Carnets sur sol

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mercredi 25 février 2015

Water Music & Royal Fireworks – les fausses perspectives de l'authenticité


Carnets sur sol s'est souvent prêté au jeu de l'interrogation sur l'authenticité, devenu un argument de vente majeur pour la musique baroque, étendu désormais jusqu'aux œuvres du XXe siècle (la Mer, le Sacre sur instruments d'époque…). Or, l'authenticité est souvent un mirage, aussi bien pour les voix qu'on fantasme d'après des commentateurs ayant d'autres habitudes, et parfois bien peu de compétence, que pour les orchestres ; les chefs les plus honnêtes admettent d'ailleurs qu'il s'agit avant tout de renouveler et de stimuler leur interprétation, une interprétation du XXIe siècle même si elle s'inspire de procédés lus dans les traités anciens.

Car, quand bien même on jouerait exactement de la même façon, dans les mêmes conditions, quand bien même on réincarnerait les musiciens de Lully ou Haendel pour leur faire rejouer exactement les moins inflexions de leur jeu (qu'on ne pourra jamais retrouver nous-mêmes, tant il s'agit de détails impossibles à retanscrire)… nous n'entendrions pas la même chose. Ne serait-ce que parce que dans l'intervalle, nous avons lu Proust, écouté Stravinski, conduit une voiture, eu l'habitude de réécouter par des disques… Nous ne pouvons pas ressentir les mêmes émotions, ni même percevoir la même chose — nous aimons souvent, dans le baroque, ce parfum de dépaysement qui était bien sûr absent à l'époque où l'on n'écoutait… que de la musique baroque.

1. Water Music & Royal Fireworks dans les effectifs d'époque

Pour ce concert du 21 février (et pour le disque paru chez Glossa il y a quelques années, de pair avec une série de concerts), Hervé Niquet avait pris le parti de s'inspirer des descriptions assez précises dont nous disposons.

=> Premier écueil : les conditions n'étaient évidemment pas exactement les mêmes pour Water Music et la Music for the Royal Fireworks (sans parler du Te Deum de Charpentier des Concerti grossi de Haendel également au programme). Globalement, on s'est calé sur Water Music, dont les trois suites constituaient une bonne moitié du programme.

L'effectif, prévu pour le plein air, est monumental : 24 violons, 8 altos, 8 violoncelles, 6 contrebasses, 24 hautbois, 12 bassons, 2 contrebassons, 8 trompettes, 8 cors, 3 timbaliers… Outre les permanents du Concert Spirituel, il a donc fallu appeler le ban et l'arrière-ban des anches doubles baroques de France, supplémentaires et même étudiants de haut niveau des conservatoires de Paris, Lyon, Boulogne, Orsay…

=> Deuxième écueil : avec tout ce monde, l'articulation – et, très marginalement, la justessesont forcément affectées, moins précises en tout cas que ce qui fait la spécificité des ensembles sur instruments d'époque (avec leurs archets conçus pour l'attaque et non le sostenuto).

Le facteur Olivier Cottet (qui joue dans le pupitre des bassons) a fabriqué pour l'occasion des hautbois de perce particulière (avec un trou simple pour le sol, ce qui conditionne le tempérament du fa dièse). Et on a mobilisé (fabriqué pour l'occasion aussi, je suppose ?) ces deux immenses contrebassons à l'ancienne (2,5m de longueur, soit le double d'un basson standard !).

Quant aux trompettes et cors, ils étaient joués sans trous et sans main, de la façon la plus authentique possible – ce qui était impossible il y a encore peu d'années. Cela accentue le caractère « naturel » et l'atmosphère de chasse, qui n'est pas forcément le meilleur aspect de ces instruments à mon gré, mais qui se prête merveilleusement au caractère de ces suites de plein air.

Bref, on a essayé, malgré les coûts, de respecter non seulement l'effectif (très loin des versions de chambre qu'on entend souvent : normal, c'est du plein air) mais aussi la facture des instruments. Les tempéraments aussi, puisque les cordes jouent, pour s'adapter aux vents, dans un tempérament qui n'est pas le plus commun pour elles (mésotonique).

