Ça y est, on peine à le croire, Boulez n'est plus de la musique
contemporaine.
Alors que je le tiens pour un compositeur plaisant mais relativement
secondaire, dont je chéris une poignée d'œuvres et estime sans hystérie
le reste du catalogue, je m'aperçois que j'ai beaucoup parlé de Boulez
sur CSS. Souvent par incise, à propos
de Wagner,
Debussy ou
Webern, quasiment des pages d'éphéméride, ou en
m'émerveillant de son répertoire
alimentaire inattendu (ses Haydn glaciaux avec le BBCSO sont loin
d'être empesés, au contraire, tout le contraire de sa
Water Music pas du tout
baroqueuse), en obéissant à la tentation du
sarcasme ou en criant mon admiration pour un
résultat
inespéré (concerto de Beethoven !).
Pourtant, ce n'est pas le chef qui m'intéresse d'abord, sans doute
parce qu'on peut toujours remplacer les meilleurs interprètes, quel que
soit leur don, plus difficilement une parole singulière, qui nous dit
quelque chose de nouveau, que ce soit par les marges ou dans le grand
Livre de l'histoire de la musique. Malgré leur poids écrasant dans
l'histoire mémoriale de l'interprétation enregistrée, je pourrais dire
de même de
Hausegger,
Fried,
Weingartner,
Andreae,
Doráti ou Klemperer
(non, pas Furtwängler),
avant tout compositeurs dans le sens où la perte serait plus éclatante
s'ils manquaient au répertoire plutôt qu'à la discographie.
Et, de fait, c'est avant tout le compositeur qu'on croisera sur
Carnets sur sol : un
questionnement autour de la façon dont sa musique nous touche, sans
doute
tellement différente de celle projetée par lui, la
présentation de
sa musique de scène pour Eschyle chez
Renaud-Barrault, fruit de ses jeunes années de compromission originelle
(au sortir
des Folies Bergère !), des
impressions de concert qui marquent une bascule
dans mon appréciation (plus intense, je crois, mais aussi plus
sélective) du compositeur, sa place dans la propagation du
sérialisme et l'établissement d'un nouveau
courant, multiple mais implacablement dominant (bien que la notule
évoque davantage les aspects politiques et culturels que les techniques
elle-mêmes, qu'il a considérablement contribué à assouplir après sa
période
intégraliste)…
C'est peut-être sous ce jour du jalon qu'il est le plus présent sur CSS
: ses œuvres apparaissent à plusieurs reprises dans les sélections
générales ou
orchestrales de lieder/mélodies, de
concertos pour clarinette, sans négliger son
empreinte dans la
lexicologie
musicale sarcastique.
Bien sûr, il n'est pas possible de résister à la personnalité de Boulez
: que ce soit pour louer ses talents de
pédagogue, jouer avec lui à
coups de
schémas perfides, railler ses
déclarations d'intention, se repaître ou
s'indigner de ses
traits, rigoler sans arrière-pensée de son
dernier gribouillage… Il nous accompagne
nécessairement, qu'on parle de la musique contemporaine en général ou
de sa production en particulier.
Je ne donnerais plus les mêmes conseils de découverte aujourd'hui qu'
à l'initiale de CSS, ou cette notule, un peu moins
d'un an après son ouverture, était destinée à guider un choix immédiat
pour quelques charmants voisins de ce domaine. Pour moi, l'essentiel se
trouve dans
Dialogue de l'ombre
double et dans les
Notations
(pour piano comme pour orchestre, pour des raisons tout à fait
différentes), et si j'apprécie toujours
Le Soleil des eaux, Domaines,
Pli selon pli, les
Dérives. La leçon autour de
Sur Incises reste l'une des portes
d'entrées les plus évidentes, assez unanimement saluée pour sa
concision et sa clarté, par rapport à d'autres ensembles plus
monumentaux – rares sont ceux qui goûtent suffisamment les chatoyances
pures de
Pli selon pli pour
l'encaisser dans sa durée.
C'est sans doute insultant ou déplaisant, mais Pierre Boulez, pour moi,
c'est avant tout
l'humoriste.
Celui dont les bons mots (pas toujours bons, et rarement charitables)
ont bercé mon éducation de mélomane : en général réducteur ou injuste,
mais j'ai toujours ressenti (sans avoir la moindre clef sur la
question) une forme de modestie sincère derrière cette froideur
hautaine – un pince-sans-rire que tout le monde a pris au sérieux. J'ai
conscience de la part de fantasme dans cette représentation (ceux qui
perdirent
leurs réseaux et furent bannis des commandes
officielles l'ont senti cruellement, et ont même transmis la rancœur à
leurs successeurs, alors que les frontières ne sont plus du tout aussi
imperméables aujourd'hui – la plupart des styles sont joués, sauf à
composer du chouette néo-Fauré comme Ducros, et ce même si les «
novateurs »
tiennent toujours les grosses commandes), mais c'est la mienne, la foi
naïve héritée de mon jeune âge.
