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Une décennie, un disque – 1720 – le motet polychoral allemand en gloire


1720


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Singet dem Herrn ein neues Lied
par le Scholars Baroque Ensemble

Compositeur : Johann-Sebastian BACH (1685-1750)
Œuvre : Singet dem Herrn ein neues Lied « Chantez au Seigneur un chant nouveau » (1726 ou 1727)
Commentaire 1 : À mon sens, les motets incarnent le sommet de l'art de Bach, le lieu où sa science contrapuntique sans exemple (quantité de doubles et triples fugues dans ces motets à double chœur) rencontre une sensibilité moins évidente pour moi dans ses œuvres les plus ambitieuses, dont l'objet paraît plus formel. Quelque chose du frémissement des meilleurs moments des Passions intégré dans une hymne à la polyphonie la plus expansive.
    Et au sommet de ce corpus figure Singet dem Herrn, d'une folie musicale étourdissante, mais aussi d'une gourmandise prosodique qu'on ne connaît pas souvent à ce degré chez Bach – les volutes du mouvement d'entrée, les réponses « chantez ! » (les ensembles les plus inspirés utilisent le troisième temps pour faire claquer les « t » finaux de « singet ! » comme cithares et cymbales !), les vocalisations de voyelles et les tourbillons de consonnes, les appuis des entrées fuguées sont très étudiés, et secondent véritablement le texte. Tout en chantant le chant et la danse, le chœur crée du chant et de la danse, invite au chant et à la danse.
    Deux psaumes (149 et 150, Cantate Domino et Laudate Dominum, dans leurs déclinaisons latines habituelles) pour les fugues aux extrémités, avec fusion des deux chœurs dans la dernière. Au centre, une partie apaisée avec un choral sur un cantique de louange (mais évoquant la mort) de Poliander (de 1548, le premier jamais écrit pour le culte luthérien !), auquel répond un chant de type aria, le tout en alternance entre les chœurs (qui chantent tous deux des chorals et des arie). Même la structure générale, donc, alternant les Écritures et les textes de célébration semi-récents, l'homorythmique et le contrapuntique, les groupes séparés et réunins, dit quelque chose du texte, de la religion.
    Je trouve, dans ce corpus, avec le même vertige d'aboutissement formel que pour ses plus grandes œuvres, une générosité avenante, immédiatement accessible et grisante, plus que dans n'importe quelle autre pièce de Bach.

Interprètes : Anna Crookes, Kym Amps (sopranos), Angus Davidson, David Gould (contre-ténors), Robin Doveton, Julian Podger (ténors), Matthew Brook, David van Asch (basses) ; Jan Spencer (violon), Pal Banda (violoncelle), Terence Charlston (orgue positif) ; le tout nommé Scholars Baroque Ensemble, « coordination artistique » par David van Asch  (Naxos, 1996).
Commentaire 2 : Au sein d'une discographie évidemment fort généreuse, quelques critères de choix. Je trouve que le chant à « un par partie » (dont la véracité historique fait l'objet d'âpres débats, et je crois plutôt en perte de vitesse), c'est-à-dire à quatre chanteurs pour un chœur (donc huit chanteurs pour les motets à double chœur, chacun tenant une ligne spécifique) apporte un avantage décisif par rapport à n'importe quelle autre grande version, même à deux par partie : le texte est articulé par un individu et quitte cette abstraction collective, chaque inflexion devient personnellement expressive. Dans les chorals, ce n'est pas spécialement un enjeu, mais dans les fugues, cette singularité des voix (qui rend en outre les lignes plus audibles) a un prix très particulier, que je ne suis pas prêt à céder.
    Cette version, outre d'être très bien chantée et dite, avec une réelle saveur, jouit d'un atout supplémentaire : pas de doublures instrumentales – qui, là aussi, tendent à occulter les chanteurs et à accaparer les couleurs. Seulement une basse continue (violoncelle et positif), et déjà je m'en passerais volontiers – mais il n'existe pas de versions discographiques sans (croyez bien que j'ai activement cherché). Ce qu'on en sait historiquement est, là aussi, en faveur de doublures des parties vocales lorsque des instruments étaient disponibles – et rationnellement, cela rend les lignes plus lisibles et évite aux chanteurs de dévisser dans les parties les plus difficiles solfégiquement. Mais en termes de résultat, celle-ci l'emporte, hymne au Verbe triomphant !
    Seule toute petite réserve : les ténors et surtout les contre-ténors (là aussi, un bon choix pour éviter des femmes dans leurs mauvaises notes, et proposer des timbres bien différenciés) sont un peu pâles, pas très colorés.