Mais, mais…

=> Ces œuvres étaient jouées en plein air, donc avec un éparpillement et un assèchement du son – d'où l'intérêt des grands effectifs. Or la grande salle de la Philharmonie de Paris est une pièce close, avec de plus une assez large réverbération. De face, c'est en proportion confortable (mais on est déjà à l'opposé de l'espace de plein air, en termes d'équilibre), mais sur les côtés, sans que l'espace sature le moins du monde, elle peut être très généreuse.


Bienvenue à la Cathédrale œcuménique de la Porte de Pantin.


Aussi, se pose la question : était-il bien nécessaire d'embaucher autant de monde, de faire réaliser des instruments au plus proche des facteurs anglais d'époque, de sacrifier la netteté… pour finalement produire un résultat sonore dont l'équilibre est vraisemblablement plus éloigné qu'un ensemble de chambre qui jouerait à la Cité de la Musique ? Car, de côté à la Philharmonie, on se retrouve avec une acoustique de cathédrale, qui n'a plus grand rapport…

Et, de là, la véritable interrogation : doit-on s'interdire de faire ces recherches si l'on n'a pas de garanties sur les salles adéquates ? (D'ailleurs, le CD aussi était un peu réverbéré… et il est sûr que ça doit beaucoup mieux sonner ainsi que capté dehors, où il faut accepter d'amoindrir les informations musicales…)

Une fois de plus, la recherche de l'authenticité (passionnante, je ne le nie pas) se heurte à de puissants paradoxes.

Pour mon plaisir personnel, une version dans des effectifs plus traditionnels aurait sans doute été plus convaincante — me serais-je déplacé sans cette curiosité, en revanche, pas certain.

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2. La salle

Suite de la notule.

mardi 17 février 2015

Ô mars, ô mars, ô mars !


Les esthètes véritables apprécieront.


Et voici, sur multiples requêtes, notre sélection mensuelle de jolis concerts, parfois rares ou insolites – que vous auriez peut-être pu manquer.

Les couleurs sont pour moi (c'est une copie de mon agenda spectacles), mais si ça vous intéresse : violet quand j'y vais, bleu quand c'est probable, vert quand ce ne sera probablement pas possible. Le reste, je n'ai pas prévu d'y aller.
Le rouge sert à baliser des événements, sans constituer une date précise.

Si ce n'est pas bien lisible, vous pouvez ouvrir les images en cliquant dessus, ou les sauvegarder sur votre PC.

1. Le calendrier

Suite de la notule.

jeudi 12 février 2015

Charles GOUNOD — Cinq-Mars : résurrection !


Je n'en ai pas encore parlé, mais la résurrection à Munich, Vienne et Versailles, les 25, 27 et 29 janvier derniers, était un très grand moment.

¶ D'abord, pour ceux qui la chercheraient, vu qu'elle n'a été disponible sur la Radio Bavaroise qu'une poignée de jours, voici la bande. Je précise qu'elle ne contient, à dessein, que la première moitié du spectacle : Bru Zane va la publier sous forme de disque, et je ne veux pas dispenser quiconque de l'acheter ! Il s'agit de la soirée d'ouverture, à Munich, où Charles Castronovo, souffrant, avait été remplacé par Mathias Vidal (ayant étudié sa partie écrasante, hors de ses habitudes vocales et en principe un peu loin de sa voix… en 24h !). Le pire est qu'il s'y montre, comme d'ordinaire, miraculeux d'aisance, de naturel et surtout d'éloquence – et les mots sont ciselés, sans que le la ligne paraisse éclatée. Mais comment fait-il, pour que chaque mot vibre d'ardeur, pour que chaque inflexion soit juste et bouleversante, alors qu'il découvre quasiment ce qu'il lit ? Un artiste incommensurable, sérieux candidat au titre de meilleur ténor du monde.