Par ailleurs, je l'ai dit,
quelques-unes
de ses compositions m'accompagnent depuis longtemps – plus
j'écoute les
Notations et le
Dialogue, plus je les aime,
inconditionnellement. Je ne suis pas sûr que ce soient de grandes
œuvres, et ce qui me touche dans leur babil (sortes de flux et de
strates qui miment une forme de parole inaccessible) n'est sans doute
pas le reflet du geste compositionnel. Est-ce un talent malgré lui, de
ménager au sein de toute sa mathématique une forme d'évidence (qui,
certes, se contemple davantage à la manière d'un
joli bibelot que comme sommet des œuvres de
l'Esprit), propre à toucher les Gentils ? Est-ce tout simplement
l'effet de la familiarité, pour ne pas dire la mithridatisation, avec
son langage, qui est celui qu'il est le plus facile de découvrir, vu
son excellente distribution chez les revendeurs et sa présence
régulière en salle – faisant au fil des ans partie de nous-mêmes,
indépendamment de son intérêt, de sa qualité, de son accessibilité
réels ?
En tout cas, si j'écoute avec parcimonie le reste et n'en réprouve que
fort peu (
Le Marteau sans maître,
surtout), je reviens à ces deux-là avec régularité et sincérité, à une
époque de ma mélomanie où le fonds contemporain s'est réduit et décanté
à quelques maîtres, que je reviens consulter en terrain familier, ou
dont
je suis l'évolution.
Si l'on met de coté la question de l'intelligibilité qui peut percer
malgré tout (ce discours parallèle et concurrent à tout le projet
musical attesté de Boulez est-il vraiment volontaire ?), le mérite
incontestable de Boulez, en matière de composition, tient plutôt dans
ses talents
d'orchestrateur
– là, la chatoyance extrême, l'aptitude à créer, sur un patron musical
qui échappe aux mélomanes et aux musiciens de meilleure volonté, des
structures palpables, que ce soit de l'ordre de la strate simultanée, «
spatiale », ou de l'articulation de grandes parties à travers des
identités timbrales… tout cela proclame une maîtrise hors du commun de
l'orchestre, davantage dans la force de ses détails que dans la gestion
de masses (où, généralement, chaque génération adopte une attitude à
peu près commune). Il semble qu'en la matière, Boulez puisse tout, et
les métamorphoses opérées entre le texte musical et le résultat final
confinent au génie, vraisemblablement.
Comme
chef
d'orchestre, son parti pris d'exactitude (au sens de la
limitation de la part de l'
agogique,
ses exécutions n'étant pas toujours aussi parfaitement
précises qu'on le dit) et sa mise à distance des affects le rendent
rarement un premier choix, à mon sens. Avec ce genre d'exigence, je
trouve bien plus mon compte chez Solti, qui y adjoint une ardeur (et
une précision d'articulation sensiblement plus grande) propice à rendre
exaltante cette régularité un peu raide.
En revanche, cette prévisibilité permet à ses disques d'être pour la
plupart de grandes réussites, avec un assez fort taux de certitude.
Sans fouiner dans les discographies, là, au débotté, je signalerais
comme indispensables :
¶
Bartók – A Kékszakállú
herceg vára – sa première mouture, avec la BBC (chez
Sony), avec Tatiana Troyanos et
Siegmund Nimsgern,
très soigneux dans leur texte et électrisés. La direction de Boulez y
est à la fois implacable, oppressante, et d'une splendide transparence.
Probablement son meilleur disque (et la meilleure version de cet opéra).
¶ Ses deux
deux
Pelléas de
Debussy – la version de Cardiff fixée en DVD, quoique nerveuse et
habitée, se
distingue surtout par la justesse de son couple (Alison Hagley et Neil
Archer), mais le studio Sony avec l'Orchestre de Covent Garden, d'une
splendeur extraordinaire, absolument glaçante, d'un éclat presque
funèbre, contitue l'une des lectures les plus abouties et
déstabilisantes de
Pelléas,
sans une once de sucre et de douceur. On peut davantage en discuter la
distribution non francophone, mais le résultat, saisissant, n'appelle
finalement aucune réserve.
¶ Seulement diffusé à la radio, son
Parsifal de 2004 à Bayreuth,
à peine moins rapide que son manifeste de 1970, mais tirant cette fois,
avec un orchestre d'une tout autre trempe, un univers d'irisations
debussystes de cette partition où, à la lecture comme dans la
tradition, ce n'est pas la première évidence. Distribution par ailleurs
valeureuse et engagée (DeYoung, Wottrich, Wegner, Marco-Buhrmester,
Holl), même si pas la plus séduisante en termes de timbres. Si vous le
trouvez, c'est une expérience rare.
