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mercredi 20 mai 2015

[Carnet d'écoutes n°77] – Ibert, d'Indy, Bartók, Haydn : Le Chevalier errant, Chansons et Danses, Duos, Crincrins…


Quelques échos autour d'écoutes récentes… et quelques insolites de diverses natures.

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A. Œuvres

Ibert – Le Chevalier errant, Les Amours de Jupiter

Timpani vient de publier deux ballets de Jacques Ibert… Comme d'habitude, la qualité est au rendez-vous. Avec l'Orchestre National de Lorraine bien sûr (peut-être mon orchestre chouchou en France…), dont Mercier tire des sonorités d'une variété de couleur (et d'une sûreté technique) rares pour un orchestre français. Et aussi, ce qui était moins évident, avec les œuvres, en particulier Le Chevalier errant.

Les Amours de Jupiter sont commandées pour un ballet de Roland Petit en 1945 (création en 1946), au début de l'existence du Ballet des Champs-Élysées ; autour de cinq entrées (Enlèvement d'Europe, Léda, Danaé, Ganymède, Retour à Junon) se déploie la veine légère d'Ibert et du temps, mâtinée d'influences de café-jazz et de velléités néo-classiques. Belle partition bien faite, dans le registre du style le plus léger d'Ibert.

Le Chevalier errant est tout autre et fascine davantage. Issu d'une commande d'Ida Rubinstein (à l'origine également d'Orphée de Roger-Ducasse sur son propre argument, du Boléro de Ravel, d'Amphion de Valéry-Honegger, de Perséphone de Gide-Stravinski, de Jeanne d'Arc au bûcher de Claudel-Honegger et d) après le grands succès de son premier ballet Diane de Poitiers (1934), il demande de grands moyens, un peu à la façon de Jeanne d'Honegger : deux récitants, chœur, grand orchestre.
L'œuvre est achevée en 1936, mais dès la fin de 1935, Ibert en prépare une réduction pour le concert (une suite composée de l'essentiel des quatre tableaux, mais sans chœurs ni récitants, retranchant le tiers de la durée).

Le langage est étonnant pour Ibert, vraiment dense, assez moderne, certes lumineux pas du tout empreint de sa légèreté habituelle : de la véritable musique ambitieuse, ce qui n'a pas si souvent été son cas – en tout cas rarement sans citations folkloriques (L'Aiglon), arguments parodiques (Persée & Andromède), habillages primesautiers… C'est pourquoi ce disque est indispensable.

Quatre tableaux se succèdent :

  • les inévitables Moulins, où Dulcinée apparaît bizarrement (dans la version définitive de 1950, elle y exécute carrément des Variations) ;
  • les Galères, autre moment de bravoure très proche du roman (Quejana libère des prisonniers qui, se révélant étrangement mauvais sujets, massacrent leurs anciens maîtres sans que le héros puisse rien y faire) ;
  • l'Âge d'or, qui prend au pied de la lettre les rêves d'Arcadie du héros, d'une façon qui n'est pas décrite dans le roman, mais qui en prolonge les allusions (enfin, les danses paysanes ne sont pas exactement ce qu'il entendait exalter…) ;
  • enfin les Comédiens, qui n'a plus aucun rapport avec l'original : Don Quichotte part sauver une jeune fille prisonnière d'un géant (en réalité, ce n'est qu'une pièce jouée par des acteurs itinérants) mais, frappé par celui-ci, il tombe mort. Apothéose et transfiguration.


Cette dernière partie n'a non seulement aucun rapport avec le récit de la mort de Don Quichotte (épuisé, pris de fièvre en rentrant chez lui) ni avec son ton (sévère sur les erreurs de jugement du personnage – alors qu'ici, on a une nouvelle version du final du Roi Arthus de Chausson ou de Prométhée triomphant de Hahn, ainsi que de beaucoup d'autres œuvres du temps : Tristan, Parsifal, Die Frau ohne Schattent, Fervaal, Sigurd empruntent aussi cette voie)… mais de surcroît pas le moindre rapport non plus avec l'épisode consacré aux comédiens (chapitre 11 de la seconde partie), où le spectacle fait simplement peur à Rossinante : Don Quichotte tombe et les comédiens se moquent de lui.

La modernité des Moulins et les beaux archaïsmes triomphants de l'Âge d'or méritent vraiment le détour.