Un peu de contexte : le genre du motet
    Le mot de cantate ou de motet ne recouvre pas le même genre selon les aires stylistiques, au début du XVIIIe siècle : les Français ont essentiellement des cantates profanes, les Italiens les deux (les cantates sacrées étant souvent des paraphrases des écritures par des librettistes, façon Brockes-Passion), les Allemands aussi (les cantates sacrées ont une structure en forme de mini-opéra, avec ouverture, récitatifs, airs, chœurs figuratifs, chorals, dans lesquels peuvent se combiner des Écritures et leur paraphrase / commentaire / reconstitution dialoguée).
    Il en va de même pour le motet : il s'agit en réalité d'une composition plus libre, hors de l'ordinaire de la messe. En France, il est presque toujours en latin (en général des Psaumes ou en tout cas des textes de la grande tradition des prières « officielles »), tandis que dans l'Allemagne réformée où exerce Bach, ce sont des pot-pourris de textes tirés des Psaumes, des Épîtres, d'hymnes plus récemment écrites… Qui peuvent être assemblés par le compositeur lui-même – bien que ce point soit sujet à débat chez Bach.
    Les témoignages laissent à penser qu'on en a perdu un assez grand nombre chez Bach. Ceux qui nous sont parvenus et dont nous connaissons l'occasion sont liés à des événements funèbres(obsèques, funérailles, commémorations…).

Alternatives discographiques :
    Mon idéal existe, mais pas au disque. Complètement a cappella par Voces8 lors de ce concert filmé lors du festival de Vaisons-la-Romaine. La vivacité, la typicité des timbres (même si, la aussi, surtout vrai pour les sopranos et les basses), le sens du rythme (ils font beaucoup d'arrangements jazzy, filmiques, etc.), et, donc, l'absence de toute interférence instrumentale, l'émotion verbale et vocale brute.
    Sans surprise, donc, les versions que je trouve les meilleures sont celles à un par partie : le disque de Voces8 précisément, avec les Senesini Players (Signum), que je recommande vivement, une explosion de saveurs (grâce aux doublures instrumentales très réussies ; difficile arbitrage avec le disque Naxos pour cette présentation du disque de la décennie), la seconde version de Kuijken (chez Challenge Classics), celle de Kooij (moins vive), Junghänel (peut-être à 2PP, à vérifier)…
    Ensuite viennent d'excellentes versions en petits ensembles, Norwegian Soloists, Hermann Max ou même en grands chœurs : Gardiner bien sûr, mais aussi, plus étonnants, Sourisse (très, très convaincant), Hiemetsberger (Chœur Sine Nomine), Holten (Radio Flamande)…
    Je ne suis pas là pour dire du mal, mais signale tout de même que, si jamais vous étiez attirés par la promesse de leur nom, Harnoncourt, Bernius, Fasolis, Higginbottom, Jacobs, Reuss, Herreweghe ou Ericson ne sont pas forcément au niveau de leurs meilleurs standards (sans être infâmes, je les ai trouvés un peu trop épais et en tout cas pas tellement touchants). Reuss, Suzuki, Herreweghe II, voire Jacobs (mais attention avec grand chœur, acoustique très réverbérée et exécution un brin molle…) restent cependant très agréablement écoutables, mais je crois qu'on peut réellement trouver mieux, même avec grand chœur.
  

