Carnets sur sol

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mardi 28 juillet 2015

[Carnet d'écoutes n°80] – Suk avant-gardiste, Fidelio en français, Parsifal sur boyaux, Goerne en Wotan…


… et aussi Jürg Frey le cyclique, R. Strauss le galant, Godard joue Joyeux Anniversaire, le répertoire du Quatuor Stenhammar…

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Josef Suk l'avant-gardiste

Sans exagérer non plus, il y a de quoi s'étonner en parcourant le legs de ce compositeur dont les œuvres les plus célèbres (Symphonie Azraël, Conte de fée pour orchestre, Sérénade pour cordes…) appartiennent clairement à un post-romantisme bon teint, sorte de Dvořák gentiment germanisé et pas trop remuant.

Eh bien, en explorant de plus près son fonds, on y rencontre des merveilles de nature… inattendue.

Côté orchestre, il y a de très belles choses (comme la Fantaisie pour violon et orchestre), et certaines d'une clarté d'orchestration insoupçonnée (alors que son style habituel paraît plutôt post-schumannien) ; ainsi le Conte d'un soir d'hiver ou Zrani, très transparents – le second s'achève avec un chœur, et dans une couleur plus proche des Gezeichneten que des symphonies de Brahms !
Se trouve au disque chez CPO dans l'anthologie de trois disques consacrée à Suk (par Kirill Petrenko et la Komische Oper de Berlin – devrait se trouver prochainement chez Deezer). (La Fantaisie a été enregistrée chez Naxos, également dans une belle version.)

De même pour les Quatuors : le Premier est certes superbe (et déjà au delà de Brahms), mais le Mouvement de quatuor en si bémol et le Second Quatuor baignent dans un style beaucoup plus tourmenté, très abouti, évoquant ceux de Zemlinsky, Wellész ou Korngold (et même Janáček pour le second). Étonnant, et des œuvres de premier intérêt pour ne rien gâcher.
L'intégrale (plus le beaucoup plus traditionnel Quintette avec piano) se trouve ici encore chez CPO, par l'infatigable et miraculeusement lisible Minguet Quartett.

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Quatuors de Benjamin Godard

Ils viennent de paraître chez Timpani (par le Quatuor Élysée, un rien mou peut-être).De belle facture sans constituer les sommets de leur genre. Néanmoins, l'adagio non troppo du Troisième Quatuor égrène peu ou prou « joyeux anniversaire » en guise de thème, et se déploie sur les patrons des quatuors de l'Op.59 de Beethoven (les 7, 8, 9) – ostinati de l'Op.59 n°1, petites gammes lumineuses de l'Op.59 n°2, structure générale…

Il faut au moins écouter ce beau mouvement pour son étrangeté (et sa beauté).

Extraits disponibles chez Qobuz.

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Jürg Frey le cyclique

Compositeur suisse vivant, très marqué par des formes extrêmes de minimalisme : répétitif comme du Riley, distendu comme du Feldman. Ce peut être pénible (les sons blancs de Mémoire, horizon, physiquement inconfortables) comme très joli (les différentes Extended Circular Musics, sorte de Feldman très consonant). Tout se ressemble un peu, mais ce n'est pas désagréable.

Il existe, parmi d'autres, un album de l'Ensemble Mondrian chez Musiques Suisses. (Un autre est disponible chez Deezer.)

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Les R. Strauss discursifs et galants par Honeck

Un disque auquel je reviens inlassablement : Manfred Honeck et la Radio de Munich, présents et enveloppant, servent les meilleurs tubes des conversations en musique de Richard Strauss, tirés du Rosenkavalier, d'Ariadne auf Naxos, d'Arabella, de Capriccio.

Avec des interprètes qui n'ont pas atteint une notoriété starisée mais qui figurent parmi les meilleurs titulaires de ces rôles : Regina Klepper (Sophie, Zdenka), Pamela Coburn (Werdenberg, Arabella), Michèle Crider (Ariadne, Madeleine), Martina Borst (Octavian), Bo Skovhus (Mandryka) – et puis Franz Hawlata (Ochs), beaucoup plus documenté et sensiblement moins essentiel.

Les atmosphères sont formidables dans ce qui ne reste pourtant qu'une poignée de vignettes dépareillées. Formidable final d'Arabella, en particulier, qu'on trouve difficilement aussi intense, même dans les intégrales.

Écoutable sur Deezer.

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Le Quatuor Stenhammar

… un excellent guide pour la musique suédoise. Outre l'intégrale des six quatuors de Stenhammar(chez BIS), il a aussi fait ceux d'Atterberg et de Rangström (CPO), moins capitaux, et ceux de Larsson (chez Daphne), d'où émane une paix et une douceur ineffables… Un disque, là aussi, auquel on aspire à revenir sitôt qu'on l'a quitté.