À cela, il faut ajouter les qualités déjà mentionnées de l'Orchestre National de Lorraine dirigé par Jacques Mercier avec une exactitude remarquable, se parant de couleurs étonnantes qui évoquent souvent les alliages de Petrouchka, avec une qualité de finition rare chez les orchestres français, et non sans enthousiasme.
À découvrir.

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Béla Bartók – 44 Duos pour violons (BB. 104 ; Sz. 98)

Bien qu'écoutant finalement peu souvent Bartók – ce folklorisme méchant ne doit pas agir très puissamment sur mes impulsions d'écoute –, j'aime passionnément revenir à ses duos pour violons. Étrange dispositif, à la fois marqué par le folklore et d'une écriture très raffinée, assez abstraite finalement ; très différent des couleurs le plus souvent violentes, tourmentées et bigarrées de la plupart de ses œuvres… Dans ces duos au contraire, le contrepoint coule tranquillement, avec une certaine homogénéité entre les (courtes – pas une n'atteint les trois minutes, et la plupart sont comprises entre 45 secondes et 2 minutes) pièces ; cela n'exclut nullement les audaces imprévisibles, impensables dans un véritable folklore, mais l'effet n'est pas du tout celui d'une ostentation dramatique ou musicale. Bien que ce soit une source d'inspiration évidente pour Kurtág, ces Bartók-là peuvent au contraire aussi bien soutenir l'attention en concert qu'être placés en musique de fond.

Comme on les entend très rarement en vrai (pourtant, ça ne coûte pas cher !), même dans des récitals d'élèves de tous niveaux, il faut bien se repaître de disques. Et là, les versions pèchent souvent par une certaine mollesse, comme si la veine dialoguée (plus que dansante) n'était pas vraiment prise au sérieux – les hongrois aiment à dire qu'eux seuls peuvent comprendre les articulations de la musique de Bartók, liées à la langue et à la musique traditionnelle : c'est exagéré, mais il est vrai pourtant que beaucoup passent à côté de sa logique, en y exaltant seulement les aspects les plus académiques (fussent-ils des audaces).

Il en existe tout de même quelques intégrales, et pas mal d'anthologies (pas un nombre si vertigineux que cela, j'en ai repéré, après un rapide survol, une vingtaine), qu'on peut répartir en trois groupes :

¶ Les lyriques internationaux : Angela & Jennifer Chun (Harmonia Mundi), Frank Kim & S.G. Lee (Violin Foundation), Jan Talich & Agnès Pyka (Indé-Sens) et plus étonnant Péter Csaba & Wilmos Szabadi (Hungaroton) interprètent en privilégiant la mélodie et en gommant les appuis de danse.

¶ Les folkloristes : Wanda Wilkomirska & Mihály Szűcs (Hungaroton), Sándor Végh & Alberto Lysy (Astrée-Auvidis, puis Naïve), Barbabás Kelemen & Katalin Kokas (Budapest Music Center [sic]) accentuent la raucité, jouent de façon très détachée, accentuent les thèmes simples, comme des chansons et danses.

¶ Les lyriques fokloristes : Alberto Lysy & Sophia Reuter (Dinemec Classics), Régis Pasquier & Gérard Poulet (Arion), György Pauk & Kazuki Sawa (Naxos), conservent le legato, mais font tout de même sentir les thèmes capiteux et les échos de danse.

La première option n'a pas grand intérêt à mon avis (je troue par exemple tiède le résultat obtenu par Talich-Pyka ou les sœurs Chun, et Kim-Lee, qui bénéficient d'une prise de son proches dans un tout petit espace, sont même fragiles sur la justesse). La deuxième est parfois un peu extrême, surtout chez Wilkomirska-Szűcs, qui exagèrent leur phrasé scolaire (on dirait du Bach de débutant)… mais le grain, le refus du legato, l'exaltation des thèmes les plus pauvres créent vraiment une atmosphère « authentique » saisissante ; dans ce genre, la lecture plus tempérée de Végh-Lysy me paraît un excellent choix, quand même stimulant par sa radicalité, mais ne renonçant pas pour autant à la beauté et au goût. L'équilibre parfait est peut-être atteint par Kelemen-Kokas, avec ses superbes sons droits qui ne refusent en rien le chant – à mon sens le plus bel enregistrement en matière de son.

