Diaire sur sol

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dimanche 3 mars 2024

Lockrem Johnson – Une lettre pour Emily Dickinson / Debussy – La Chute de la Maison Usher

Concert sur sol n°88.

La Compagnie Winterreise d'Olivier Dhénin Hữu reprenait sa Chute de la Maison Usher dont j'ai déjà parlé lors de sa création à L'Arlequin à Paris, mais cette fois couplé avec un opéra inconnu du compositeur américain Lockrem Johnson, consacré à Emily Dickinson (une création de 1951).

L'histoire n'est évidemment que très peu spectaculaire : Emily Dickinson est méprisée par son père, qui ne voit en elle qu'un supplétif de ménage et de cuisine aux aptitudes littéraires inexistantes. Elle attend la visite d'un prestigieux colonel, homme de littérature, mais en fin de compte celui-ci lui propose en filigrane le mariage tout en laissant entendre que ses qualités poétiques ne sont pas évidentes. L'idée du livret est d'expliquer par là la réclusion d'Emily Dickinson, qui n'essaie plus de se faire publier et n'écrit plus que pour elle-même, demandant à sa sœur Lavinia de brûler ses papiers à sa mort.

Langage musical simple, pas très contrasté, ça danse légèrement, on reste dans les mêmes couleurs de la conversation en musique de la génération Damase (mais avec beaucoup moins de lyrisme et d'esprit que Damase).

Surtout, la traduction française est catastrophique : une fois mise en musique, la prosodie en est incompatible avec langue française. « Absorbé par ses DOssiers, il n'aime que MON pain, auJOURdh'ui, réVEILlé, COU-OUsu »… on se croirait dans un son de La Fouine. (Je serais prêt à travailler bénévolement pour rectifier ça…)
Je n'ai rien contre cette prosodie-là dans un contexte esthétique cohérent, mais à l'opéra pour évoquer une jeune femme bien rangée des communautés puritaines du Massachussets, ça ne fonctionne pas bien.

Dans le même registre, perplexe sur l'idée qu'elle accueille seule un homme qu'elle ne connaît pas, et dans cette mise en scène dans une robe blanche à traîne qui est presque une robe de mariée. Très étrange.

Pour autant, je suis très content de découvrir cette œuvre dont je n'avais aucune idée, même si elle ne me bouleverse pas vraiment.

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Après ces 35 minutes, retour à la proposition d'une Chute de la Maison Usher la plus complète possible, qui fonctionne vraiment très bien.

Je suis frappé de penser combien les compositeurs ultérieurs ont cherché à imiter Pelléas alors que Debussy lui-même était parti tout autre chose, au fil des livrets choisis. Usher est infiniment plus sombre. J'y trouve beaucoup moins de belles idées musicales (et les parties avec Madeline ou Roderick sont assez monochromes), mais les deux duos entre l'Ami et le Médecin ont vraiment quelque chose de très réussi dans leur étrangeté.

Insertion des Proses Lyriques de Debussy (vraiment assez différentes), de pièces pour piano (Préludes, Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon…) mais surtout de Ce qu'a vu le vent d'Ouest, qui sert de soutien en forme de mélodrame à toute la fin (la lecture de l'ami, la découverte de l'enterrement de Madeline, l'effondrement de la maison), avec une progression pendant l'orage assez incroyable, et qui s'attelle parfaitement à la fin écrite par Debussy (une dizaine de secondes seulement). La proposition la plus frappante à ce jouer pour restituer cet opéra inachevé – à moins de recomposer carrément ce qui manque, comme l'a brillamment fait Robert Orledge, dans l'exact même style que le reste de l'œuvre !

Le film d'Olivier Dhénin Hữu, simultanément projeté en transparence, permet aussi de compenser la lenteur de l'action par des images assez poétiques des interactions entre les personnages filmées dans les splendides espaces du lycée Jacques Decour (et au Bois de Vincennes).

Parmi les (excellents) artistes Olivier Gourdy et Bastien Rimondi merveilleux comme d'habitude, et Emmanuel Christien d'une aisance folle au piano.

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Soirée follement ambitieuse, et passionnante à tout point de vue – au Théâtre Watteau de Nogent-sur-Marne, où Olivier Dhénin Hữu est actuellement en résidence. Compagnie à surveiller.

Sonates violoncelle-piano de Cras, Ferroud, Soulage – Siranossian, Gouin

Concert sur sol n°86.

Quelle satisfaction d'entendre enfin la Sonate de Jean Cras en concert ! Le versant le plus romantique de Cras, très lyrique, avec une structure pas toujours évidente à saisir – c'est d'ailleurs l'œuvre qui, à la sortie, avait le moins touché le public – et peut-être moi aussi, mais seulement en comparaison avec les autres bijoux, eux inédits, présentés ce soir-là !

Pierre-Octave Ferroud est toujours là où on ne l'attend pas, avec une proposition qui tire davantage vers une forme de néoclassicisme étrange que vers le futurisme motorique de sa Symphonie en la, ou vers l'atonalité très personnelle de Chirurgie (il faudra que je parle un jour de mon déchiffrage de cette chose…). Œuvre tirée du récent legs de la famille Ferroud à la Bibliothèque La Grange – Fleuret qui organisait le concert.

Marcelle Soulage est la révélation de la soirée, une élève de Nadia Boulanger. D'emblée un emportement généreux et lisible, avec un très beau geste affirmatif pour présenter son premier thème, puis une berceuse qui débute transparente en quartes à vide mais s'anime beaucoup au fil de la progression, un final façon boogie-woogie (mais Suicide in an Airplane de Leo Ornstein n'est pas si loin, dans les moyens compositionnels).