¶ Concernant l'œuvre, on pouvait craindre, vu la notoriété de Gounod, une mise sous le boisseau pour quelque raison. À part Le Tribut de Zamora (qui, à la lecture de la partition, m'a paru très valable mais pas vertigineux non plus), tous ses opéras ont été remontés à ce jour… pourquoi ce très appétissant grand opéra, son avant-dernier (conçu comme un « opéra comique » en IV actes, donc avec dialogues parlés, mais refondu en V avec récitatifs chantés dès l'année de la création, en 1877), n'avait-il jamais été remonté, alors même que l'air « Nuit resplendissante » fait depuis longtemps les beaux jours des récitals de langue française ?
Je n'ai pas de réponse au pourquoi, mais à l'écoute, puis à la réécoute… il s'agit, pour moi, du meilleur opéra composé par Gounod (et d'assez loin). Il est vrai que l'œuvre (à l'exception du chœur des conspirateurs, dont le compositeur semble si content qu'il le sollicite quatre fois, alors même qu'il inclut déjà des répétitions de couplets !) est peu prodigue en grandes mélodies propres à devenir des standards. En revanche la qualité de l'écriture est constante, le drame très intense, rien ne se relâche, et les morceaux de bravoure (duos d'amitié, d'amour, d'affrontement, pièces de caractère, grands récitatifs enflammés, scènes de foule avec solistes…) se succèdent sans cesse, sans qu'il semble jamais y avoir de remplissage. Même le ballet archaïsant est remarquablement écrit – au moins du niveau de celui d'Henry VIII de Saint-Saëns, rien à voir avec Faust ou Roméo !
L'acte de la conspiration est une formidable orgie sonore renouvelée de façon ininterrompue, qui se mesure à l'aune de ceux du Roi malgré lui de Chabrier ou des Huguenots de Meyerbeer.
Seule réserve : le livret, très efficace et convaincant, utilise bizarrement Marion de Lorme et Ninon de Lenclos, parquées dans des coins d'actes pour chanter des divertissements.

¶ Le plateau était lui aussi extraordinaire, permettant de servir l'œuvre avec le meilleur des luxes.

Suite de la notule.

Les airs de cour de l'Héritier — Lièvre-Picard et Robidoux aux Billettes (Lambert, Charpentier)


Programme entièrement Lambert et Charpentier (couronné par les Stances du Cid, monument très rarement donné), comme on en entend peu, en alternance des plus célèbres compositions pour clavecin de Froberger, Anglebert et Louis Couperin (incluant les deux tombeaux de Blancrocher).

Une pointe de déception : ces pièces sont un peu graves pour que la voix de Vincent Lièvre-Picard se libère, alors qu'illustre élève de Howard Crook, il a hérité d'un certain nombre des qualités de son aîné, jusque dans le timbre. Par ailleurs, le récital en solo donne le temps d'étudier une voix aux équilibres étranges : les [i] et les [ou], voyelles pourtant fondamentale pour l'une, délicate pour l'autre, sont superbes, très semblables à son prédécesseur, tandis que les [a] sont moins pleins, les [e] inexacts (trop ouverts) et les [è] presque chevrotants. Très étonnant alliage, qui semble entraver un peu son expression.
Je suppose aussi que, habitué avant tout à la pratique chorale (dans les meilleurs ensembles vocaux), il n'était peut-être pas très à son aise de se retrouver ainsi exposé – ou pas assez chauffé ?

On retrouvait le même type de paradoxe chez Martin Robidoux qui l'accompagnait au clavecin : pas très virtuose (arpèges et trilles pas toujours exacts) dans les pièces solo, mais ses réalisations pour accompagner les airs, très simples (essentiellement des accords arpègés), à peine ornées de contrechants occasionnels et d'agréments qui procuraient de superbes reliefs, étaient tout simplement d'un goût parfait. On peut faire plus sophistiqué, mais difficilement plus adéquat.

mercredi 11 février 2015

Ibsen – Petit Eyolf : le dévoilement ou l'événement ? – Les Cambrioleurs, Julie Berès


Toujours dans la même perspective d'exploration du legs Oehlenschläger-Ibsen, quelques mots sur cette pièce jouée en ce moment par la compagnie Les Cambrioleurs. La série se termine à Paris cette semaine, mais se poursuit ensuite, notamment en Bretagne courant février, à Valence en mars…

1. Lille Eyolf

La pièce fait partie de la dernière période d'Ibsen, écrite en 1894 et créée dès janvier 1895, en allemand, au Deutsches Theater Berlin (après toutefois la publication en bokmål à Copenhague). La création française a très vite lieu, en décembre, sous l'égide d'Aurélien Lugné-Poe, dont la grande notoriété avait débuté deux ans auparavant grâce à… Pelléas et Mélisande (la pièce).