Sinon, on s'en doute, j'ai beaucoup de tendresse pour la troisième voie qui me convainc le plus – en particulier Pasquier-Poulet, plus lyrique et beaucoup moins typé oriental que les deux autres, mais qui rend très bien la poésie de ces pages. Lysy-Reuter et Pauk-Sawa sont excellents, beaucoup plus équilibrés dans leur rapport folklore/lyrisme, mais l'intensité constante de leur jeu et de leur timbre est un peu lassante sur la durée pour moi.

Les duos pour violons de Luciano Berio ne sont ni plus ni moins que le prolongement de ceux de Bartók, une fréquentation indispensable si vous aimez ce cycle.

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Indy grand format

Le sixième volume de l'anthologie orchestrale de Vincent d'Indy vient de paraître chez Chandos. Il confirme le résultat hétérogène du projet : Vincent d'Indy est un grand compositeur, mais ses sommets se manifestent plutôt dans la musique scénique (Fervaal, L'Étranger, La Légende de saint Christophe…) ou dans la musique de chambre (Sonate avec violon, Trio avec clarinette, Suite dans le style ancien, Suite Op.91, Chansons et Danses, Quintette avec piano…). La plupart des poèmes symphoniques étaient déjà documentés (certes, de façon éparse) par le disque, et ne méritaient pas forcément la multiplication des versions, d'autant ce n'est pas ici la lecture la plus ardente qui soit. Ce sont surtout les Symphonies qui valent le détour (si, j'ai beaucoup aimé le celtisme archaïsant de Saugefleurie, un peu dans la veine de L'An Mil de Pierné), et l'intérêt, outre de tout regrouper, est qu'on peut entendre l'une de leurs rares versions – il n'existe que Bringuier (avec l'Orchestre de Bretagne) pour la Première, Monteux (San Francisco) et Plasson (Toulouse) pour la très-franckiste Deuxième – et, j'ai l'impression, la seule de la Troisième.

J'ai boudé Wallenstein qui m'ennuie assez ferme, mais j'ai écouté le reste du disque, en particulier les Chansons & Danses, un bijou de l'archaïsme roboratif. Mais la version pour grand orchestre leur fait perdre beaucoup de leur saveur, liée aux timbres crus et aux bondissements de l'effectif pour septuor à vent (flûte, hautbois, 2 clarinettes, 2 bassons, cor) – les cordes lissent tout cela.
À ce paramètre (respectable, ce doit être la première captation de la version pour orchestre, alors qu'il en existe au moins trois versions pour septuor : CBC, Klavier, Timpani) s'ajoutent les caractéristiques de l'interprétation elle-même : j'aime beaucoup le Symphonique d'Islande d'ordinaire, mais ses qualités ne sont pas forcément mises en valeur dans cette musique, et la direction assez indolente de Rumon Gamba, ajoutée à la prise de son en-cathédrale de Chandos, ne rend pas exactement justice au caractère de cette page (là où elle ne fait que limiter l'intérêt d'autres pièces plus traditionnelles et moins sensibles à ce traitement).

Pour entendre la version originale, les solistes du Philharmonique de Luxembourg font merveille chez Timpani, au sein d'un programme dans le même goût, notamment les deux Suites rétro. Beaux couplages également (mais ne se limitant pas à d'Indy) chez CBC et Klavier.

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B. Interprétations

Haydn planant

Suite de la notule.

vendredi 8 mai 2015

[Carnet d'écoutes n°76] – Trouver les héroïnes mozartiennes, guitare électrique chez Monteverdi, Alcyone, Taddia, Tcherniakov, Kampe, Zanetti, Palumbo, guide d'écoute atonale, Atterberg…


Séries de brèves autour d'écoutes ces derniers temps.

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A. Quelques œuvres et disques

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Kurt ATTERBERG : Älven, Symphonies, Concerto pour cor, Quatuors

Après avoir longtemps considéré qu'en dehors de sa Première Symphonie (que je révère complètement), Atterberg s'était largement limité à un style postromantique allégé agréable, je reviens fortement sur ce sentiment. Il faut dire que sur ces compositeurs dont on parle peu (et Atterberg est loin d'être le plus mal loti), il est difficile de trouver l'aiguillon pour vous encourager à poursuivre lorsque votre avis est mitigé – sans cette (amicale) pression prescriptive des ouvrages et des pairs, il est évident que je serais passé à côté de Bach, de Bruckner, de Ligeti, de plusieurs Wagner… Sur ces personnages moins célébrés, il faut faire soi-même les choix de ce qui mérite d'être réécouté pour réévaluation et de ce qu'on n'a pas le temps de retenter. Je m'étais un peu dit que, justement, les symphonies d'Atterberg n'étaient pas une priorité.