Très beau duo de musiciens – j'étais en particulier ravi d'entendre enfin Nathanaël Gouin dont le disque d'arrangements pour piano d'œuvres de Bizet m'avait beaucoup marqué non seulement pas son contenu, mais aussi par son aisance pianistique.

Canticles de Britten avec Allan Clayton

Concert sur sol n°84.

Je ne suis pas un fanatique de l'œuvre, typiquement dans la prosodie un peu grise et l'harmonie errante (assez peu tonifiante) typique de Britten… mais superbe atmosphère nocturne avec quelques lumières ponctuelles sur scène (façon bougies), et Allan Clayton est un diseur exceptionnelle, assouplissant sa vaste voix pour l'intimité du moment, tout en conservant son fruité et son autorité. Le premier Canticle (sur Francis Quarles) est donc en bonne logique mon chouchou.

Le deuxième (le dialogue entre Isaac et Abram) aussi me plaît beaucoup, mais je suis un peu mal à l'aise avec la rhétorique de l'adulte abuseur qui demande simultanément pardon – je suis encore trop marqué par le rapport de la CIASE, et les biographies évoquent l'attirance de Britten (non assouvie d'après ce que l'on en sait actuellement, mais dans ces affaires, on ne sait pas avant que de savoir) pour les enfants, si bien que mon esprit est un peu trop accaparé par des raisonnements défensifs pour profiter pleinement de l'œuvre.

Très belle expérience proposée, une fois de plus, par l'Athénée : à chaque fois des programmes originaux pour les lundis musicaux, mais cette fois c'est en plus un programme qui dépasse la cohérence, un témoignage complet et total, avec scénographie (et même déclamation britannique des poèmes). Je crois que la programmation en est resté confiée à Alphonse Cemin, et l'excellence ne s'en dément pas, s'approfondit même au fil des saisons.

Emilie Mayer, Symphonie n°1 par Insula Orchestra

Concert sur sol n°85

Surtout séduit par les mouvements extrêmes. L'œuvre gagne à être entendue – plutôt que dans les disques CPO un peu tradis – avec le relief des instruments anciens. Ce n'est pas un chef-d'œuvre absolu, mais de belles idées (malgré un peu trop de solos et doublures de flûte…), voilà qui renouvelle l'écoute – et documente la première femme à avoir vécu de l'argent des concerts de ses œuvres (si l'on excepte les compositrices interprètes comme Clara Wieck-Schumann).

J'ai aussi été très frappé par la Quatrième de Schubert vue par Laurence Equilbey : au lieu de travailler surtout l'élément mélodique comme c'est souvent le cas dans cette symphonie, elle propose une lecture beaucoup plus dramatique, verticale (un peu dans l'esprit de la Cinquième de Beethoven par Les Siècles & Roth). On y sent davantage la filiation de Gluck que la préfiguration de Brahms, et c'est vraiment pour le meilleur, soudain la symphonie mérite son surnom et gagne en intensité, en cinétique… je ne me rappelle pas l'avoir autant aimée que ce soir !

lundi 12 février 2024

Changements de distribution

Il ne faut vraiment pas réserver ses billets pour entendre un chanteur en particulier… Rien que ce début mars, en voulant compléter l'agenda, je m'aperçois que pas mal de chanteurs emblématiques ont été remplacés sans tambour ni trompette : Jean Teitgen (la grande basse vedette française) est remplacé par Nicolas Cavallier dans L'Heure espagnole à l'Opéra-Comique, Xabier Anduaga (le ténor rossinien) et Benjamin Appl (le formidable liedersänger) par Jonah Hoskins (même genre) et Joshua Hopkins (style inverse) dans Les Pêcheurs de perles au Théâtre des Champs-Élysées, et dans le même lieu, le Boris Godounov avec Matthias Goerne en guest star sera finalement avec… Alexander Roslavets (ce qui sera en toute honnêteté pour le mieux, considérant le déclin de Goerne et les grandes qualités de Roslavets, mais n'en demeure pas moins une tout autre proposition !).

Les raisons peuvent être multiples : meilleurs engagements, méforme, rôle qui ne correspond finalement pas (ou plus) à la voix… Mais pour le public qui suit parfois avec fidélité ces chanteurs – qui apportent véritablement un tempérament singulier, et pousse les admirateurs à franchir le pas vers d'autres genres musicaux… –, c'est à chaque fois un coup dur.

En l'occurrence, ce sont des remplaçants de qualité, pas du tout des pis-aller, même si on peut regretter l'absence de certains de nos chouchous.

samedi 10 février 2024

Psyché de Franck / Calligrammes, Ondes Plurielles

Concert sur sol n°79.

Dans la fascinante église Saint-Marcel, l'une des plus belles et surprenantes de Paris (ses soffites en pyramidions, son puits de jour invisible qui tombe sur le béton nu de l'abside et sur ce Christ crucifié sans croix, mi-souffrant, mi-triomphant et ascensionnel), l'occasion rare d'entendre Psyché de Franck, un grand poème symphonique avec chœurs, dans sa version intégrale.

Œuvre pudique et généreuse à la fois, devant beaucoup à Tristan et usant d'un lyrisme généreux qu'on associe peu à ce compositeur – je ne m'explique pas que le V, « Psyché & Éros », ne soit pas joué en séparé, par exemple en ouverture ou interlude de concert (comme on le fait souvent de l'interlude « La Nuit et l'Amour » de Ludus pro Patria d'Augusta Holmès ou de la chasse royale des Troyens de Berlioz), tant sa courbure mélodique et son caractère élancé le rendent immédiatement séduisant, pour ne pas dire grisant.