Sans qu'on puisse réellement définir des styles successifs, tant la matière demeure la même, mais toujours redéployée de façons très diverses au fil de sa carrière, avec du va-et-vient entre la large épopée (témoins Les Guerriers à Helgeland, Les Prétendants à la Couronne ou Empereur et Galiléen…), le conte merveilleux (Peer Gynt), le drame domestique plus banal, voire trivial, dont les enjeux peuvent être pléthoriques (Rosmersholm, Les Piliers de la société, Une Maison de poupée, La Dame de la mer) comme resserrés à une ou deux « storylines » (Hedda Gabler, Solness le constructeur, Quand nous nous réveillerons d'entre les morts).

Lille Eyolf fait partie des pièces qui attestent tout de même d'un resserrement des drames dans les dernières années d'Ibsen (à partir de 1890, disons), la tendance à construire des formes plus économes, aussi bien en personnages qu'en enjeux simultanément abordés : Hedda Gabler, Bygmester Solness et surtout Når vi døde vågner (son dernier, un tout petit drame presque abstrait, à deux, sur une dispute de couple aux allures quasiment métaphysiques) se dirigent vraiment vers l'étude du noyau du couple, où le regard extérieur influe de moins en moins, et où la détresse individuelle semble davantage préexister au processus de révélation caractéristique de la logique d'Ibsen. Moins de mécanique théâtrale, moins d'intrigues, comme une réduction au cœur de l'intérêt fondamental de tout le théâtre d'Ibsen.

2. Constantes

On y retrouve donc de nombreux traits décrits dans nos notules précédentes autour d'Ibsen.

¶ Le processus du dévoilement qui apporte, en même temps que la vérité occultée (jusqu'à ceux qui la détiennent !), la déchéance et le désespoir. La vérité est invincible, la vérité est nécessaire, mais elle détruit sans retour l'équilibre nécessaire à la vie. Dans Lille Eyolf, ce processus est cependant moins fondamental dramaturgiquement que dans la plupart des pièces d'Ibsen (dont il constitue le principal ressort) : l'action ne progresse pas tant par le dévoilement que par des événements brutaux, ce qui est plutôt inhabituel dans son théâtre, dont les lignes de forces sont en général endogènes aux personnages.

¶ Personnage masculin (souvent le héros, mais pas toujours, comme Lyngstrand dans Fruen fra havet) d'artiste creux et impuissant, qui à force de prétendre à l'absolu, ne fait rien. Ordinairement dévoré par le doute et la proscrastination, son esprit est frappé au gré de circonstances fortes ou banales, et croit voir se dessiner une ambition nouvelle, propre à épanouir son potentiel et à libérer sa conscience, avant que ses ailes ne soient brutalements coupées par la crudité d'une vérité soudaine — et la chute d'autant plus cruelle.
Avant l'invention d'Alfred Allmers pour Lille Eyolf, ce profil est occupé dans le théâtre d'Ibsen, du souverain omnipotent au mauvais garnement, par Skule (grand duc presque-roi), Brand (pasteur et prédicateur), Gynt (garçon insolent), Julien l'Apostat (empereur), Ekdal (aspirant photographe), Rosmer (aspirant directeur de conscience), Tesman (aspirant professeur d'université), Solness (architecte), Lyngstrand (pseudo-sculpteur)…