À tort, donc, puisqu'à la réécoute de l'intégralité du corpus, je suis extrêmement séduit. Par la Première toujours, sorte de Dixième de Dvořák (en un peu plus lyrique et un peu moins « facile »), mais aussi par la Deuxième, dans une veine très proche ; par les références foklorisantes de la Quatrième, par les timides modernités de la Sixième, par la grande mise en scène narrative des chants de la Neuvième, par les influences françaises de la Troisième…

Les Quatuors, eux aussi, méritent amplement d'être écoutés régulièrement, d'un romantisme généreux mais sans ostentation, un plaisir de la juste mesure qui sied tellement bien au genre.

Quant au Concerto pour cor, c'est l'un des très rares, peut-être le seul que j'aie entendu, à ne pas chercher l'épate sautillante, et à plutôt montrer ses capacités en termes d'atmosphère et de coloris… Assez belle veine mélodique aussi, ce qui n'est pas là non plus la qualité la plus évidente de la littérature pour l'instrument.

Enfin, Älven, « La Rivière », évident équivalent de la Symphonie Alpestre, à l'argument très détaillé, mais dont le résultat paraît tellement plus poétique, peut-être à cause du sujet et de ses effets de flux miroitant, ses soudains changements de caractère, son évolution organique… En tout cas, là encore, la qualité du lyrisme et, chose moins audible auparavant, la finesse d'une orchestration traditionnelle mais non dépourvue d'effets suggestifs, en font une œuvre vraiment jubilatoire, surtout en suivant les étapes qui nous conduisent vers le large…

… et honnêtement, ces œuvres feraient un tabac en concert.

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Marin MARAIS – Alcyone – Minkowski

Cette tragédie, malgré sa belle musique, est surtout restée célèbre à cause de sa tempête, usant d'effets d'orchestration nouveaux qui ont beaucoup surpris à l'époque, et qui de notre point de vue postérieur ouvrent la voie aux figuralismes ramistes.
Il faut dire que le livret de La Motte, suite complètement décousue de situations-types, n'est qu'un prétexte aux effets de couleur caractéristiques de la tragédie en musique (chœurs d'hyménée, prières dans des temples antiques, songes agréables, scènes d'enchantements infernaux, danses de marins…), et se résume au schéma extrêmement simple d'un mariage interrompu par un amant jaloux servi par un grand prêtre véreux. Tout s'emballe un peu (oracle, dieux, enfers, tempête, enlèvement…), et les obstacles finissent pas se lever à grands coups de deus ex machina. On se situe dans la lignée de Dardanus et de Glaucus & Scylla, dans un genre qui doit beaucoup à La Motte, précisément (Omphale est tout à fait dans le même genre prétexte, où en plus il ne se passe absolument rien – réjouissances à la cour d'Omphale, plutôt un sujet de ballet en fait… et encore…).


En revanche, malgré une distribution que je n'aime pas vraiment (Huttenlocher assez couvert et très sombre et uniforme, pas vraiment en style ; Jennifer Smith déjà très aigre et pas très exacte en déclamation), et où émergent tout de même Ragon dans le meilleur rôle de sa vie et la jeune Gens (qui sonne alors vraiment soprano léger, tout en ayant déjà toutes les qualités de timbre, de souplesse et d'éloquence qui font sa gloire aujourd'hui)… malgré cette distribution donc, je suis fasciné par l'interprétation un peu passée de mode désormais de Minkowski.
Ce n'est pas vraiment nerveux, ça sonne un peu « baroqueux d'il y a longtemps », plus génération Pinnock-Parrott que Fasolis-Spinosi, mais l'artifice du studio est exploité à son meilleur : ces récitatifs accompagnés au théorbe solo (superbes réalisations, ce n'était pas Monteilhet chez les Musiciens du Louvre à l'époque d'ailleurs ?), murmurés par les chanteurs, sur les harmonies mouvantes de Marais, c'est une jubilation qui n'est pas possible en concert – où la nécessité de traverser l'espace conduit nécessairement à l'usage de la viole de gambe et à privilégier la plupart du temps le clavecin, voire à multiplier les instruments du continuo.