Merci aux amateurs de haut niveau du Chœur de chambre Calligrammes (toujours dans les programmes thématiques les plus fous : programme basque contemporain, XXe scandinave, baroque allemand du XVIIe, chœurs de d'Indy & Schmitt, de Mendelssohn & Wolf, messe à double chœur de Rheinberger…) et à l'excellent orchestre Ondes Plurielles – l'effet produit n'est vraiment pas éloigné d'un orchestre professionnel, il faut vraiment s'approcher pour entendre les détails moins parfaitement immaculés que chez les orchestres salariés ! (Sensiblement du même niveau qu'Ut Cinquième, dont certains membres sont issus.)

vendredi 9 février 2024

Hindemith / Salonen

Concert sur sol n°77.

Salonen et l'Orchestre de Paris dans Elgar et Hindemith.

Très bonne surprise de ce Bach assez jubilatoire, plus organique qu'attendu, aux ruptures expressives étonnantes par la seule orchestration – qui se termine en Disney (façon Apprenti sorcier).

Ragtime et Mathis de Hindemith en première audition de concert pour moi (je n'avais assisté qu'à l'opéra), rythmes endiablés et couleurs fluorescentes, dans une lecture à la fois froide et sensible aux progressions, assez typique de Salonen.

jeudi 8 février 2024

Défrichage et ressassement

Jacobs revient à Paris avec L'Orfeo de Monteverdi… Comme Christie et tant d'autres, c'est un mystère pour moi : après avoir tant défriché, se complaire dans une poignée de mêmes œuvres ressassées… pourquoi ? Ne se sentent-ils plus une mission, ou même une envie ?

Vous me direz, c'est plein, alors pourquoi s'interroger ?

Mais tout de même, comment, après avoir exhumé des Cavalli ou des Conti et y avoir été un peu le meilleur, se contenter de produire des symphonies de Schubert plates et un millième Orfeo moins bon que ses précédents ?

Ça semble être un vrai truc de vieux chef, le rabougrissement de répertoire. Je sais bien que lorsqu'on est jeune, on est obligé d'accepter les propositions d'œuvres contemporaines moches, mais pour des gens qui paraissaient si passionnés par la découverte ?

Dans un autre registre, je m'étais beaucoup interrogé sur la fin de carrière d'Abbado : le prix des places avait explosé, et pour quelqu'un proche des communistes qui jouait dans les usines, je me demandais comment il vivait de faire des concerts pour une élite économique.

dimanche 28 janvier 2024

Jean GALARD – Madame Élisabeth

ConcertSurSol n°68

Madame Élisabeth de Jean Galard. À Saint-Roch.

Un opéra qui est plutôt un oratorio pour orgue et voix – sur la fin de la vie de la sœur de Louis XVI, sur un livret plutôt bien écrit (Dominique Sabourdin-Perrin : équilibré, ni bavard ni caricatural), mais avec une caractéristique étonnante : tout, les récitatifs, les airs, les chansons des Révolutionnaires, la joie de Fouquier-Tinville, tout est écrit comme une psalmodie de messe. C'est délibéré, mais un peu perturbant pour qui en a déjà entendu.

Au demeurant quelques beaux chœurs (le final voulu « à la grecque » du I, qui sonne façon Alceste ou Atys de LULLY) et d'excellents solistes (Marthe Davost, également une grande Mélisande, est idéale) : Anne-Laure Dollié, Candice Albardier, Ciarran Woods, Alexandre Perret…

Le projet s'inscrit dans le prolongement des festivités et actions autour de la démarche en béatification de Madame Élisabeth. L'essentiel du public semblait provenir, à entendre les conversations, d'associations liées aux traditions et/ou à la chrétienté, davantage que des amateurs de musique, et encore moins d'opéra. [J'y ai notamment conversé avec les derniers La Rochefoucauld, hé oui.] Et c'est donc, en bonne logique, redonné ce dimanche à 15h à Saint-Louis de Versailles.

jeudi 25 janvier 2024

Ligeti, Le Grand Macabre – ONF, Roth (décembre 2023)

Très belle réalisation, avec une réserve du côté de l'œuvre : la prosodie, c'est vraiment n'importe quoi. Il faut dire que non seulement le langage de Ligeti est peu compatible avec un chant proche de la parole, mais en plus qu'il existe des versions en quatre langues (suédois, allemand, anglais, et en français, deux traductions distinctes) ! J'ai aperçu deux fautes d'orthographe dans la version imprimée comme surtitrée, je me demande si c'est aussi le cas dans le texte fourni par les traducteurs.

Pour autant l'inventivité de sa musique est toujours aussi réjouissante, et les moments purement instrumentaux (klaxons, première évocation apocalyptique, entrée de la Suite de Nekrotzar, Canon après l'anéantissement…) sont assez merveilleux. Dommage que le surtitrage n'ait pas inclus les didascalies, ceux qui ne connaissaient pas l'œuvre ou n'avaient pas ouvert le livret (fourni, merci Radio-France ! I love you) ont dû passer à côté de l'essentiel.

Autre réserve, la « mise en espace » de Benjamin Lazar, je n'ai pas compris ce que c'était, parce que même pour les échanges très graphiques comme les casseroles sur la tête ou se cacher sous une table (sans parler, donc pas de contrainte de pupitre), il ne se passe strictement rien visuellement. Pour moi une simple version de concert, même pas particulièrement « jouée scéniquement ».

Mais ça reste une expérience très singulière que je rêvais de faire depuis toujours – la photo l'anéantissement selon Mesguich était partout dans les livres d'opéra quand je vivais en province.

mercredi 20 décembre 2023

Il Fauno di marmo : la MALEDIZIONE

(avec la bémol interpolé)

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Concert sur sol n°52

N'allez jamais avec moi au cinéma : deux fois que j'y vais en 15 ans de vie parisienne. Et à chaque fois, la guigne.

