Debussy : La Chute de la Maison Usher, des paris de reconstruction
Par DavidLeMarrec, mercredi 7 mars 2012 à :: Autour de Pelléas et Mélisande - Opéras français d'après le romantisme - Saison 2011-2012 :: #1931 :: rss
A l'occasion d'un essai de représentation à l'Amphithéâtre Bastille, quelques mots sur les enjeux et les nombreuses tentatives de reconstitution de cet opéra inachevé. Archive d'une version récente de la radio-télévision néerlandaise (avec rien de moins que Henk Neven et Yves Saelens) :
Concernant le spectacle parisien du 3 mars, assez déçu par ce patchwork (esquisses mêlées du texte de Poe et de mélodies dépareillées de Debussy), qui fonctionne certes en tant que tel, mais n'a pas le potentiel de fascination de la version restituée et orchestrée de la Maison Usher - ces extraits avec piano sont certes de loin les plus intéressants de la soirée, mais le déséquilibre entre le piano, le récitatif ultra-ascétique et volume sonore assez considérable des chanteurs ne comble pas totalement.
Ce n'est cependant pas un pari illégitime, dans la mesure où ces deux courts opéras avaient vocation à constituer un diptyque pour la même soirée américaine (il signe un contrat à l'été 1908 avec le Met, pour ses deux Poe à venir).
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1. Le diable dans le beffroi
On n'a pas retrouvé de nouveautés pour Le diable dans le beffroi : ce n'est que la même poignée de mesures (essentiellement le carillon debussyste, assez jubilatoire), et divisée en quatre fragments (tous inachevés) : rien d'exploitable. C'est l'alibi employé pour en faire un "spectacle jeune public", grâce au surjeu délibéré d'Alexandre Pavloff, qui déclame le texte de Poe en faisant usage de force gesticulations, et en appuyant chaque mot de façon souvent artificielle (voix de fausset dès que le mot "femme" apparaît, par exemple). Une sorte de théâtre de foire pour amuser les plus jeunes (pas franchement hilares, et moi non plus).
Il est au demeurant sonorisé de façon assez outrancière (alors que sa technique ne le demande absolument pas dans la petite salle de l'Amphithéâtre), à croire que les comédiens-français ne se déplacent plus sans leur ingé son !
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2. La Maison Usher rafistolée
La Chute de la Maison Usher a bien sûr plus de substance, et cette prosodie artificielle de post-Pelléas - mais dans une atmosphère musicale totalement désolée et un contexte dramatique bien plus concret - laisse entrevoir des intuitions assez géniales pour la suite de l'oeuvre. Cela aurait assurément constitué une oeuvre majeure si elle avait été achevée, et justifie totalement les restitutions qui en ont été faites ces dernières années.
Jeff Cohen a au contraire fait le choix de n'utiliser que le matériau original, et les vides sont comblés par une suite de mélodies sur des textes de Verlaine, enfilées à la suite et censées développer un peu le caractère de chaque personnage. Ce n'est pas mal vu, mais dramatiquement, cela ne peut fonctionner (c'est de la poésie, pas du théâtre), et surtout musicalement, le langage en est beaucoup trop différent : ces mélodies sont pleines de rondeurs, de couleurs, alors que le langage implacable d'Usher est décharné, oppressant, cruel. Même « Colloque sentimental », en théorie judicieux, semble très généreux, presque romantisant en comparaison.
Pour qui ne l'aurait pas entendu, il faut rapprocher Usher de la vision de Pelléas par Desormière, quelque chose d'un monde permanent et profondément inquiétant.
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3. Interprètes et mise en scène
Les chanteurs sont très bons, mais choisis à partir de formats fonçus pour l'orchestre et les grandes salles : Philip Addis comme Alexandre Duhamel sont très convaincants, mais trop "vastes" pour un discret amphithéâtre et un piano aussi mesuré que celui de Cohen.
Valérie Condoluci qui dispose de très jolis [R] convient bien mieux, dans le peu qu'il lui est donné de chanter, à la couleur qu'on peut attendre, moins sonore, plus sensible à la demi-teinte, claire mais comme voilée...
Quant à la mise en scène, à défaut d'être vraiment opérants, le concept de la réunification des deux histoires, ou certains dispositifs comme la chute assourdissante de tous les livres de la bibliothèque (de façon presque invisible, en inclinant l'intérieur des étagères) pour figurer la destruction finale, sont assez bien vus. Et, dans le cadre qui a été donné (aucune reconstitution de ce que n'a pas fait Debussy), est d'une certaine façon le mieux qu'on puisse concevoir.
Même si ça ne marche pas, ce n'est pas dépourvu de mérite.
En réalité, vu la nature du matériau restant, sans un travail de "couture" et même de réécriture très conséquent, cela ne peut tout simplement pas fonctionner pleinement.
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4. Solutions
Le mieux est donc de se tourner vers les reconstitutions, il en existe un certain nombre.
=> 1977 - Carolyn Abbate (orchestration de Robert Kyr), dont il n'existe aucune version commerciale (ni même aisément disponible sous le manteau, à ce qu'il semble).
=> 1977 - Juan Allende-Blin, qui utilise les vingt minutes réellement écrites par Debussy, avec un résultat discontinu qui ne permet pas la représentation. C'est la version enregistrée par Georges Prêtre (avec François Le Roux et Jean-Philippe Lafont) chez EMI. J'en trouve au demeurant l'orchestration assez fade et très peu debussyste (beaucoup de cordes...).
=> 2006 - Robert Orledge, qui reconstitue l'ensemble de l'opéra (cinquante minutes de musique). Ici au contraire, le flux est naturel et l'illusion parfaite : l'orchestration est réellement du Debussy, et du Debussy opératique d'après Pelléas, alors même qu'il n'en a rien écrit ! En plus de proposer une vision tout à fait cohérente de ce qu'est cet opéra complet, Orledge est parvenu à inventer le style d'orchestration de Debussy à cette période, à partir de ses habitudes passées, mais en tenant compte du langage plus radical et tranchant de l'harmonie dans cette pièce. Coup de maître.
C'est la version utilisée dans le DVD Foster à Bregenz (avec Scott Hendricks), qui est dansé, et dans la vidéo indiquée en début de notule, vous pouvez donc en juger par vous-même.
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Il existe un assez grand nombre de notules autour des autres opéras de Debussy.
Commentaires
1. Le mercredi 7 mars 2012 à , par Ugolino Le Profond
2. Le mercredi 7 mars 2012 à , par DavidLeMarrec
3. Le jeudi 8 mars 2012 à , par Ugolino Le Profond
4. Le jeudi 8 mars 2012 à , par DavidLeMarrec
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10. Le vendredi 22 août 2014 à , par David Le Marrec
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