C'est réellement une belle qualité, que de nous faire entendre ce qui n'est possible que dans des salles d'un format où, désormais, l'on ne monte plus d'aussi coûteuses productions.

Le disque est complètement épuisé, mais on peut l'écouter gracieusement à basse qualité ici.

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Kronthaler – The Living Loving Maid

L'album vient de sortir. Concept original : du baroque du XVIIe (Monteverdi, Purcell), pour soprano et deux guitares amplifiées. Assez amusant et plaisant, mais on reste un peu au milieu du gué : la chanteuse fait la plupart du temps du vrai lyrique (soprano léger, donc ce n'est pas trop tonitruant, mais l'émission reste de la véritable voix de tête renforcée) et captée d'assez loin, avec un champ naturel, tandis que le signal des guitares est écrêté comme dans les mix discographiques de pop.
Ce n'est pas mal, mais l'écart est un peu bizarre.


Ce ne sont pas non plus de grands réalisateurs de basse continue, ce qui fait qu'on reste dans une approche à la fois traditionnelle (pas vraiment de groove là-dedans, ni de réécritures) et plutôt moins riche et originale que ce qu'y font les spécialistes actuels (qui font paradoxalement bien plus de recherches de textures, de rythmes et de contrechants).

When I Am Laid in Earth est vraiment meilleur, avec son chant plus relâché (la voix est moins soutenue, dans une tessiture beaucoup plus basse, et prend ainsi une jolie couleur voilée plus à propos) et ses (modestes) diminutions instrumentales… il faut dire que la pièce s'y prête très bien, elle aurait tout pour devenir, dûment arrangée, un hit de pop !

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Trouver les véritables héroïnes chez Mozart

En lisant un peu la partition de Così fan tutte, je remarque que Fiordiligi (dont la voix est pourtant plus longue et le centre de gravité plus… central) fait en réalité systématiquement les parties hautes dans les ensembles, par rapport à Despina (qui a pourtant des lignes qui suggèrent plus de liberté dans l'aigu). Je suppose qu'il s'agit de mettre en valeur l'héroïne (ou le chanteuse, je ne peux pas certifier la nature de la logique) dans les ensembles, ce qui n'est pas forcément confortable vocalement mais paraît assez logique. Une façon d'éviter le syndrome Berta (dans le final du premier acte du Barbier de Rossini, la voix qui tient la mélodie est celle du personnage le plus secondaire…).
On retrouve le même procédé dans Die Entführung aus dem Serail, où dans le quatuor de l'acte III « Nichts ist so hässlich als die Rache », Konstanze, qui a certes du suraigu mais aussi plus de poids vocal, chante des lignes à la tierce de Blondchen (alors qu'il doit être plus difficile, pour un grand lyrique avec des graves, voire un « dramatique d'agilité » comme les nomment les nomenclatures italiennes, de chanter sotto voce, comme indiqué, des lignes aussi hautes).


Il est plus difficile de le remarquer dans les Noces (où Susanna a à la fois la tessiture, l'âge et la place dramatique de la jeune première), même si certaines chanteuses illustres ont choisi d'inverser leurs lignes dans les ensembles en fonction de leur aisance personnelle – en particulier dans le trio avant le final de l'acte II (« Susanna, or via sortite »), qui demande plusieurs montées legato vers le contre-ut.
Pour le reste, Mozart apparie très souvent les voix aiguës, quelles que soient leur couleur, leur largeur et leur caractère : Servilia et Vitellia dans les deux finals de la Clémence, le chœur final de Don Giovanni

Mais ce choix dicté par la logique hiérarchique des rôles ou par le drame, plutôt que par le simple caractère pratique de l'aisance vocale et des équilibres choraux, m'a toujours intrigué.