La première fois, à la Cinémathèque Française, je vais voir un incunable de Jacques Rozier. La séance se déroule bien, même si je trouve le film particulièrement mauvais ; mais à la fin de la séance, la dame qui présentait revient à l'avant-scène : « toutes nos excuses, ce n'est pas du tout le film prévu, nous avons manifestement envoyé les rushes à la restauration au lieu du film monté, il faudrait donc tout refaire à nouveau ».

La seconde fois, c'était hier à la Fondation Pathé : Il Fauno di marmo (1920), de Mario Bonnard. L'intrigue est tirée d'un roman de Nathaniel Hawthorne : au début du XXe siècle, une princesse danoise épouse un vieil homme ; celui-ci se fait accuser de complot contre la couronne, et meurt en se débattant pendant l'interpellation. L'héroïne part alors à Rome où elle vit avec son nouveau fiancé et un couple d'amis. Une grande partie de l'intérêt du film réside dans les très belles vues de Rome.

19h31, la séance commence. Une dame vient présenter le film et nous annonce : « la pellicule a été restaurée par la Cineteca Nazionale, mais pas en entier, la partie en Rome en particulier est fortement coupée, on vous a mis le résumé dans un des intertitres ».
Rien qu'ici, c'est cocasse : on nous propose un film dont on a coupé le centre d'intérêt. Mais ce qui est arrivé l'est encore davantage : l'intertitre ne résume pas du tout l'intégralité de ce qui est coupé, et l'on passe sans explication d'une déclaration d'amour dans un jardin romain à une forêt équatoriale peuplée de Tyroliens où un moine franciscain qu'on n'a jamais vu apparaît ; l'héroïne dit le détester mis abandonne immédiatement son fiancée pour le suivre. Plan suivant, on revient à Rome, mais pas du tout dans le jardin initial. Rien n'est expliqué, rien n'est compréhensible.

Vraiment, n'allez pas au cinéma avec moi. Je porte la poisse.

Pour autant, malgré ces manques et les événements peu vraisemblables qui s'enchaînent – le meurtre du moine, croisé dans la rue de la roche tarpéienne, souhaité dans l'instant par l'héroïne et réalisé sans réflexion par le peintre, sans aucun lien avec leurs personnages et tempéraments exposés durant tout le film… –, film assez réjouissant, qui montre de très belles images de Rome, de la campagne italienne, de châteaux médiévaux aménagés… Et des situations assez originales, puisque absolument pas vraisemblables ni cohérentes.

Le titre n'est jamais expliqué, il y a bien un portrait du nouveau fiancé en faune, mais le plan dure quelques secondes et il y a des copeaux de bois partout…

Accompagnement tout en accords debussystes par Mathieu Lecoq (ancien élève de la classe de Jean-François Zygel au CNSM, comme pour tous les films de la Fondation Pathé), qui a la particularité de toujours improviser au piano et en même temps au violoncelle – il le tient entre ses jambes devant son clavier, et joue du violoncelle sur la résonance du piano grâce à la pédale forte ou simplement de la main gauche au piano, tandis que l'archet actionne une corde à vide de la main droite. Joli tour de force très astucieux que je l'ai déjà vu pratiquer plusieurs fois. Et belles idées musicales, avec le parti pris de seconder le film et de s'effacer derrière lui, créant l'atmosphère et la tension, mais ne cherchant à pas à créer des événements, des ruptures, à souligner des éléments visuels ou à jouer avec l'auditeur-spectateur.

samedi 16 décembre 2023

L'opéra nouveau

Je me plains récurremment du faible renouvellement du répertoire d'opéra à Paris, mais en version de concert, depuis septembre, ce fut un défilé très impressionnant d'opéras contemporains ambitieux ! Pas nécessairement les opéras sympathiques qu'on a envie de réécouter encore et encore, mais de grands projets que seules de grandes maisons peuvent monter : Lessons in Love and Violence de Benjamin, Sonntag aus Licht de Stockhausen, Einstein on the Beach de Glass (même si ça s'est révélé être une œuvre « inspirée de »), Le Grand Macabre de Ligeti, l'occasion de découvrir des mondes, avec des compositeurs qui osent proposer des objets pas du tout conformes à ce qu'une scène peut offrir – typiquement Sto et Ligeti, vraiment de grands fadas. Et voilà qui renouvelle le plaisir et permet de découvrir des horizons nouveaux !

Tuilages

Requiem de Campra lundi, Elias de Mendelssohn vendredi, Missa Corporis Domini de Zelenka samedi… c'était la semaine des tuilages vertigineux. Trois œuvres où le souffle de la musique fait tourner la tête (est-ce vers le Ciel, je ne sais).

Songs de compositrices (Lehmann, Barns, Maddison, Clarke, Smyth, Boyle…) par Richardot & Fornel


Concert sur sol n°35

Très belle sélection – en particulier séduit par Liza Lehmann, également compositrice d'opérettes, capable de tirer le meilleur de la richesse des langages du début du XXe siècle en le combinant avec une très belle veine mélodique et quelquefois des déhanchements plus populaires.

