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mercredi 9 décembre 2015

Aventuriers de l'extrême – Luigi Nono : Prometeo, tragedia dell'ascolto


Tout autour de moi, de jeunes fronts ridés et des visages déjà parcheminés qui semblent se désagréger ; des regards inquiets, éperdus, qui cherchent une réponse dans l'attitude des autres convives. Dans un silence immaculé, étrangement, ce n'est pas la musique que l'on entend le plus, mais le bruit des pensées perplexes d'un public laissé à la porte. Pendant une heure, rien ne bouge, on sent, derrière des visages tendus par la souffrance ou dévorés par la perplexité, l'envie sincère de comprendre, d'aimer, et les programmes ondulent fébrilement dans un silence respectueux, à la recherche de clefs délivrant un accès à ce qu'ils sont, de toute évidence, en train de rater.

Ce n'est pas un concert de musique contemporaine standard, mais un voyage de 2h20, sans entracte, à travers ce que Nono ne croyait pas si bien nommer « tragédie de l'écoute ». Et l'on sent que le public n'est pas celui qui pourrait se trouver piégé par une création un peu rugueuse entre un concerto de Mozart et une symphonie de Tchaïkovski, soufflant ostensiblement ou se regardant d'un air entendu… Non, les présents ont fait le déplacement pour un concert dont les tarifs des dernières catégories sont majorés, et semblent chercher désespérément à aimer ce qu'ils entendent. Les regards que presque tout le monde lance à travers la salle – ce qui n'est en général pas un très bon signe d'adhésion à la musique proposée, on ne le constate guère dans les finals des symphonies de Schumann ou Dvořák… – ne trahissent pas l'ennui, la désapprobation ou l'attente impatientée de la fin, mais plutôt une forme de désarroi, l'angoisse de manquer ce qu'il y a à entendre, de laisser passer un instant précieux sans en saisir la valeur.

Après la première heure, contraints, gênés, les départs s'enchaînent par petits groupes, très visibles dans cette salle très aérée et au milieu d'une musique aussi délicate, mais loin de vider les rangs. Des couples se font des adieux déchirants : un homme, devant moi, glisse un mot tendre à son mari qui lui lance un regard reconnaissant avant de se lever, seul, pour rejoindre la sortie, dispensé de purger le reste de sa peine. Ma voisine immédiate, ramassant ses manteaux trois quarts d'heure avant la fin, semble rester fascinée sur le bord de son siège, comme attendant une révélation, un soudain changement d'atmosphère ou de style, un final à la Mahler, une strette à la Tchaïkovski qui émergerait de ce magma répétitif – avant de se lever, impuissante, cinq minutes avant la fin, et de s'habiller dans les passerelles – donc parfaitement audible, à son insu –, couvrant les derniers bruissements de la musique.

Au bout d'une heure et demie, une dame, seule au parterre à se résigner au départ, se lève dans un silence parfait et glisse vers la sortie. Pendant de longues secondes, elle bute contre la paroi lisse, qui ne dévoile aucune porte. Il faut dire le mot magique, il faut attendre la parole mystique révélée à la fin de la cérémonie, la grotte ne veut pas laisser sortir ses trésors. Les gestes compatissants de ceux qui sont restés assis ne lui sont d'aucune aide et, les bras tendus, elle continue de palper la falaise impénétrable.

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Peut-être soulagé de sa propre bravoure, le public n'en tient pas rigueur aux musiciens et au compositeur, et se révèle chaleureux aux saluts, patient aussi – personne ne se rue vers les issues. Il est vrai que si l'on est réceptif à ce genre-là, ces belles harmonies tendues mais planantes, tournoyant dans l'espace grâce à leur disposition et au traitement électronique (qui élargit à loisir tel ou tel timbre d'ordinaire discret), ont quelque chose de très apaisant, une sorte de beauté caressante, très douce. Le poème de Hölderlin par-dessus tout (dans la deuxième « île »), mais aussi le Premier Interlude et les deux Tre Voci, où les voix s'exhalent en spirales asymétriques, déformant les contours et les équilibres propres à chaque effectif.

Pourtant l'œuvre a tout pour être détestable : elle s'appuie sur des tonnes de références prétentieuses (évocations prestigieuses du mythe, via Hésiode, Eschyle, Pindare, Hölderlin mais aussi Schönberg et Walter Benjamin), à moitié à traduites, parfois même simplement suggérées (des groupes de mots, voire de simples indications sur le livret en insistant bien sur le fait que ces références doivent ne pas être prononcées par les exécutants !), et déversées en bruissements inintelligibles. Même dans des langues familières, le livret en main, je n'ai pu attraper que trois mots (« Prometheus » dans le Prologue, « ascolto » sans pouvoir trouver où, un pressentiment d'allemand au milieu, « invincibile » à la fin, parce qu'on sentait que c'était la fin). Il faut donc absolument lire la note d'intention pour comprendre le propos, et même ce faisant, on n'arrive pas à saisir ce qui se dit, ni même l'endroit du déroulement – les silences étant omniprésents, difficile d'identifier des parties particulièrement asymétriques, façon Crépuscule des Dieux (les deux premières Îles sont plus longues que les trois autres et les deux interludes combinés). Cette impression de ne pas avancer dans la structure accentue le désespoir chez les spectateurs, pour la plupart perdus (moi-même, après plusieurs écoutes, j'ai eu quelques doutes diversement fugaces sur notre localisation exacte), pour les autres perplexes sur la distance à parcourir.

Musicalement, toute l'œuvre reste écrite dans un langage assez homogène, fondé sur des nuances très douces et fines, voisinant toujours avec l'impalbable : contrairement au contemporain le plus ordinaire (volontiers spectaculaire et bruyant), l'effet est reposant, délicat, poétique, mais l'ensemble laisse l'impression d'une absence de direction, et demeure objectivement trop long. 2h20 pour répéter une seule idée, en quelque sorte.

Je devrais détester, en conséquence (imposer la lecture de la note de programme, déjà, c'est insultant pour une musique) ; et pourtant, même sans repères, même sans texte, il se dégage de ces chœurs aux confins du néant, qui se tendent sans jamais saturer l'espace sonore de dissonances, qui s'abolissent régulièrement dans le silence, une forme de simple beauté… En l'écoutant par extrait, on est ému (par la chose la plus simple, l'effet de la voix humaine sur notre sensibilité) ; en l'écoutant en entier, on est bercé comme dans un rêve éveillé. Il se passe peu de choses, oui, un peu comme l'on pourrait regarder le plafond dans un bain moussant un soir de dur labeur…

Singulière (mais belle) expérience.

David Le Marrec

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