L'obsession d'absolu et de pureté. Dans le couple, les personnages passent leur temps à se mettre à l'épreuve, eux-mêmes ou l'un l'autre. Ainsi les échanges sur la capacité, à la lumière d'hypothèses toujours plus extrêmes, de mourir pour rejoindre l'enfant mort. Le vocabulaire est d'ailleurs exactement celui de Rosmer et Rebekka (le « saut [dans la mort] de sa propre volonté ») et de Brand (« exiger ne sert à rien, tout doit se donner librement » – même s'il était alors question de sacrifice).
Les personnages semblent ne pouvoir vivre sans avoir répondu à des questions, parfois sans importance fondamentale et purement hypothétiques, qui les hantent. Et placent ainsi ceux qui leur sont les plus proches sous le feu de leur questionnement cruel. Chez Ibsen, les personnages sont en général prêts à abandonner l'essentiel et le plus précieux pour la vague possibilité de mettre des mots sur la peur qui les dévore.

¶ D'un point de vue topographique, l'imaginaire est presque toujours le même : lieux isolés (ici, le littoral pas très loin de Christiania-Oslo), avec des échos sur la conquête industrielle du Nord — ici comme dans beaucoup de pièces (Samfundets Støtter, Fruen fra havet…), le ferry qui part ou arrive tient un rôle déterminant dans la précipitation des drames, et de plus l'ingénieur Borghejm tient ici un rôle important en tant que soupirant de la demi-sœur d'Allmers, ce qui lui donne le temps d'énoncer quelques paroles évocatrices sur son rôle de bâtisseur de routes nouvelles dans le Nord vierge. [L'image de la pierre à coutourner n'est pas si éloignée de l'étrange figure du Courbe que doit contourner Peer Gynt.]

3. Structure

À présent qu'on a dit en quoi Lille Eyolf était assurément un drame ibsenien, on peut regarder comment la pièce fonctionne. Car son ressort est assez différent de la plupart des pièces d'Ibsen. Son ressort principal (en tout cas en matière de dramaturgie) se trouve certes dans les âmes des protagonistes, mais l'action avance en réalité au moyen de deux événements majeurs et très spectaculaires, selon une modalité soudaine et brutale qui est plutôt inhabituelle.


La grande bascule à la fin de l'acte I : Borghejm annonce…


[Attention spoiler]
D'abord la mort de l'enfant-titre, qui intervient au tiers de l'œuvre (fin de l'acte I). Je suppose que pour un public qui n'avait pas encore vu Psycho, ce devait être assez puissamment marquant.
Puis la révélation de l'absence de lien de sang entre Allmers et sa demi-sœur Asta, qui rend soudain tangible la concrétisation d'un amour déjà vaguement incestueux.
[fin spoiler]

Les deux événéments interviennent de façon très soudaine, sans les volutes qui étranglent d'ordinaire les personnages d'Ibsen dans une incontournable et terrifiante connaissance plus profonde d'eux-mêmes. La seconde révélation, qui aurait pu être insinuante et constituer une intrigue très développée (ouvrant des abîmes en matière de frontière morale absolument floue), est très franchement explicitée et se résout assez rapidement par une fuite sans équivoque — sans le retour d'un de ces personnages qui sèment le trouble, comme c'est la coutume dans les autres pièces.

Pour une fois, il serait donc assez facile de dire de quoi parle l'œuvre. Trois ingrédients essentiellement : la jalousie exclusive de Rita, l'épouse d'Allmers (peut-être épousée seulement pour la subsistance de la demi-sœur semi-incestueuse d'Allmers), délaissée depuis l'accident d'Eyolf ; le deuil de deux parents face à l'accident de leur enfant (le déni, l'abattement, les reproches échangés, la résignation morne…), abondamment détaillé ; enfin, plus fugacement, la figure ambivalente d'Asta (à la fois double d'Eyolf et alternative à Rita), qui n'aboutit pas aux sordides équivoques du ménage à trois (façon Solness ou Aglavaine) qu'on pourrait anticiper.