Toujours autant séduit par la voix extraordinaire (et quel bel anglais !) de Lucile Richardot – j'ai une notule sur le feu à lui consacrer – et par l'éloquence plastique d'Anne de Fornel, où chaque phrase est individualisée et pensée, à égalité avec le chant (pour ne rien gâcher elle fait de superbes trouvailles comme musicologue, il n'est pas fréquent d'avoir les deux !).

mercredi 15 novembre 2023

Deux tragédies de la Renaissance : Hécube de Lodovico Dolce (1543) et Marin Držić (1559)


Expérience ultime dans le goût de Carnets sur sol : j'ai dû traverser l'Île-de-France en train du Nord-Est au Sud-Ouest après le travail pour me rendre au ''Centre d'Art et de Culture de Meudon'', accessible après vingt minutes de ''marche de nuit'' en zig-zaguant entre les pavillons moches et quantités de petits squares sympathiques (je ne sais combien représente le budget tilleuls !), et découvrir une architecture de parking des années 90 (assez bien esthétisé, j'aime beaucoup), où l'on patiente devant une expo d'art contemporain… avant d'assister à une ''Hécube'', d'après Euripide après traduction par Érasme, par le Vénitien Lodovico Dolce, traducteur italien à son tour traduit ''en croate'' par Marin Držić.

La représentation, essentiellement chantée, mélange la version italienne et la version croate, accompagnée d'instruments « savants » du temps (vièle, viole, traversos) et traditionnels croates (lijerica, un instrument piriforme  à trois cordes frottées ; dvojnice, une flûte double en forme de parallélépipède rectangle). Le chœur est chanté par un ensemble à cinq voix de chanteurs traditionnels croates – dans un style très parent des polyphonies corses, avec trois voix de basse en bourdon, et deux voix de dessus (comme la ''terza'' et la ''seconda'' corses).

Le mélange se suit avec une fluidité déconcertante, et le style musical se partage entre les improvisations dans le style de la Renaissance, les accompagnements plus opératiques (ponctuations comme des récitatifs) ou filmiques (aplats permanents) et des frottements beaucoup plus XXIe siècle.

Plaisir de retrouver Francisco Mañalich (ténor et violiste, également superlatif dans les deux ; un habitué des ensembles chouchous Il Festino et Faenza), voix parfaitement timbrée, diction précise, allègements délicats et poétiques.

Une petite idée en vidéo du spectacle (beaucoup plus fluide en réalité).

Ensemble Dialogos & Kantaduri
Direction musicale et scenario, Katarina Livljanić
Mise en scène, scénographie, costumes, surtitrage, Sanda Hržić
Reconstruction musicale, Katarina Livljanić, Francisco Mañalich, Joško Ćaleta
Reconstruction musicale instrumentale, Norbert Rodenkirchen, Albrecht Maurer
Lumière et technique, Srećko Damjanović

Solistes
Katarina Livljanić, Hécube
Francisco Mañalich, esprit de Polydore, Polyxène, Polymnestor
Tonko Podrug, Ulysse
Milivoj Rilov, Agamemnon
Srećko Damjanović, serviteur

Instrumentistes
Norbert Rodenkirchen, flûtes, dvojnice
Albrecht Maurer, vièle, lirica
Francisco Mañalich, viole

Chœur
Kantaduri
Joško Ćaleta, voix et direction
Srećko Damjanović, voix
Nikola Damjanović, voix
Tonko Podrug, voix
Milivoj Rilov, voix


Schiller – Marie Stuart – Maryse Estier, Théâtre Montansier


Peu de pièces peuvent se vanter de m'avoir retourné comme Die Räuber de Schiller, avec sa demi-douzaine de coups de théâtre et de renversements logiques, rien que dans le dernier acte. Je n'aime pas tout au même degré dans son théâtre, et je craignais du côté de Marie Stuart, dont ma seule expérience fut malheureuse – j'ai failli mourir d'un choc anaphylactique, enseveli dans la poussière de six mois sans ménage au théâtre-phalanstère du Nord-Ouest… (J'ai vraiment dû quitter la salle parce que le bout des doigts me picotait et que je commençais à ne plus pouvoir bien respirer… Malgré leur programmation remarquablement ambitieuse, à base d'intégrales visibles nulle part ailleurs, je n'y ai plus remis les pieds depuis.)

Je craignais une idéalisation un peu pénible de ce personnage politique (que je trouve peu sympathique), mais Schiller tient justement assez bien la corde entre la victime sublime qui se lève contre la fatalité, et la fille de roi pleine de morgue, incapable de taire ses ambitions un instant, fût-ce pour survivre. La pièce est moins juste avec Élisabeth Ière, présentée avant tout comme une femme un peu nymphomane et indécise, effet accentué par les choix de Maryse Estier dans les consignes données à Clémence Longy (qui joue le rôle de façon détachée, avec une voix délibérément un peu grêle).

On retrouve aussi toutes les stimulations du drame romantique, avec ses beaux effets de renversement de fortune. J'ai été très sensible à la scène où le petit huissier à l'essai se voit confier l'ordre d'exécution, et où, malgré toutes ses tentatives de demander un ordre clair, la reine le quitte sans lui répondre sur la nécessité de le transmettre pour application ou de le conserver dans le secrétaire – afin de ne prendre aucune responsabilité et de pouvoir à tout moment se dédire sur le dos du petit personnel. Scène particulièrement amusante et terrible.

Le livret de Bardari pour la Maria Stuarda de Donizetti suit certes la structure générale de la pièce, mais les geôliers occupent l'essentiel de la place dans la pièce d'origine, pas les cantilènes amoureuses. Et le verbe est tellement affadi, les personnes tellement lissés et rendus les plus stéréotypés possibles… à quoi bon prendre des sujets intenses pour en faire un tel brouet. Seules les quelques répliques de l'entretien imaginaire des reines dans la prison et les insultes qui fusent laissent encore affleurer l'intensité du drame de Schiller. (Mais je ne trouve de toute façon pas terrible la musique de la trilogie Tudor… Pour du belcanto de cour royale, Maria Padilla, c'est un tout autre niveau !)

Très belle interprétation engagée et crédible (en particulier Margaux Le Mignan, dans tous les visages du rôle-titre), une belle expérience de théâtre.