Certains volumes de l'intégrale Stenhammar se trouvent sur Deezer, et peut-être Larsson un jour.

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Fidelio en français

Dans la série dématérialisée de l'INA, riche en pépites, on trouve désormais Fidelio en français, dirigé par Inghelbrecht. Tempi très vifs, présence orchestrale inhabituelle pour la RTF (aussi bien dans l'interprétation que dans la prise de son), et un plateau remarquable, en particulier Geneviève Moizan en Léonore, Joseph Peyron (d'une verve extraordinaire, comme toujours) en Jacquino, Michel Roux et son élégance suprême en Pizarro, Henri Médus à son sommet (profondeur du son et clarté de l'éclat) en Rocco, André Vessières en don Fernando ! Moins convaincu par Maud Sabatier (pépiements très flous) en Marzelline et Henri Bécourt en Florestan (très étroit et ouvert, Peyron aurait été plus à son aise !), mais vraiment rien de rédhibitoire.

Même en mettant de côté l'inestimable question de la langue (quels dialogues !), une des grandes versions de l'œuvre. Qui peut s'écouter .

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Goerne & Wagner

Matthias Goerne semble se mettre plus sérieusement à Wagner. C'est à la fois une évidence – quel corpus où il pourrait mieux mettre en valeur son potentiel d'amplitude sonore et son art de diseur combinés ? – et une prise de risque, puisque la voix, très ronde, passe parfois mal l'orchestre (paraît-il, car je l'ai personnellement toujours très bien entendu, mais c'est une remarque récurrente). Puissant et projeté, mais pas saturé en harmonique pour rivaliser avec un orchestre trop chargé. Il faudra donc juger sur pièces.

Il a déjà fait Wolfram (souvent), un Kurwenal (Vienne 2013, magnétique), se tourne à présent vers Marke (prise de rôle en septembre au Concertgebouw) et, en concert, chante de plus en plus, au lieu de ses Mahler symphoniques habituels, des extraits wagnériens – il le fera à Paris la saison prochaine. Ses Adieux de Wotan à San Francisco ont été captés par la radio et diffusés par un bienfaiteur anonyme ; dans une pièce finalement peu concurrencée par l'orchestre, on peut y admirer la diversité des textures, l'intensité du timbre, la précision du verbe, l'éloquence générale… C'est évidemment l'invocation de Loge qui lui convient le moins directement (étrange d'ailleurs… l'une des plus grandes longueurs de souffle du marché, mais il prend sa respiration – justifiable – avant « nie », contrairement à tous les autres), et on peut supposer que le Hollandais ne sera pas non plus son meilleur rôle (le fera-t-il sur scène, pas certain), mais on ne peut que rêver à ce que seraient ses monologues de Sachs et surtout son acte II de Die Walküre – là où tout est à nu, flattant ses graves, sans concurrence orchestrale, presque sans musique, du texte pur.

En attendant, il a déjà fait deux fois Amfortas, en 2013 (Madrid et Vienne), et même si la texture est un peu pâteuse pour un rôle aussi héroïque (son entrée au I n'est pas à mettre au panthéon), on y retrouve toujours la même autorité persuasive, la même sûreté vocale, baignée de ce moelleux qui parle.

… Et nous aurons bel et bien son Wotan, puisqu'il vient de donner Rheingold à Hong-Kong (le Philharmonique était dirigé par Jaap van Zweden), et prépare la suite. Tout ça sera publié officiellement (par Naxos semble-t-il), nous dit Erik.

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Parsifal sur instruments d'époque
Et précisément, la série de concerts où Goerne fit sa prise de rôle en Amfortas (Dortmund, Essen et trois soirs au Teatro Real de Madrid) présentait une particularité majeure : c'était la première fois qu'on donnait Parsifal sur instruments de l'époque de la création. Pour l'anecdote, j'ai commencé à écouter par pure fascination glottophile pour découvrir l'Amfortas de Matthias Goerne en patientant pour Wotan… et j'ai tellement été frappé par la différence, même avec interprétations habituelles de Thomas Hengelbrock (déjà très différent dans Wagner) que je suis allé réunir plus d'informations, pour me rendre compte que ce n'était pas l'Orchestre du Teatro Real – et, de fait, ça sonnait non seulement allemand (beaucoup de fondu, pas du tout la rugosité des orchestres espagnols) mais aussi… différent.


C'est que Hengelbrock n'a pas fait les choses à moitié : il a embauché son orchestre, le Balthasar-Neumann-Ensemble, avec lequel il a joué Cavalli, Steffani, Bach, Zelenka, Haydn et Mozart… (comment a-t-il fait pour conserver une cohérence, avec le nombre de supplémentaires requis pour atteindre la nomenclature de Parsifal ?) Ce à quoi il faut ajouter le Balthasar-Neumann-Chor, chœur d'oratorio allemand typique, avec un grand fondu, une grande souplesse, une véritable légèreté, et les chœurs d'enfants de Dortmund et Madrid… Rien à voir, vraiment, avec les Parsifal habituels.