L'essentiel de l'histoire étant centrée sur le deuil et la culpabilité des parents, on peut la trouver un peu complaisante dans l'horreur et la douleur (ce doit être impossible à supporter si on a soi-même vécu quelque chose de similaire, vraiment…), voire assez banale vue du XXIe siècle, tant les informations nous ont abreuvés de ces portraits de mères hurlantes ou inconsolables, tant la psychanalyse de comptoir a répété à l'envie l'enfilade déni-colère-abattement-acceptation… Néanmoins, pour une pièce de 1894, on ne peut qu'être impressionné de l'impudicité et de la précision dans la représentation des âmes… un travail d'orfèvre de ce point de vue même si, il faut bien l'avouer, on n'est pas forcément passionné par ce qui relève désormais de la banlité, voire des mauvaises pratiques d'audience des journaux télévisés.

Il n'empêche que l'œuvre conserve les qualités propres à Ibsen. Les causes du premier accident, longuement sous-entendues puis explicitées, procurent une profondeur psychologique terrible aux remords des parents (le texte original, rendu plus cru par les adaptateurs, dit qu'Allmers a été distrait puis s'est endormi parce que Rita se déshabillait…). On y retrouve alors l'infernal cercle de responsabilités et de causalités, infini et terrifiant : un simple accident qui n'aurait eu lieu sans la faute des parents, qui elle-même n'aurait eu lieu sans ce mariage motivé par la protection d'une sœur, qui se révèle ne même pas en être une… Une sorte de malédiction transmise dès la naissance, de génération en génération. Du Zola psychologique, mais épousant la forme sinueuse des flux de conscience successifs et contradictoires de chaque âme.
En outre, la conversation, comme toujours, se charge de propos divers qui reviennent en écho (ou pas), sans jamais être téléologiques : Ibsen éclate complètement ses contenus, et il se dégage, comme dans l'existence réelle, des lignes de force au milieu de beaucoup de détails pas forcément exploités, pas forcément pertinents, pas forcément vrais. C'est ce qui rend ses personnages et ses situations si insinuants, si frappant, si humains (et pas au sens idéalisé du terme).

La surprise, dans ce cadre vraiment désespéré, est d'assister à cette fin radieuse, peu fréquente et sans doute un peu abrupte pour être crédible, où le couple décide d'ouvrir sa maison aux petits pauvres du rivage qui n'ont rien fait pour sauver leur enfant — prenant soudain conscience de l'existence d'autres souffrances, dans une sorte de délire bienheureux, d'abandon christique à la générosité et à la douleur simultanément (le sacrifice de la maison, probablement saccagée, est explicité par Rita).
Il faut dire que vu ce qu'on connaît des personnages d'Ibsen, et des Allmers en particulier, on a peine à croire qu'un grain de sable ne viendra pas les faire écrouler de leur résolution vers une déréliction encore plus absolue.
Il manque un acte, et presque une pièce pour développer la suite.

4. Autres contenus

Beaucoup d'autres éléments, parfois simplement effleurés et trop longs à lister, font la singularité de cette pièce.

¶ Eyolf, enfant riche mais impotent, moqué peut-être davantage par ressentiment envers cette grande maison qui domine la plage où, tel Golaud méprisant les pauvres, les Allmers mènent une existence indifférente aux souffrances des simples humains. En tout cas, l'une des répliques du petit Eyolf le laisse penser.

¶ Le portrait impressionnant et assez terrifiant de Rita, exclusive jusqu'à jalouser son enfant et à prononcer de terribles blasphèmes qui, aujourd'hui encore, paraissent bien hardis pour une mère. Mais cela se fait avec de véritable soubassements et une construction progressive qui rendent le personnage réellement complet, et certainement pas un épouvantail.

L'apparition fantastique de la « Dame aux rats », décalque du Joueur de flûte de Hamelin, décrite par Allmers comme une ancienne compagne de voyage (il le dit plus tard, la Mort qu'il avait cru enfin trouver lors de son dernier voyage). Le lien métaphorique entre les rats et l'enfant, de même que les raisons, comme le Joueur de flûte, de se venger de la famille, ne sont absolument pas avancées dans toute la pièce… apparition un peu gratuite qui ne fait pas de retour comme les autres oiseaux de mauvais augure d'Ibsen, image des contes tout à fait exotique dans cet univers d'extrême réalisme domestique.

