vers d'autres pistes

Le documentaire, quoique esthétisé, dure sans doute beaucoup, et donne plus envie de suivre la représentation que ces digressions sympathiques. Peut-être pas assez d'insistance sur l'organisation et la technique elles-mêmes, puisqu'on s'adresse ici uniquement à des amoureux de Pelléas, un propos trop général. On l'a déjà précisé, la nécessité de cette sortie en salle est sans doute avant tout (légitimement) économique. Toutefois, quelques images-pépites sont intéressantes et font réfléchir bien entendu.


Le film de Philippe Béziat épargne, en principe, les poncifs (pénibles et inexacts) de l'émotion collective lors de la Communion dans l'Art. Même si l'aspect laborieux n'est pas souligné, on nous épargne une vision angélique.


On a aussi relevé quelques détails qu'il faudra fouiller dans CSS.

On a déjà signalé la parenté entre l'entrée dans la forêt et le début du II de Boris de Moussorgsky, amusante (et pas nécessairement fortuite...). A appuyer avec un exemple sonore.

On a noté la déclaration d'Olivier Py sur le naturel de la prosodie de Pelléas, calqué sur le rythme de la langue française, ce qui est faux. Essayez de dire à haute voix le texte de Maeterlinck en suivant la courbe prosodique de Debussy, et vous constaterez que cela ne correspond pas à la vraie prosodie naturelle (c'est le mot qu'il emploie, il me semble).
Debussy recrée une prosodie imaginaire, certes respectueuse de la prosodie française, mais en rien naturelle, tout artificielle, comme suspendue. On a du reste énoncé cet argument il y a longtemps sur CSS, on le reprendra peut-être avec des exemples précis.

Plus énigmatique, bien que je n'aie pas du tout trouvé, comme lu ici ou là, les déclarations de Py verbeuses : « ce n'est pas psychologique, c'est symbolique - ou même plutôt héraldique que symbolique ». Les farfadets ont beau être notoirement passionnés par l'héraldique, le sens de cette distinction leur échappe pour l'instant - mais il doit bien y avoir une exégèse à faire, il n'est pas pensable qu'Olivier Py ait lâché cela gratuitement. Spontanément, on imagine qu'il parle d'une sorte de langage très schématique et très codé, qui préciserait "symbolique" plus qu'il ne le contredirait. Cela ne conviendrait pas si mal à Pelléas, il est vrai.
On a déjà proposé un mode d'emploi des motifs et symboles dans Pelléas, que les différents articles de la série complètent plus précisément, par l'exemple. Il y manque beaucoup de choses, et surtout un point un peu précis sur l'usage de leitmotive très différents de ceux que la tradition musicale utilise. [Et ici non plus, on n'est pas en accord avec l'interprétation très simplifiée de Py, qui en fait des motifs-décor à la manière de Richard Strauss et Franz Schreker (des béquilles compositionnelles chez eux, qui plus est), ce qu'ils ne sont pas, il me semble.]

Enfin, Jean-Sébastien Bou décrit Allemonde comme un univers où « tout va mal », ce qui n'est pas si évident : le père de Pelléas guérit à Allemonde. Tout simplement, le décor de Maeterlinck est bâti à l'inverse de la logique : le réel précis et terrible est à l'extérieur de la scène, tandis que tout ce qui se passe devant nos yeux est fuyant et indécidable. Cela renforce aussi l'impression de dérisoire et de nulle part, lorsque des amourettes à moitié avouées éclipsent les horreurs de la guerre et de la famine, dont on ne saura jamais rien qu'à travers quelques références anecdotiques et vaguement indifférentes.
Ensuite, on pourrait aussi se poser la question si, dans l'univers de Pelléas, Allemonde représente un monde à part (un Altermonde), ou bien un domaine semblable aux autres domaines du monde entier (un Allesmonde). Ca se débat.

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Bref, on n'a pas fini de sonder ce puits sans fond. (Et ici, on pourrait citer mainte réplique de la pièce pour faire intelligent.)

En attendant que nous poursuivions, les lecteurs de CSS peuvent toujours aller feuilleter notre série sur l'oeuvre, où l'on se promène gentiment parmi cette forêt de symboles familiers.

Notes

[1] Certes, Golaud est un aveugle qui croit voir, Mélisande voit Pelléas les yeux fermés, etc. Est-ce vraiment là le pilier central de l'édifice ?


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Commentaires

1. Le dimanche 15 mars 2009 à , par Pois de senteur

Vous ? Allez voir au cinéma ? ça devait être en noir et blanc !

2. Le dimanche 15 mars 2009 à , par DavidLeMarrec :: site

Je vous rassure, la qualité de la bande était telle qu'on avait tout de même droit à quelques zébrures.