Mise en scène et adaptation Maryse Estier assistée de Mathilde Belingard, scénographie Marlène Berkane, costumes Clément Vachelard, son et musiques originales David Hess, lumières Lucien Valle.
Avec Margaux Le Mignan, Clémence Longy, Pierre Cuq, Axel Mandron, Daniel Léocadie, Nicolas Avinée, Dylan Ferreux.
Coproductions Théâtre Montansier/Versailles, CDN/Sartrouville, CDN/Nancy.

dimanche 22 octobre 2023

Lohengrin à Bastille (Srebrennikov / Soddy)

Concert sur sol n°23

Lohengrin pour grand orchestre, ça n'a pas trop pris pour moi. Ça souligne tout ce qui est encore bancal dans le Wagner de transition, ces moments un peu tradi-fades au milieu des trouvailles impensables en son temps.

Cependant j'ai été une fois de plus enchanté par les chorals de bois et l'écriture chorale. Le chœur a vraiment fait attention à ne pas crier, même si les barytons et basses sont vraiment ternes – et si la diction reflète clairement le recrutement très international…

Pour le reste, peu à dire, car j'ai surtout été frustré par l'impossibilité, depuis le second balcon de Bastille (et à peu près partout ailleurs de toute façon) de comprendre ce qui était chanté. Ce n'est pas la faute des chanteurs : j'ai déjà entendu Oostrum, Gubanova, Beczała, Koch et K. Youn dans d'autres contextes, ce sont d'excellents diseurs, zéro problème de texte avec eux – et à part Beczała, tous spécialistes de ce répertoire. Je les aime beaucoup, les timbres sont beaux (un peu fatigués hier en fin de série), mais on ne peut pas faire correctement de l'opéra dans cette salle à moins de voix exceptionnelles comme Skelton ou Vogt…

Et je me suis rendu compte pendant la représentation que je l'avais déjà entendu en 2017 (et non seulement 2003 comme je me souvenais) avec un plateau justement exceptionnel – Serafin, Schuster, Skelton, Konieczny, Siwek. Donc réentendre à aussi peu d'intervalle une œuvre que j'ai souvent entendu et jouée, dans des circonstances défavorables, j'ai eu du mal à adhérer, alors même que la soirée était de qualité. (Depuis quelques années, j'essaie d'aller plutôt voir de véritables inédits pour éviter ce syndrome.)

Rien de spécial à dire sur la mise en scène, qui raconte autre chose, mais avec un certain sens de la cohérence scénique : les doubles dansés d'Elsa sont chouettes, l'hôpital de campagne fonctionne bien. Je ne sais pas trop à quoi ça sert (l'auto-hypnose de la note de programme, je ne l'ai pas vue !), mais on peut se concentrer sur l'action et la musique sans trop de parasites.

Carmen renouvelée (mais décapitée)

Concert sur sol n°22.

Il est très rare que je me rende voir et revoir des tubes, d'autant plus d'œuvres qui ne sont pas les plus proches de ma sensibilité – Carmen est un incommensurable chef-d'œuvre, un monument de finesses musicales, d'invention permanente, de puissance évocatrice, sur un sujet vraiment original ; mais pour l'avoir entendu trop jeune (grande section…) dans des conditions peu favorables, je peine à l'entendre sans le filtre un peu négatif de l'espagnolade vulgaire (et des pubes pour détergents).

Il y aura au demeurant prochainement une notule sur le sujet – il existe déjà un podcast : pourquoi Carmen est-il un opéra aussi célèbre ? .

Malgré ma réticence à aller revoir ce type d'œuvre, plusieurs promesses m'ont attiré à Sainte-Croix des Arméniens catholiques (rue Charlot, dans le Marais) : je n'ai vu qu'une seule fois Carmen en concert, et cette fois la proposition avec piano, pour mettre à nu les procédés rythmiques et les audaces harmoniques de Bizet, était fort tentante. D'autant plus que le plateau de jeunes chanteurs disposait de plusieurs atouts, en particulier le Don José de Kaëlig Boché – immense mélodiste –, qui promettait une lecture totalement neuve du rôle.

Je dois d'abord confesser avoir été horrifié lorsque j'ai compris que la « version avec récitant » ne signifiait pas seulement la disparition des dialogues ou récitatifs, mais d'un grand nombre des numéros de l'œuvre ! Tous les chœurs, toutes les sections où apparaissent Morales ou Zuñiga ont disparu – incluant des morceaux du final de l'acte II ! Et ce n'était indiqué nulle part. Ce n'est pas honnête, et pas respectueux des spectateurs. Personne n'a manifesté sa réprobation, et peut-être bien que je suis le seul à vouloir entendre une version qui ne soit pas totalement rabotée du final du II ou du duel, mais ce n'est pas aux organisateurs et artistes d'en juger à ma place : je comprends tout à fait les contraintes pratiques qui conduisent à donner une version coupée, mais je demande simplement à être informé.

Comme je m'y attendais, grand plaisir à entendre la partition fonctionner au piano sous les doigts de Magali Albertini (et à observer son tourneur de page, totalement à fond dans la musique) ; l'exécution n'était pas d'un abandon complet, mais pour avoir mis mes doigts dessus, je sais la difficulté invraisemblable de la partition, sous ses abords grand public. Bizet était réputé pianiste virtuose d'un niveau fulgurant, et l'on constate bien à la lecture des versions réduites de Carmen qu'il ne connaissait manifestation à peu près aucune limite digitale pour entraver son imagination.

Vocalement, je n'ai regretté le détour.