¶
Côté symphonique,
je
fais partie de ceux qui admirent davantage la radicalité un peu raide
de ses enregistrements Sony (avec le BBC Symphony, le New York
Philharmonic ou Cleveland) que la perfection plus hédoniste (mais sans
tension, quel est l'intérêt) de ses enregistrements DG avec Vienne,
Chicago, Cleveland ou Berlin. J'aime particulièrement ses
Schönberg (Sony)
très dépouillés. Pour le legs DG, j'ai remarqué que j'aimais surtout
les enregistrements décriés (sa
Sixième de Mahler
avec Vienne, réputée lente et molle, mais à laquelle je trouve
un port altier irrésistible) ou alternatifs (
ce Cinquième
Concerto de Beethoven avec Curzon, étrangement concerné). D'une
manière générale,
ses Mahler
(1,2,6,8,9 en particulier, et par-dessus tout son
Wunderhorn claquant et primesautier
avec Kožená et Gerhaher) sont assez enthousiasmants.
¶ Parmi les ratés, évidement ses deux mythiques
Water Music de Haendel,
qu'un radical comme lui jouait comme les grands pontifes tradis de
Grande-Bretagne – ce qui est toujours éclairant sur les connexions
réelles entre doctrines musicales : atonals et baroqueux, qui
souhaitaient renverser la table, se méprisent en général, et les
spécialistes de musique contemporaine sont souvent très conservateurs
dans leur interprétation du répertoire d'avant le romantisme. Déception
beaucoup plus relative (voilà qui reste très agréablement écoutable)
son
Ring avec Chéreau,
particulièrement dans la version vidéo, où l'on perçoit surtout une
absence d'affects un peu molle, avec un orchestre vraiment laid de
surcroît. La distribution non plus n'est pas toujours exaltante (le
Crépuscule avec les vilains
affreux
Becher + Hübner, c'est beaucoup demander, même quand on aime Jung comme
moi). Là encore, avec les mêmes musiciens dans la série immédiatement
suivante, Solti obtenait de la même laideur une urgence folle, sans
comparaison. Enfin, dans son
Wozzeck avec l'Opéra de Paris
(studio de 1966 pour CBS), par ailleurs pas le plus tendu ni avenant,
il laisse son Docteur, Karl Dönch, chanter absolument n'importe quoi
(aucun rapport avec les lignes écrites, même pas dans la même
tessiture, dans les mêmes directions, dans l'harmonie…) ; je me suis
toujours demandé s'il y existait une version alternative complètement
différente, mais cela donne surtout l'impression, vu les rythmes
approximatifs (pas forcément sur les temps…), que faute des notes
graves, l'interprète improvise très librement sa partie (de façon
expressivement assez convaincante). [Toutes informations bienvenues.]
Pour sélectionner dans ce flux abondant d'une grosse décennie de
notules, je suggère d'aborder par ici :
- Jeunesse de Boulez, présentation et extraits de sa musique de
scène pour Agamemnon
d'Eschyle chez Renaud-Barrault.
- Rôle de Boulez dans l'héritage des fondateurs
viennois du sérialisme dodécaphonique (issu d'une courte série sur le
dodécaphonisme).
- Boulez et
l'intelligible, essai sur l'écart entre conception et
perception de son œuvre.
Le reste est clairement plus incident et plus léger – mon propos
initial était de rendre compte de l'empreinte laissée au fil du temps,
indépendamment de l'intérêt très relatif des notules indiquées.
Par ailleurs, France Musique avait consacré cette
belle page
multimédia à un récapitulatif très intéressant de son parcours, en
rétablissant en quelque sorte l'équilibre entre les périodes (au lieu
de raconter ce que tout le monde a déjà dit), tout en cédant
jubilatoirement à la tentation des jeux de mots ridicules – mainte fois
perceptible sur CSS à propos de Boulez…
Quoi qu'il en soit, considérant le sort de David Bowie, il semble
qu'une tendance se dessine :
Ami compositeur, le téléphone sonne, c'est la Philharmonie… prends un
instant avant de sauter dans l'avion, il est temps d'aviser ton notaire.
--
Toute l'équipe de CSS espère que vous avez apprécié le jeu (peu)
discrètement introduit dans cette notule. Alors, il y en avait combien
? En dehors du titre, douze bien sûr.
Comme je le disais, Boulez, pour moi, c'est avant tout le
bonheur de jouer – en témoignent mes activités passées sur le meilleur forum de musique classique au monde.