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mardi 13 novembre 2007

Traînée de Mélisande

Comparaison et surprise.

Prolongements dans Pelléas (II,1 : la fontaine et l'anneau - et Golaud dans tout ça ?).

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Aviez-vous déjà imaginé que cette enfant apeurée, que cet être opaque et énigmatique, que cette féérie translucide puisse être, par delà son sérieux sinistre, une séductrice infâme, dévoyant les jeunes hommes de bonne famille, déchirant les fratries par le seul jeu de ses avances, aussi rouée qu'éhontée ?

Ecoutez donc Mélisande qui, jouant avec l'anneau de son mari Golaud, le laisse échapper au fond de la fontaine :

[[]]

Une enfant, n'est-ce pas ? L'expression est si simple, sans fard, dépassée par ces enjeux symboliques qui se jouent au-dessus d'elle. Avec peut-être même une pointe de désinvolture joyeuse lorsque l'anneau encombrant est définitivement rejeté au rang des souvenirs.

Plus solennel encore :

[[]]

Sérieuse, appliquée, d'une résignation qui confine au tragique. Non pas un tragique grandiose, mais le tragique de la petite âme applatie par un destin trop vaste, trop incompréhensible. Ces sons droits qui sonnent comme un voile, une petite caisse qui résonne faux - cette petite âme comme creuse.

Oui, bien sûr, on peut toujours avoir dans l'oreille une véritable femme :

[[]],

mi-attristée, mi-coquette - la perte l'affecte autant qu'elle la réjouit comme prétexte à mettre en valeur ce qui était masqué par la bague.

Cette ambiguïté se trouve encore plus sensiblement dans cet être-ci :

[[]],

diaphane, mais d'une transparence opaque, un objet qui laisse filtrer la lumière sans être toutefois éclairé par elle. Cette transparence mystérieuse pourrait être un gage de pureté s'il n'y avait cet vibrato brûlant, troublant. Aux confins de l'éthéré et du voluptueux.

Cette Mélisande aussi immaculée et prompte à blesser que de la chaux fraîche incarne véritablement cet oiseau qui n'est pas d'ici - non pas parce qu'incompréhensible, mais au contraire dotée d'une éloquence merveilleuse. Apte, aussi, à se travestir en de si nombreux tons - les mensonges à Golaud sont extraordinaires d'autopersuasion ou de sincérité forcée.

On imaginera sans doute, à bon droit, qu'on se situe ici au faîte des Mélisande maîtresses du jeu, presque rouées. Pas en raison d'une délibération élaborée que vivrait le personnage, mais par une capacité de manipulation instantanée très saisissante ; aptitude rendue sans nul excès de pédagogie limpide pour le spectateur.

Pourtant, pourtant :

[[]],

exact, ce n'est pas une illusion, on dirait furieusement de l'opérette du côté d'Yvonne Brothier. Mais plus encore, on est frappé par l'impudeur joyeuse, presque insoutenable, qui révèle plus qu'une maladresse complaisante : un geste délibéré.
Insoutenable à cause de ce qu'elle nous présente sur ce personnage qui ne dispose plus d'une once de mystère, et ce pour le pire, à savoir la manipulation (pas trop) vaguement libidineuse. Insoutenable aussi en raison de cette pesanteur dans la caractérisation, qui pousse étrangement cette figure insaisissable vers le type de la femme coquette - pour ne pas dire de la cocotte - à la façon de l'opéra comique et de l'opérette du début du vingtième siècle. Sans atteindre la vulgarité du modèle de la Dorette de Terrasse (Monsieur de La Palisse), chanteuse lyrique attachante mais passablement délurée (à côté de qui Carmen paraît une Lucrèce), cette caractérisation semble s'inspirer sensiblement de ce genre d'emploi - Mélisande ressortissant plutôt à la fausse ingénue qu'à la femme-enfant insaisissable (tantôt habile à manipuler un univers masculin, tantôt victime innocente et expiatoire).

Et ce n'est pas un extrait tiré de son contexte : à l'acte IV, lorsque les amants sont surpris et occis (C'est Golaud.), il semblerait qu'elle annonce le retour de son mari en effet, mais dans un vaudeville.

Eclairage singulier donné par ces incarnations sans mystère au Pelléas de Debussy et plus encore de Maeterlinck, en en révélant tout le fonds humain - on a beau être hors du monde [1], on n'en est pas moins très contingent ; la féérie paraît alors un prétexte au dépaysement, tout en y exposant les ressorts traditionnels du triangle amoureux, connus de tous, dans toute leur prévisibilité, et avec un goût de l'explicite très prononcé chez les personnages.
On est en droit de penser - et c'est ce que nous soufflent, semble-t-il, les lutins - que Pelléas, bien que disposant des composantes du vaudeville (ou, plus consensuellement, du drame bourgeois), ne limite cependant pas sa portée et son originalité à cela, et que si l'on y rencontre indubitablement des éléments de dramaturgie totalement rebattus et épuisés, ceux-ci, en fin de compte, représentent plutôt la condition de l'intelligibilité d'un théâtre. D'un théâtre d'abord régi par la géométrie d'un réseau de motifs et la création d'atmosphères ineffables par l'affichage, précisément, de l'indicible.