Et le cinéma où je me suis rendu - sans rire - date du XIVe siècle.


On a sa fierté, tout de même.

3. Le dimanche 15 mars 2009 à , par Pois de senteur

Donc l'honneur est sauf.

4. Le dimanche 15 mars 2009 à , par DavidLeMarrec :: site

En doutiez-vous !

5. Le dimanche 15 mars 2009 à , par Morloch :: site

De ma petite expérience, je crois aussi que c'est dans la mentalité russe, avec toute la pose que ça implique, de roupiller ostensiblement à la répétition et de faire quelque chose de très différent devant le public : surprendre ses partenaires en attendant d'être surpris en retour. Ne pas me demander d'où vient cette attitude, mais il semble que cela soit considéré comme quelque chose de "classe", dans l'idéal russe de l'interprète. Seuls les médiocres font des efforts en répétition.

Forcément un choc culturel pour les français pour lesquels la grande classe consiste à roupiller aussi ostensiblement pendant les représentations que pendant les répétitions.

J'essaierai d'aller voir ce film :)

6. Le dimanche 15 mars 2009 à , par DavidLeMarrec :: site

Je crois que c'est surtout le confort de la troupe qui autorise une petite routine tout au long du processus. (Et qui ne se dément pas forcément le soir. :-) )

A mon humble avis, le véritable choc réside plutôt dans la découverte d'un nouveau métier de pénible : il n'y a plus seulement le percepteur, il s'y ajoute le metteur en scène. Ils ne semblent disposer que de décorateurs (ou alors, le metteur en scène, l'ancien boucher de la rue Bezoukhov, repose en paix depuis deux ou trois décennies, tout en ayant demandé d'être enseveli avec ses notes scénographiques).

[C'est marqué dans quel Diapason hors-série, ta nouvelle catégorie ?]

Je suis un peu injuste, parce qu'à l'Helikon, ils ont des metteurs en scène - enfin, des gens qui sont capables de faire aussi vilain qu'en Allemagne, disons.

7. Le dimanche 15 mars 2009 à , par Morloch :: site

Tssss... c'est un lieu commun personnel, artisanal, maison. Fiat avec mes petites mains industrieuses et tremblantes. Bio presque. Rien à voir avec les lieux communs artificiels à grand tirage de Diapason, rien à voir, pas d'engrais, ni de pesticides. Du lieu commun de développement durable.

8. Le dimanche 15 mars 2009 à , par Papageno :: site

Le seul problème de ce compte-rendu si détaillé, vivant, complet, amusant c'est qu'on n'a plus du tout besoin de voir le film :-P

9. Le lundi 16 mars 2009 à , par DavidLeMarrec :: site

Morloch, et ces petites choses fragiles survivent au sol acide de CSS ? Je ne puis y croire.

(En tout cas, en ce moment, tes poncifs bio sont produits en quantité quasiment industrielle, tu as collectivisé les exploitations, ou tu triches avec l'étiquette en recopiant de de vieux Musica pour contourner la législation LeMondeDeLaMusique ?)


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Papageno, je suis (fier mais) confus d'avoir dynamité le modèle économique de ce si joli documentaire. (Cela dit, l'abstention n'est peut-être pas non plus si frustrante...)

10. Le mardi 17 mars 2009 à , par Caroline

"à part le projectionniste sans doute, le reste du personnel se partage donc pour d'autres 'spectacles' projetés"
... mais le projectionniste aussi.

"Je vous rassure, la qualité de la bande était telle qu'on avait tout de même droit à quelques zébrures."
Blague à part, c'était sur pellicule?... (ceci est une vraie question)

"Et le cinéma où je me suis rendu - sans rire - date du XIVe siècle. "
Ah, quand même!...

Bonjour.



11. Le mardi 17 mars 2009 à , par DavidLeMarrec :: site

Bonsoir !

"Et le cinéma où je me suis rendu - sans rire - date du XIVe siècle. "
Ah, quand même!...

J'ai peut-être un peu exagéré. Considérant les esquisses de meneaux et le retard logique de la province profonde, ce qui ne semble que rayonnant date peut-être bien du XVe.

"Je vous rassure, la qualité de la bande était telle qu'on avait tout de même droit à quelques zébrures."
Blague à part, c'était sur pellicule?... (ceci est une vraie question)

Je n'ai pas entendu la bobine en tout cas, mais il y avait quelques traces, par moment, sur l'image. Cela dit, c'est le cas de tous les films que j'ai vus au cinéma récemment, y compris dans les grosses salles. Je précise que ce sont des choses regardables, et surtout que c'est contre ma volonté.

... mais le projectionniste aussi.

Je le redoutais.

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