¶ Le double sens de la mort d'Eyolf : à la fois celle du fils, et celle de la demi-sœur (surnommée ainsi dans leur jeunesse), lorsqu'on découvre son identité réelle.

¶ D'une manière générale, peu d'humour par rapport aux standards d'Ibsen.

¶ L'inhabituelle condition du « par amour », réclamée par Rita et reformulée par Allmers, censée donner de la valeur aux actes. Ce n'est pas une logique vraiment habituelle chez Ibsen — la condition pour la beauté, le sens ou la valeur d'un acte sont chez lui en général plutôt sa liberté — or elle est impossible à remplir dans un univers socialement et psychologiquement contraint.
Je ne suis pas sûr d'en mesurer toutes les implications, mais je crois que ces quelques allusions éclaireraient encore différemment le texte à sa relecture.

5. L'adaptation des Cambrioleurs

Pour la série de représentations en cours (mise en scène de Julie Berès, traduction d'Alice Zeniter, et adaptation à laquelle se joint Nicolas Richard), la compagnie annonce une adaptation de l'œuvre d'Ibsen. Elle reste marginale, car on assiste bel et bien à la pièce d'Ibsen, avec toutes ses composantes et globalement le même texte. Néanmoins, certains aménagements ont lieu :

  • Des ajouts et inversions : la pièce débute normalement par l'arrivée d'Asta et non avec le retour d'Allmers, et ne s'achève pas sur les mêmes répliques. De même à l'intérieur de la pièce (la fin de l'acte I est différente dans le détail). Certains paraissent ne pas ajouter (ni retrancher) beaucoup, d'autres sont adroits, comme ce début silencieux et ces quelques répliques où Rita, amoureuse éperdue, accueille très chaleureusement un Allmers distant avant d'être interrompue par l'arrivée de Rita. Cet ajustement-là campe en quelques instants la situation dans sa profondeur, très habilement.
  • Des actualisations ou modifications lexicales :
    • l'argent de Rita n'est plus simplement mentionné comme sa « fortune », mais comme ses « chateaux et comptes en Suisse »,
    • la « Dame aux rats » porte un nom (Mme Wolf), qui est même glosé par l'enfant (« ça veut dire loup »),
    • Allmers est le plus souvent appelé Alfred chez Ibsen, mais ici (pour des raisons de clarté ?), il l'est invariablement par son patronyme ;
    • les « esprits » qui émanent de l'enfant sont remplacés par « le mauvais œil » ;
    • Rita dit explicitement ce qu'ils faisaient pendant que le nourrisson tombait de la table, alors que le texte original parle de façon plus équivoque de Rita qui était en train de se déshabiller et d'Allmers qui finit par s'endormir « du sommeil du juste ».


6. L'interprétation des Cambrioleurs

J'y vois deux parties : le premier acte et les trois autres.

Suite de la notule.

dimanche 8 février 2015

La bataille finale du lied et de la glotte : Wieck, Viardot, Yoncheva


Voilà une expérience particulière qui mérite mention. Pour le progamme, et puis pour deux ou trois autres choses plus amusantes.

1. Lieder de Clara Wieck-Schumann

La raison de ma venue : depuis une dizaine d'années, on enregistre régulièrement Clara, et on lui consacre même quelques monographies au disque, mais il reste rare qu'on l'entende abondamment au concert, hors de quelques pièces isolées. Une moitié entière de programme, c'était une bénédiction !

Par ailleurs, Sonya Yoncheva ne s'y est pas trompée, et a choisi, dans le tiers de son legs qu'elle a joué, ses meilleures compositions : les célèbres « Er ist gekommen » et son caractère de tempête sur son texte tendre, « Liebst du um Schönheit » et ses paliers de lumière, « Die Lorelei » et son thème souterrain, sa trépidation ternaire, couronnée par ses cris, « Ich stand in dunkeln Träumen » dans une vision du passé combien plus paisible que la version du Schwanengesang (d'autant que la version retenue était celle sans la surprise finale) ; mais aussi les plus beaux parmi les restants, les doux accents tragiques de « Sie liebten sich beide » (dans sa version non strophique), le badinage mélancolique de « Warum willst du and're fragen », les liquidités infinie d' « Am Strande », le strophisme délicieux de « Der Abendstern », le récitatif troublé « O weh' des Scheidens das er tat »… il n'y a guère que le joli « Mein Stern » que j'aurais volontiers échangé contre la nudité onirique de « Die gute Nacht ».