Et la présente balade à travers plusieurs interprétations très diverses (même si, vous l'aurez deviné, l'émerveillement devant la dernière a motivé cette note) atteste bel et bien, il nous semble, les infinies possibilités de ce texte allusif et de cette prosodie imaginaire réinventée. [Le sujet serait à développer prochainement, ici aussi.]




A propos - on l'a déjà dit à plusieurs reprises au détour de notre série - on perçoit bien ici la dimension symbolique concrète de l'anneau, qui représente le mariage même de Mélisande. Le perdre, c'est défaire le mariage. Toute la métaphore est patiemment filée tandis que le drame se déroule à sa propre allure. Mélisande joue avec son mariage, ne souhaite pas le retrouver, ment sur son mariage et son dénouement, profite de son mariage pour se rendre dans la grotte avec Pelléas, etc. [Vous pouvez interchanger mariage et bague, ici.]

C'est d'ailleurs ici un point fondamental de la pièce, puisque Golaud découvre à la scène suivante (II,2) le fonctionnement même de l'écriture de Maeterlinck ! Son obsession devant l'anneau crée une faille vertigineuse dans le processus dramatique : Golaud a compris que l'anneau était symbolique du mariage, et que dans la logique de la pièce, s'il perd l'anneau, il perd Mélisande.
Soudainement, un personnage s'empare donc de cette trame symbolique pour interpréter à l'intérieur même de la pièce les informations qui sont soumises au spectateur. Très troublant ; mais ce ne sera pas un hasard s'il s'agit du personnage le plus humain de la pièce, celui avec lequel s'exerce le mieux l'empathie.
Car Golaud est tout à la fois fortement caractérisé (contrairement à Arkel et surtout Geneviève, plus flous et fragmentaires, presque abstraits), doté d'affects très humains (loin de l'éther un peu incompréhensible du couple d'amants, à moins d'interpréter à la façon d'Yvonne Brothier), et surtout le seul dont les motivations soient bien intelligibles - un étalon d'humanité auquel il est possible de s'identifier au sein du drame ; ce qui ne rend sa tragédie que plus déchirante pour nous qui voyons son crime et le plaignons sincèrement.

Bref, auprès de cette fontaine en II,1 se met en place un dispositif fondamental, peut-être le plus subtil et le plus fascinant de la pièce de Maeterlinck. [2]







Avec de la musique de Debussy, de surcroît - à ce qu'il paraît.







Annexe : Interprètes

(sans commentaires, pour éviter d'y passer cette nuit et celle de demain)

  1. Colette Alliot-Lugaz & Didier Henry
    • Charles Dutoit, Orchestre Symphonique de Montréal
    • Decca 1990, disque épuisé - pourtant notre référence personnelle, du moins au disque
  2. Anne-Sofie von Otter & William Burden (le merveilleux Michel de la Juliette de Martinů à Paris - première série)
    • James Levine, Orchestre du Metropolitan Opera de New York
    • New York, radiodiffusion de février 2005
  3. Angelika Kirchschlager & Simon Keenlyside
    • Simon Rattle, Orchestre Philharmonique de Berlin
    • Salzbourg, radiodiffusion d'avril 2006
  4. Magdalena Kožená & Sébastien Bou
    • Marc Minkowski, Mahler Chamber Orchestra
    • Paris (Opéra-Comique), radiodiffusion (représentation du 30 avril 2002, pour le centenaire)
  5. Yvonne Brothier & Charles Panzera (lequel, malgré son « émission haute », coupe nombre d'aigus)
    • Piero Coppola, Orchestre du Grammophone
    • Disque d'extraits de 1929, première apparition de l'oeuvre au disque (hors les très brefs extraits avec piano par Mary Garden et Debussy). Il n'est pas impossible cependant que des tirades isolées aient été furtivement placées au fond de quelque récital, mais cela demeure improbable vu la nature desdites tirades aussi bien que desdits récitals. Il existe trois éditions de Coppola disponibles à ce jour :
      • Chez VAI, couplée avec des extraits intéressants, assez complémentaires, gravés par Georges Truc, légèrement postérieurs et légèrement inférieurs. Il s'agit de l'édition (très peu chère) que nous recommanderions.
      • Chez Pearl, couplée avec un récital Panzera Debussy-Milhaud-Duparc - dans le goût de Camille Maurane, en encore plus limpide et rayonnant, et avec une distance un peu moindre au texte, mais très similaire. Très peu cher également.
      • L'onéreux pressage chez Andante (dont les techniciens sont réputés pour leurs bonnes restaurations), dans le coffret Desormière, avec, également, les scènes gravées par Truc. Cher pour des enregistrements disponibles à prix plancher ailleurs.

Notes

[1] Hors du monde, mais dans une certaine mesure seulement ; nous devons aborder le sujet à quelque occasion. Même sans développer l'évidence de l'humanité des passions représentées par Maeterlinck (faute de pouvoir en imaginer d'autres peut-être, mais surtout pour que le drame puisse être reçu par des spectateurs, voire les toucher), on peut assez aisément relever de nombreuses incidences du réel qui fissurent le calme suspendu d'Allemonde - dont le drame aristocratique et familial, somme toute restreint, semble laisser à dessein dans l'ombre un univers manifestement violent et tragique.

[2] On peut le mettre en balance avec les métaphores horizontales et (dans une moindre mesure) Allemonde fissuré par le réel, c'est entendu. Chacun son goût.

David Le Marrec

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