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Commentaires

1. Le jeudi 20 décembre 2018 à , par David Rolland

Bonjour David. Cette série de disques par décennies et va sans nul doute atteindre son acmé d’ici peu. Cette fois, puisque tu m’as en d’autres temps et en d’autres lieux initié aux motets de Bach, je suis très attentif à ton article et je partage ton goût pour les voix de The Scholars Baroque Ensemble, tant pour leur qualité de chant que pour leur effectif allégé à une voix par partie. D’autant plus que je trouve à ces motets une densité sonore trop importante : ça chante tout le temps, trop pour ma part, et le rapport chant/rythme ne va pas en faveur de mon sens de la danse, que j’entends davantage dans les chœurs et arias des cantates de Bach, où la mécanique céleste est secondée et amplifiée par le jeu de l’orchestre. Cela dit, les Motets sont très beaux et très agréables, je n’ai juste pas l’habitude de les écouter souvent, mais plus souvent quand même que n’importe quel requiem, justement parce que la tristesse, la pompe et la grave solennité en sont absentes, au profit de l’ivresse du chant. Merci pour ces belles (re)découvertes !

2. Le jeudi 20 décembre 2018 à , par DavidLeMarrec

Bonsoir David,

Je suis enchanté si j'ai pu transmettre un peu de mon intérêt pour ses pièces – alors même que je suis tout sauf un adulateur de Bach (pas parce que je le réprouve, mais parce que son langage, pour mainte raison, ne me touche pas directement, que ses ses objectifs ne sont manifestement pas les miens), ce sont pour moi des sommets de l'art humain.

En effet, oui, c'est dense, mais compensé par un sens du texte que je ne trouve pas dans ses autres œuvres vocales, qui obéissent à des logiques plus purement musicales (ou mélodiques, dans certains airs) qu'avant tout verbales ou dramatiques. Et pour la danse, ce n'est pas le cas de toutes les sections, mais celles qui sont fuguées, et en particulier aux extrémités de Singet dem Herrn que j'ai placé en tête de gondole, ont véritablement cette qualité. [Ensuite Bach reste Bach, la danse n'est clairement pas sa priorité par rapport à la forme, ou à l'intérêt du contrepoint.]

J'espère que les prochains épisodes t'apporteront quelques satisfactions – même si Bach en sera absent, en tout cas J.-S., car…

3. Le jeudi 20 décembre 2018 à , par David Rolland

😳 Plaît-il ? Tu veux dire que ... ne sera pas du voyage ? 🤯 J’aurais donné cher pour lire un article de toi au sujet de ..., une œuvre complètement à part. D’ailleurs, je me rassure en pensant que c’est pour ça. Tu n’as pas trouvé LA version idéale, TA ..., encore que, si tu veux mon avis, ... et son ensemble fassent l’affaire pour au moins une décennie ou deux. Enfin, il y a tellement d’autres musiques à écouter et à découvrir, que je n’en ferai pas une maladie. Je suis juste un peu...🥺

4. Le samedi 22 décembre 2018 à , par DavidLeMarrec

Je n'aime pas tout dans cette œuvre-là, plutôt le contrepoint virevoltant des grands ensembles du Gloria et du Credo que les airs à volutes. À un par partie, ça passe vraiment très bien pour moi, ici aussi… Mais le but étant de couvrir le maximum de répertoire, j'avais pas mal d'œuvres plus essentielles pour moi et dans des genres pas encore bien explorés, pour sacrifier à nouveau à la messe. :)

À cela s'ajoute que le but de la série est certes de dresser un portrait factuel de l'évolution musicale (les choix sont subjectif, mais la succession des dates, elle, est bien réelle), avec dans la mesure du possible des propositions alternatives : si c'est pour conseiller L'Orfeo par Harnoncourt ou les Symphonies de Beethoven par Karajan, je crois qu'on n'a pas besoin de moi, l'information est assez aisément disponible par ailleurs… Le but est donc plutôt de favoriser la découverte. (Mais j'aurais très volontiers suggéré la Messe en si à 1PP de Minkowski, par exemple, si j'avais eu la place.)

5. Le lundi 24 décembre 2018 à , par Benedictus

J'espère en tout cas que, fils Bach pour fils Bach, tu nous gratifieras de l'Amadis de J.Ch. ou des Sonates pour clavier de W.F. plutôt que des œuvres du Conseiller Principal d'Éducation (ou du Contrat de Première Embauche.)

(Et joyeuses fêtes!)