Pas trop aimé Antoine Foulon (Escamillo), encore une voix à haute impédance, ça fait beaucoup d'harmoniques, mais c'est très peu efficace dès que la source du son s'éloigne, ne favorise pas la diction, ne permet pas de varier la couleur – d'autant que la voix est bâtie à partir du grave. Il allège l'aigu, mais on sent la fragilité du procédé. Je ne reviens pas sur mes marottes en matière de technique vocale, mais si ça fait totalement l'affaire pour une version pour piano, ce n'est clairement pas optimal du point de vue de l'auditeur.

Très belle surprise avec Éléonore Pancrazi (Carmen) : je l'avais trouvée merveilleuse diseuse dans des extraits de tragédie en musique, et depuis (Cherubino, Dorabella notamment) j'avais surtout déploré l'émission très ronde, la diction lâche, l'impact limité. Ici au contraire, elle trouve davantage de clarté, déclame avec beaucoup d'intelligence, et possède, pour une si jeune chanteuse, tous les recoins du rôle, gère très habilement les mixtes de poitrine, n'appuie jamais le trait sans chercher à donner la vision d'une Carmen rénovée. J'ai rarement entendu le rôle aussi bien pensé dans chaque phrase, et la voix s'éclaire et se projette très agréablement en français. J'espère qu'elle poursuivra dans cette voie, mais je ne peux m'empêcher de redouter que d'un point de vue pratique, il y ait peu de rôles de mezzos assez importants dans le répertoire courant pour faire une belle carrière sans sacrifier aux répertoires où je l'ai trouvée moins performante.

Erminie Blondel (Micaëla) m'avait beaucoup impressionné en retransmission, et de fait, la voix ample impressionnante pour ce rôle. Sur la durée cependant, certains aigus sont un peu plus difficiles, et la diction se relâche, à cause d'une émission très couverte qui uniformise trop les voyelles et empêche l'émission audible des consonnes. C'est un beau halo, assez glorieux même, mais il y aurait à creuser du côté de la clarté. Proposition inhabituelle et plaisante en Micaëla, quoi qu'il en soit.

Enfin Kaëlig Boché (Don José), un fabuleux mélodiste et la raison principale de mon déplacement. Son don José tient toutes ses promesses : non pas le don José égaré et abattu de Mérimée, ni le don José fauve des grands ténors internationaux (immortalisé par le film de Rosi avec Domingo), mais vraiment le don José d'opéra comique, un garçon rangé et timide qui, séduit et frustré, révèle une personnalité inquiétante, avec des éclats terrifiants – mais des éclats qui se fondent sur le timbre soudain perçant, rien à voir avec les grands aigus tonitruants des titulaires célèbres. À ce titre, la petite mise en espace était très réussie, on y voit Carmen effrayée dès le premier éclat de José, dans la taverne de Pastia à la fin de l'acte II. Personne ne rend mieux que lui la transformation de personnalité et le mordant soudain de ce gentil caporal de garnison très sagement rangé.

Mission accomplie et excellente soirée, donc, avec des interprètes de qualité et une proposition artistique très aboutie – mais la prochaine fois, par respect du public, prévenez que vous jouez une version ultracoupée – s'il vous plaît.

dimanche 15 octobre 2023

Mina KAVANI – I'm Deranged

Concert sur sol n°20

Spectacle seule en scène écrit par l'actrice – obligée de quitter Téhéran après avoir joué, cheveux découverts et corps dénudé (jusqu'où, je ne sais) dans Red Rose de Sepideh Farsi. Elle y raconte comment elle a toujours été élevée dans l'idée que sa famille quitterait l'Iran – le père est parti deux ans aux États-Unis pour essayer de ramener un visa pour la famille, mais en est revenu scandalisé par l'abrutissement des écrans et la qualité de la nourriture. Se lançant à corps perdu dans les fêtes clandestines, elle finit par partir pour Paris, ville où elle rêve de faire carrière. Et, à en lire sa biographie, elle fait plutôt bien carrière !

Cependant le spectacle ne propose pas réellement de présentation artistique… elle se contente d'expliquer au premier degré comment elle ne trouve sa place nulle part, comment à présent qu'elle accomplit ses rêves elle regrette son pays, comment « je vivais à Téhéran dans mes rêves, à Paris dans mes souvenirs ». Seul moment un peu esthétisé, l'histoire du rêve qu'elle raconte, où elle voit toute sa famille à table ; mais ce rêve n'a rien de farfelu ni de troublant, chaque membre de la famille expose très raisonnablement ses arguments sur le pour et le contre d'avoir quitté l'Iran.

J'espérais de ce soliloque une fenêtre un peu plus précise sur ce le vécu dans l'Iran, mais en réalité, ce mal-être très personnel est traité sous toutes ses coutures, sans donner guère de détails pratiques. Le seul moment un peu révélateur est lors de son grand emportement, où elle accuse ses parents de l'avoir élevée dans l'espoir d'être ailleurs, et les Iraniens de vivre dans le culte de leur grandeur passée au lieu d'avancer et de jeter par-dessus bord ce qui les retient de faire mieux.

Tout cela se suit sans déplaisir, mais disons que je n'ai pas vu la valeur ajoutée par rapport à un entretien de radio avec une artistes exilée – les expérimentations esthétiques, les jeux de Satrapi avaient peut-être exagérément créé des attentes sur ce qu'il était possible de faire pour raconter un vécu étranger.

vendredi 13 octobre 2023

Georges BENJAMIN – Lessons in Love and Violence

Concert sur sol n°19

George Benjamin, Lessons in Love and Violence
Orchestre de Paris
Philharmonie de Paris

Hélas, pas d'illumination pour moi : un orchestre toujours présent en aplats continus, peu dramatique, un texte un peu schématique, une belle écriture atonale toujours agréable mais peu lisse et uniforme – en somme, Lessons in Love and Violence de Benjamin ressemble à à du Benjamin. Ou, en tout cas, me fait exactement le même effet que ses œuvres d'il y a quinze ans, comme Palimpsestes, ouï en 2005 à Radio-France.