D'une manière générale, le style de Wieck, très marqué par Chopin et Schumann, se caractérise par l'abondance de petites appoggiatures (des notes étrangères prennent la place des notes attendues sur le temps fort, et retrouvent leur place sur l'accord suivant) — le procédé est très commun, mais il est sollicité avec prodigalité et beaucoup de goût, créant une (douce) tension permanente. C'est un domaine très subjectif, mais j'y suis très sensible, comme les autres qui aiment la musique de Wieck, je suppose.

2. Mélodies de Pauline Viardot

Le legs de Viardot est à la fois mal connu et peu pratiqué. La sélection a le mérite de faire entendre une facette mal connue de sa production : « Marie et Julie » (1850) présente ainsi une mobilité harmonique très déroutante pour le genre, plus proche de la norme de 30 ou 40 ans plus tard… Les arpèges débouchent chacun sur une surprise et une couleur un peu différente de celle attendue, et ne se répètent pas — sans en avoir la complexité, cela évoque assez la méthode Fauré, jamais spectaculairement dissonant mais échappant toujours au pronostic. Elles sont (très) rares, les mélodies de 1850 à avoir cet aspect-là !
Plus amusant, dans « En mer » (1850), on retrouve les exactes harmonies utilisées par Schubert pour « Am Meer », joli clin d'œil (placé en exergue, au même endroit, ça ne fait guère de doute).

On y retrouve aussi les bluettes moins intéressantes et plus célèbres, comme « Haï luli » (qui m'évoque immanquablement « Youkali » de Weill), toutes de couleur locale factice.

4. Trois bis

Là aussi, l'audace prévalait. « Non t'accostar all'urna » de Vittorelli, également mis en musique par Schubert et Verdi, ici dans une mise en musique inattendue de Carlotta Ferrari. Très belcantiste bien sûr, une longue cantilène où le sens pourtant très dramatique se diluait assez, mais jolie.

L'air léger (très cocorico) de Lecocq qui clôt son CD.

Et « Ich stand in dunkeln Trämen » une seconde fois.

3. « On a perdu Yoncheva »

Suite de la notule.

mercredi 4 février 2015

Répertoire à l'Opéra de Paris — Saison 2015-2016 : grand répertoire, Regietheater et glottophilie


Cette année, pas de fuite majeure (même si les glottophiles les plus acharnés auront forcément déjà reconstitué la saison en écumant un à un les agendas d'artistes lyriques)… mais un dévoilement toujours plus tôt de la saison. C'était aujourd'hui. Le site n'est pas encore mis à jour, mais la programmation d'opéra complète, avec les dates et les distributions, est déjà proposée sur l'excellent site de données (francophone, malgré les apparences) Opera Online (sorte d'Operabase un peu moins exhaustif mais un peu plus disert).
En bas de la page, on peut accéder à tous les titres mis en scène et à leur détail. Le ballet et les concerts restent à publier, et devraient être accessibles dans la journée sur le site de l'institution.

C'est peut-être simplement encore une saison de transition (forcément un certain nombre de reprises), mais on peut y percevoir quelques tendances fortes.

¶ Deux véritables raretés :

Suite de la notule.

David Le Marrec

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Invitations à lire :

1 => L'italianisme dans la France baroque
2 => Le livre et la Toile, l'aventure de deux hiérarchies
3 => Leçons des Morts & Leçons de Ténèbres
4 => Arabelle et Didon
5 => Woyzeck le Chourineur
6 => Nasal ou engorgé ?
7 => Voix de poitrine, de tête & mixte
8 => Les trois vertus cardinales de la mise en scène
9 => Feuilleton sériel




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