6. Le lundi 24 décembre 2018 à , par Raphaël D

Salut David,
Oh mais dis-donc, tu tombes pile-poile sur le motet sur lequel je fais une fixette monomaniaque en ce moment !
Tout à fait d'accord sur les Voces8 (chez Signum tu veux dire ?), en revanche je découvre la version du Scholars Baroque Ensemble et je n'aime pas du tout : petits problèmes de justesse, timbres pas toujours très jolis (l'une des deux altos et vraiment beurk), manque d'homogénéité...
Les Hilliard l'ont enregistré à 1pp sans instruments ni continuo chez ECM, tu connais ? Assez beau vocalement mais un peu froid et tristoune...
Perso, en plus de Voces8, mes préférences vont vers Gardiner 2, d'une jubilation quasi expressionniste (parfois au détriment de la carté ou de la beauté plastique) ou à l'inverse Herreweghe 1 pour cette incroyable fusion des timbres, cet espèce de lumière qui semble venir de l'intérieur - malgré une certaine mollesse dans les tempi.

7. Le lundi 24 décembre 2018 à , par DavidLeMarrec

Bonsoir Messieurs !

@ Benedictus : Je ferai ce que voudrai. >:-> Et comme je n'ai sélectionné que des chefs-d'œuvre dans des interprétations fulgurantes, tu seras prié d'être content dans tous les cas. A priori c'est un disque que tu n'as pas essayé – et n'auras pas forcément envie de tenter. :)

@ Raphaël : Merci, j'ai corrigé, pas du tout la même spécialité, même si Signum a eu une période chambriste qui pourrait très vaguement se rapprocher de ce que Simax fait à présent.
Effectivement, les timbres de Herreweghe I (dans cette période, la Chapelle Royale / Collegium Vocale était vraiment le plus beau chœur du monde) et les phrasés de Gardiner II sont fantastiques, mais j'ai envie d'entendre toutes les lignes là-dedans, et c'est difficile avec de grands chœurs : comme tu le dis, Herreweghe est un peu rigide et Gardiner pas toujours transparent. De très bonnes fréquentations, mais comme j'ai le choix…
Les Hilliard chez ECM, c'est certes mieux que leur sinistre version chez Virgin=>Erato (où ils doivent être 2PP, un positif, et l'un des deux chœurs caché quelque part dans le transept, vraiment le cumul des défauts des deux mondes…), mais ça donne le sentiment qu'ils continuent de penser Renaissance, avec une lecture très verticale alors que tout ici exlalte la mélodie, la linéarité, la danse. Pas très convaincant si l'on se réfère au sujet festif du Psaume en question…

Quants au Scholars Baroque Ensemble : les timbres sont un peu blancs, c'est entendu (enfin, surtout chez les altos). Ce sont deux altos masculins… quand tu t'en aperçois, ça rend plus tolérant sur le côté poussé pas très joli et sur les problèmes de justesse. (Malgré tous ces défauts, je trouve que les altos masculins sont vraiment ce dont on a besoin dans les chœurs sacrés baroques, ça évite d'avoir des femmes tassées dans leurs mauvaises notes, le résultat est toujours beaucoup plus lumineux et élancé.)  Les problèmes de justesse sont franchement très marginaux ici, ça s'entend parce qu'ils sont très exposés à 1PP et captés de près,  mais sinon.
Ce que tu appelles manque d'homogénéité, je l'appelle lisibilité… je trouve extraordinaire que les lignes soient aussi individualisées ; même Voces8, à cause des instruments, n'est pas aussi clair. Et puis ça danse assez raisonnablement. En l'absence de Voces8 a cappella, je trouve ça assez idéal, mais je conviens tout à fait que ce n'est pas une version avenante, chaleureuse ou colorée, plutôt une sorte d'épure qui laisse toute la place à l'esprit de la partition. <3

Merci d'être passé, ça faisait longtemps !

8. Le lundi 21 janvier 2019 à , par Benedictus

Je viens de m'apercevoir, dans tes recommandations alternatives, que tu parles de «la seconde version de Kuijken (chez Accent)» - or la seconde version de Kuijken est chez Challenge Classics, c'est la première qui est chez Accent. Donc recommandes-tu la première (chez Accent) ou la seconde (chez Challenge)?

9. Le lundi 21 janvier 2019 à , par DavidLeMarrec

Oh, bien vu, merci ! C'est Kuijken II chez Challenge Classics que je trouve très convaincant ; chez Accent, c'est très bien, mais un peu plus figé.

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