Diaire sur sol

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mardi 30 avril 2024

R. Strauss – Elektra – Opéra de Stuttgart

Occasion précieuse de découvrir un orchestre pensé pour servir le répertoire lyrique dans une grande ville d'Allemagne, loin des grandes machines les plus célèbres – ou même de mes chouchous, les virtuoses du Museum de Francfort-sur-le-Main et les coloristes de Francfort-sur-l'Oder... L'Orchestre de l'Opéra de Stuttgart (Staatsorchester Stuttgart) venait, ce lundi pour présenter une version de concert de l'Elektra qu'ils ont produite cette saison.

Un son d'orchestre pas très typé – couleur bois clair, je dirais –, où se distingue comme il se doit une section de cuivres particulièrement valeureuse : mordant des trompettes, capacité de nuances impressionnante. Jamais écrasants, très souples.

Je venais de relire au piano, la veille, les premières scènes de l'œuvre : servantes, « air » d'Électre, premier duo avec Chrysothémis. J'avais été frappé par la simplicité paradoxale de la pensée harmonique, comme une suite de dégringolades des mêmes empreintes d'accords, et, sous des apparences de sophistication, des enchaînements de dominante, comme avec une sensible qui produit une tonique, à l'infini, en glissant simplement d'un ton à un autre par le jeu du chromatisme. Dit sans les fanfreluches techniques : c'est une musique qui paraît faire miroiter mille aspects du même principe tension-détente, à la base d'à peu près tous les styles de l'histoire de la musique européenne depuis 1600 (hors atonalités du XXe). Un accord qui appelle, un accord qui résout. La base de toute la musique tonale, réduite à sa seule fonction la plus fondamentale, mais expérimentée dans une gigantesque variété de configurations, avec des accords de natures très diverses (tandis que leur fonction semble demeurer largement identique).

J'aime bien sûr toujours autant le premier duo avec Chrysothemis. En salle, quelques détails me frappent dans les sections que je n'ai jamais déchiffrées.
Par exemple, lorsque Clytemnestre fait son entrée, les flûtes y ressemblent beaucoup à celles du War Requiem – « Bugles sang », dans le Dies iræ… Mais aussi le célesta qui annonçait les confidences de la Reine, s'emballant sur les menaces qu'elle profère envers sa fille pour obtenir les secrets du rite qui lui rendra le repos sans rêve. L'annonce de la mort d'Oreste se fait sur un motif qui me paraît (il faudra vérifier à la lecture) une version inversée du thème utilisé pour la Reconnaissance. Et pendant l'interlude de la Reconnaissance, le thème d'Elektra se mélange à celui de l'attente, qui enflait depuis l'entrée d'Oreste incognito (une suite de rythmes pointés, au hautbois notamment, sur des intervalles de seconde mineure).

Sur le plan du livret, alors même que je note cette fois tout particulièrement la mention des gens de la maison qui sont victorieux et pour beaucoup blessés, comme autant de vies superfétatoires auprès des grands modèles de leurs souverains... je me rends compte que la mise en scène de Stuttgart creuse manifestement ce sillon, avec une fin d'opéra particulièrement sanglante – il est fréquent que les metteurs en scène s'appuient sur la froideur d'Oreste et l'absence de son retour sur scène pour le décrire en ambitieux insensible, mais ici le trait a porté plus loin, jusqu'au massacre de ses sujets (Chryso y compris), qui se trouve bel et bien suggéré par l'explicite du livret !

Côté exécution, le résultat était splendide avec une distribution particulièrement valeureuse : Iréne Theorin (Elektra) dont la voix ne semble pas avoir bougé depuis 15 ans tout en empilant les Brünnhilde et Elektra (un cas à peu près unique dans l'histoire du chant !), avec un timbre toujours aussi rond et doux, Simone Schneider (Chrysothemis) extrêmement robuste et généreuse vocalement (comme toujours), Violetta Urmana (Klytämnestra) légèrement asséchée vocalement, mais d'un engagement verbal extraordinaire – peut-être la plus captivante que j'aie entendue de ce point de vue !

Je me suis fait la remarque du contraste particulièrement frappant entre deux carrières : Iréne Theorin creuse son sillon sur les quelques mêmes rôles de veine hochdramatisch, les plus lourds du répertoire germanique, sans que la voix n'ait bougé d'un pouce ; Violetta Urmana au contraire a circulé entre Verdi et Wagner, a commencé mezzo, viré soprano alors que sa carrière était déjà très avancée, est assez vite retournée à des rôles de mezzo (lorsque l'instrument s'est abîmé). Une inamovible, une itinérante.

J'ai été étonné du succès recueilli par le jeune Paweł Konik en Orest, émission un peu forcée, dont on sent le contrôle fragile ; par ailleurs ni très majestueux, ni très mystérieux. Je n'ai rien à redire à la vérité, mais pour un chanteur qui paraît à la limite de ses possibilités dans un rôle pas très physique, et qui manque une grosse part de réplique, j'étais surpris de l'enthousiasme du public.
Je m'inquiétais un peu de Matthias Klink (Aegisth), je n'ai pas réentendu depuis ses Tamino et Huon il y a vingt ans – la voix n'était pas très belle, mais en salle ce peut être très différemment, et il est possible que le son un peu farineux de l'instrument ait été l'indice d'une charpente plus dramatique qui ne demandait qu'à s'épanouir avec les années. Je ne le saurai jamais : remplacé par Gerhard Siegel, toujours puissant, mordant, incarné, ce fut sans aucune surprise un régal.