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B. Glottologies (et vidéos)

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Wagner – Parsifal – Tcherniakov, Kampe, Schager, W. Koch, Pape, Staatsoper Berlin, Barenboim

Joué dans l'annexe réduite de la Staatsoper (le Théâtre Schiller ne fait que 990 places, contre 1400 sous les tilleuls), l'occasion pour Tcherniakov de faire du théâtre. On se situe ici davantage dans la micro-direction d'acteurs (comment cela passe-t-il, au fond de la salle ?) et dans la relecture critique, comme son Onéguine (très intense sans s'éloigner forcément des ressorts du livret) qu'aux relectures sauvages de son Don Giovanni ou de son Trouvère (qui ne conservaient que des liens très lâches avec l'original).
La portée « philosophique » change (mais vu ce que vaut Wagner dans ce domaine, ce n'est pas un crime), et la légitimité de la foi est par exemple remise en question, mais le fonctionnement dramatique de l'œuvre reste assez échangée, fondée sur une communauté de pauvres hères qui attend une purification surnaturelle pour revivre, posant toutes les questions de l'enfermement et du rapport entre le groupe et la foi intime. Les chevaliers (devenus des vagabonds) sont peut-être un peu dégradés, mais ils ne sont déjà pas très admirables chez Wagner, et l'antithèse avec l'acte II où se posent toutes les questions de l'existence individuelle dans le monde demeure intacte. Pas vraiment d'audaces visuelles ou conceptuelles qui feraient lever le sourcil, plutôt un travail de théâtre assez bien fait. On peut s'interroger sur la nécessité de faire moche visuellement pour y parvenir, mais là encore, le sujet autour de la décadence l'autorise assez facilement.

J'ai été plutôt intéressé, en fait : un Parsifal un peu plus mobile et narratif qu'à l'accoutumée, sans que Tcherniakov ne parte dans ses délires personnels.

Musicalement, chacun est conforme à sa réputation : Barenboim épais, Wolfgang Koch un peu dur mais très vaillant, Pape un peu gris et pas très profond, mais irréprochable. Andreas Schager, qu'on n'entend jamais en France (je ne crois pas qu'il ait jamais fait autre chose que l'Apollon de Daphne en 2014) est assez idéal : voix claire mais ferme, jamais forcée, expression soignée mais simple, et acteur investi, alors même que le rôle s'y prête peu et que la mise en scène ne lui fait pas exactement camper les héros intrépides.



Mais la grande sensation, qui justifie vraiment le visionnage, c'est Anja Kampe, qui consume totalement le plancher, rien qu'en restant plantée sur scène – ce qui, considérant la structure du rôle de Kundry, s'avère fort utile. Et alors, vocalement, on se situe sur les plus hauts sommets : souple comme un soprano, mais bas-médium plein comme un mezzo, tout en sonnant avec clarté, et éloquente avec ça.
La voix, ronde et plutôt en arrière, semble très présente, et peut solliciter un squillo soudain (éclat trompettant) très impressionnant dans l'aigu. Et ses grimaces espiègles sont à fondre…
J'ai testé à l'audio seul, le verbe manque peut-être de précision, mais cela reste magnifique… et avec le visuel, à peu près hors de pair.

Comme on peut toujours le voir sur CultureBox, condisciples wagnéropathes, ne vous faites pas prier.

La minute glottophile de Carnets sur sol vous a été présentée avec le soutien de la Caisse des Héros et Orthophonations.


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Iphigénie en Tauride : Bruno Taddia

Diffusé en février sur Arte Concert, mais plus tard que prévu m'a-t-il semblé. Antonacci promettait beaucoup, mais le rôle la place (étrangement, alors qu'il n'est pas tendu) plutôt dans ses soirées totalement floues (comme ses Nuits d'été, par exemple), où le texte n'est absolument plus articulé… si bien que la différence avec une autre se fait plutôt avec le timbre, qui n'est ni le plus séduisant, ni le plus juvénile du marché. Davislim est certes un excellent Pylade, mais la millième mise en scène à poupées (Hemleb), l'orchestre un peu mou (la Suisse Romande, mais pourtant Haenchen a beaucoup travaillé le répertoire classique, et de façon pas imperméable à la musicologie – peut-être même le répertoire qu'il a le plus enregistré) ne font pas de la soirée une référence absolue.

En revanche, j'ai été fasciné par l'Oreste de Bruno Taddia, d'une rondeur et d'une souplesse exceptionnelles ; en réalité, il chante en permanence en voix mixte, ce qui est très rare pour un baryton. Et j'ai été très surpris de constater que malgré l'homogénéité soyeuse de la voix, le larynx est extrêmement mobile, et peut remonter très haut dans les aigus en nuance piano. Fascinant, et superbe incarnation, très différente des héros combattifs habituels.

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Diriger Verdi

Suite de la notule.

David Le Marrec

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