À quoi ressemble le résultat ?

Rapide. Dès le Prélude, tout s'enchâsse très vite, on peut vraiment sentir la durée des temps, et non cet allongement infini qui est la norme. Le minutage est légèrement plus rapide que la version enregistrée la plus rapide de tous les temps, Boulez 1970. Acte I : 1'31 (Boulez fait 1'34) / Acte II : 1'02 (Boulez fait 59') / Acte III 1'04 (Boulez fait 1'06).

Pas de vibrato. Les cordes sonnent droitement (ce qui justifie la rapidité, le soutien du son étant plus difficile sur boyaux – et d'autant plus s'ils utilisent des archets anciens, mais je ne crois pas que ça existe encore au XIXe siècle), et se fondent complètement avec le son des vents dans les doublures.

Naturel. Cette rapidité ne paraît pas précipitée (comme elle l'est parfois chez Boulez), rien n'est systématique, tout est calibré selon le caractère de chaque moment. Alliée à l'absence de vibrato, on n'a jamais entendu cette musique avec autant de simplicité et d'évidence : tous les plans sont audibles, de même que les mélodies et les progressions harmoniques. On a presque l'impression d'entendre une musique familière comme du Mendelssohn… Il n'y a plus de suspension ni d'opacité, donc la logique de chaque section apparaît à nu.
Corollaire : beaucoup plus facile à suivre. Mais malgré la beauté extraordinaire des timbres, j'admets que l'aspect mystique disparaît assez largement, et qu'on perd en mystère et en poésie, ce n'est plus cet orchestre distendu qu'on peut prendre à pleines mains, tout file droit. Dans les moments d'orchestre seul, on ne refuserait pas de prendre un peu plus le temps de la contemplation et de bénéficier d'un peu plus de chair… mais le parti pris fonctionne totalement, avec une cohérence parfaite. Et s'écoute beaucoup plus facilement sur la durée intégrale que des versions plus « denses ».
Je ne suis pas en mesure de décider si c'est vraiment authentique (j'en doute un peu, ça manque sacrément de pathos pour du Wagner, et a fortiori du Wagner sacré – Hengelbrock vient du baroque de toute façon…), mais ça sonne très crédible et vrai.

Léger. Rien ne pèse ici, et surtout pas les chœurs d'oratorio et d'enfants : à l'acte I, l'atmosphère sacrée et apaisée est beaucoup mieux rendue que dans les versions (plus ou moins toutes les autres…) avec des chœurs d'opéra, beaucoup plus durs et violents ; à l'acte III, les Chevaliers créent tout de bon un hypothétique opéra médiéval décadent de Mendelssohn.

Le reste de la distribution ne paraissait pas aussi passionnant : Angela Denoke (Kundry), Simon O'Neill (Parsifal), Johannes Martin Kränzle (Klingsor), Frank van Hove (Gurnemanz), Victor von Halem (Titurel)… Est-ce le confort du tempo et des instruments naturels, ils donnent tous la soirée de leur vie. O'Neill et Kränzle ne paraissent même pas disgracieux – le premier ne sonne pas aussi pauvrement timbré et nasal que d'ordinaire, laissant même supposer que la voix puisse être assez ronde en salle et mal passer à la radio… on sent l'habitude du rôle dont il prévoit toutes les difficultés. Angela Denoke, pourtant sur la pente déclinante à la fois de sa carrière et de mon estime (très déçu en entendant en vrai une voix trop ronde, très peu intelligible, qui sort mal), se démène de façon électrique en Kundry, avec une maîtrise confondante de sa voix (pas si déclinante que ça, donc… ce sont surtout les programmateurs qui ont pris de nouvelles chouchoutes).
Mais la grande bonne surprise, c'est Franck van Hove : le timbre est celui d'un baryton, et pas d'un baryton-basse ni même d'un baryton dramatique (mais la maîtrise de la tessiture très basse ne lui pose aucun problème, ce n'est pas un imposteur), ce qui contraste avec l'ordinaire des Gurnemanz très hiératiques… Et il en tire tous les avantages : sa voix est plus mobile que les basses nobles ou profondes, et lui permet un luxe de détails d'éloquence qui passionnent de bout en bout. Un peu le profil d'Alfred Reiter, mais avec une voix encore plus claire, et des couleurs plus nombreuses. Une des très grandes incarnations du rôle.

Si on s'intéresse à Parsifal et, même sans être collectionneur, aux options possibles, il faut absolument essayer celle-ci. La bande a été mise à disposition pour l'instant (là où j'ai découvert son existence par hasard).

David Le Marrec

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