Comme j'avais entendu des extraits de la série à Stuttgart, je n'ai pas été surpris de l'approche très cursive et assez peu dramatique de Cornelius Meister ; c'est un parti pris assez étonnant dans cette œuvre, que je pourrais croire lié aux nécessités d'être le plus en place possible pour assurer des représentations qui ont peut-être bénéficié d'un nombre réduit de répétitions… si je ne connaissais déjà son legs radiophonique et discographique – il est toujours ainsi, et son succès international fulgurant me reste un peu mystérieux.

Le résultat général était assez merveilleux, rare d'entendre un tel plateau dans une œuvre aussi exigeante ; découverte d'un orchestre de fosse allemand qui voyage très peu souvent ; plongée dans une œuvre qui passait justement sur mon piano – et qui, comme souvent, paraît tellement moins insolente en version orchestrale, qui lisse les frottements de la version piano !

Lili Boulanger, Psaume 24 ; Bruckner 6 – OPRF, Gražinytė-Tyla

Première occasion pour moi d'entendre Mirga Gražinytė-Tyla – dont l'image publique est très positive, elle paraît tellement sympathique qu'on a envie de suivre son parcours. Au disque, je n'ai jusqu'ici pas été saisi, d'abord parce qu'elle a privilégié des œuvres qui ne me touchent pas directement, y compris dans les raretés enregistrées pour Deutsche Grammophon (Troilus and Cressida de Walton, Symphonies de Weinberg…), mais aussi pour un caractère un peu plat du son, un peu neutre du rendu émotionnel. Qu'en penserais-je en salle ?

C'était une belle occasion, en compagnie du Philharmonique de Radio-France qu'elle connaissait déjà.

D'abord pour le Psaume 24 de Lili Boulanger, sans surprise le meilleur moment de la soirée : ses fanfares archaïsantes (accompagnement du chœur pour cuivres et percussions uniquement), sa veine épique, son verbe péremptoire sont véritablement irrésistibles. J'aurais volontiers signé pour les 129 et 130 qu'elle a aussi mis en musique.
La première partie comprenait aussi Sutartine, un medley de chants traditionnels lituaniens et slaves (dont la chanson reprise par le solo de basson au début du Sacre du Printemps !) de Romualdas Gražinis, le père de la cheffe ; et pour finir le Psaume 150 mis en musique par Bruckner.

Le Chœur de Radio-France a énormément progressé sous Martina Batič et à présent Lionel Sow, il continue d'approfondir des qualités de souplesse et de couleur qui n'étaient vraiment pas ses points forts. Les timbres restent un peu gris (malgré la présence de quantité de solistes aguerris dans ses rangs : Romain Champion, Sébastien Droy, Jean-Manuel Candenot…), mais je me suis rendu compte, par contraste avec le Chœur de Jeunes financé par Audi (!) trois jours plus tôt, que je négligeais un paramètre important pour le comprendre – l'âge. Comme il s'agit d'un chœur en CDI au sein d'une institutions publique, les choristes ne sont pas embauchés à la tâche comme dans la plupart des chœurs – aussi sont-ils vraiment plus âgés que dans la plupart des chœurs du circuit. Beaucoup de chœurs ont une moyenne d'âge dans la trentaine, celui de RF semble plutôt viser la cinquantaine. Et cela joue sur les voix (le vibrato des femmes par exemple, mais pas seulement). C'est une bonne chose pour les artistes, être dans un chœur permanent (dans une maison d'Opéra ou à la Radio) représente l'un des rares postes, pour un chanteur, où l'on peut mener une vie stable et prévisible ; mais c'est une contrainte sur le plan du rendu artistique, les voix évoluent et l'on ne remplace pas les instruments vieillissants.
Considérant cela, je trouve que le niveau démontré lors de cette soirée est tout à leur honneur, beau résultat avec des moyens pourtant plus contraints que la concurrence.

Outre l'aspect particulièrement juvénile de la cheffe (elle a mon âge, mais de dos à la voir marcher vers le podium, on croirait qu'elle a 15 ans), j'ai été frappé par sa gestique de cheffe de chœur, particulièrement suggestive et précise. Je me suis pris à regretter de l'avoir jusqu'ici vue (en vidéo) avec baguette, alors qu'il se passe réellement quelque chose de supplémentaire lorsqu'elle pétrit la matière sonore de ses mains. Et en effet, dans le Psaume comme dans la symphonie, je l'ai trouvée beaucoup plus neutre dans ses indications, une fois la baguette prise en main. (Le résultat était moins probant également.)

Dans le Psaume de Bruckner, le son était vraiment lourd et bouché, difficile d'entendre le détail. Dans la Symphonie, j'ai été séduit par les contrastes proposés par Mirga Gražinytė-Tyla, un Bruckner cinétique mais qui ne refuse pas la discontinuité : la douceur suave des phrases lyriques piani était juxtaposée à des tutti saturés et un peu acides – je ne pense pas que ç'ait été totalement volontaire (le son était vraiment brouillé dans les nuances fortes), mais ce contraste d'un instant à l'autre entre un romantisme visant le sublime et de grandes masses bourrues et antipathiques résumait assez bien l'inspiration de Bruckner,. Le mouvement lent, très soigné et galbé, était par ailleurs très beau.