Dommage pour moi, beaucoup de monde semble aimer passionnément Benjamin.

La dernière scène fait davantage usage de discontinuités ; l'effet de cordes à la fois stridentes et translucides est très réussi, sent vraiment la conclusion – et James Way y rayonne.

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Je ne peux m'empêcher de penser qu'il existe quantité d'opéras contemporains plus accessibles / rythmés / originaux à programmer, plutôt que de l'atonalité tradi sur des adaptations mi-figue mi-raisin d'œuvres théâtrales de la Renaissance.

Et je trouve que la Philharmonie programme vraiment les opéras les moins user-friendly – même s'il y a un public pour Glass et que je me régale pour les Stockhausen, ces choix semblent tout de même pensés pour du public de cultureux éveillé – et assez exigeant à l'écoute.

samedi 7 octobre 2023

Season's Canon (de Crystal Pite)

Concert sur sol n°15

J'admets que ce ballet mérite totalement sa réputation : complètement organique, des gestes décalés extrêmement précis, comme des fractales (ou un canon… ) qui se révèlent. Jubilatoire et accessible à tous.
Public en délire (cris, parterre debout…).

Couplage avec des ballets (Last Call de Marion Motin, Horizon de Xin Xie) bandes sonores désagréable fortes (vrombissements sourds omniprésents), et le propos m'a moins passionné. [Je suis sans doute insuffisamment balletomane pour apprécier ce type de proposition sans narration et quasiment sans musique.]

mercredi 27 septembre 2023

Anderson & Roe au « Rungis piano-piano Festival »


. #ConcertSurSol #13

Anderson & Roe au « Rungis piano-piano Festival ».

Le meilleur duo de pianistes de tous les temps fait entendre ses incroyables arrangements (« Marche turque » de Mozart, Carmen, America de West Side Story, Libertango, Hallelujah de Cohen, Let it be…) : changeant le style, ajoutant des strates de musique pure, c'est de la réelle substance musicale, toujours surprenante dans ses bifurcations et ses nouvelles atmosphères, qui se mêle aux originaux – et pas seulement quelques arpèges pour faire impression.

Cela n'empêche pas le duo d'amuser son public (changeant de siège, naviguant entre les deux pianos…), mais l'aventure est avant tout musicale, et je la suis avec passion depuis au moins une douzaine d'années.

Moins passionné par leur sonate de Mozart à deux pianos, approche très romantique, mais cette musique n'est pas conçue pour ces grands pianos de concert, où elle sonne immanquablement un peu rigide & pauvre. Tout de suite mieux sur de véritables boïng-boïngs à crincrins d'époque.

En tout cas, charisme fou qui a ravi les vieux fans comme moi, mais aussi le public qui s'est levé, totalement étourdi par les coups qu'il venait de prendre (gros succès pour la Marche Turque, Carmen et Hallelujah notamment).

Le festival continue toute la semaine. J'ai appris qu'il avait été fondé au sortir du covid, et je tire mon chapeau aux concepteurs d'avoir osé un principe aussi original dans un lieu dont la notoriété / l'accessibilité ne sont pas optimales.

Pourtant, j'avais pris mon après-midi pour visiter la ville, et c'est absolument adorable, incroyablement calme et paisible pour une telle proximité avec Paris, trois autoroutes, le Marché, Fresnes et les pistes d'Orly. Énormément de verdure, d'aires piétonnes, de trace de petites sources… (Et les pavillons sont assez variés, tous neufs ou très bien entretenus.)

vendredi 19 septembre 2014

Dutilleux, Lalo, Tchaïkovski — OP, P. Järvi

Je reviens du concert de l'Orchestre de Paris, dirigé par Paavo Järvi.

Dutilleux — Métaboles
Lalo — Concerto pour violoncelle
Tchaïkovski — Symphonie n°5

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Les Métaboles sont forcément sympas en concert ; de même pour le Concerto pour violoncelle de Lalo, avec son ton schumanien et sa veine mélodique populaire façon d'Indy dans chaque mouvement…
Très agréablement surpris par Xavier Phillips, d'ailleurs, dont j'ai toujours trouvé le son désagréablement appuyé en retransmission, mais qui projette remarquablement (y compris sa voix !) le son avec puissance et chaleur. En bis, il ose la Première Strophe sur le Nom de Sacher de Dutilleux, jouée avec une maîtrise et surtout une évidence logique du discours que je n'avais jamais entendue : d'ordinaire, je n'aime beaucoup beaucoup cette pièce qui multiplie les effets… là, c'était dense et éloquent comme du Kurtág. Chapeau.

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Mais la Cinquième de Tchaïkovski, c'était carrément la sidération :

¶ Järvi a complètement changé l'économie sonore de l'orchestre : c'est net, ça claque sans sécheresse, tout ce qui fait ses qualités personnelles et qui n'ont jamais été le propre des orchestres français en général et de celui-ci en particulier. Techniquement, il reste d'ailleurs des traces de l'ancienne manière (les cordes ont tendance à jouer un peu en dehors, avec des entrées pas parfaitement exactes), mais l'esprit est totalement différent.

¶ L'intégration structurelle est stupéfiante : le rubato sert uniquement à emboîter le thème dans sa mutation suivante, avec une adresse et un naturel exceptionnelle.

¶ C'est tendu, tout le temps, au maximum. Exactement comme ses deux dernières symphonies de Sibelius, pour ceux qui y étaient, ou le dernier mouvement de la Symphonie en mi de Rott.

J'ai entendu, dans la même salle, à la même place, cette œuvre par Jansons et le Concertgebouworkest… cent coudées en-dessous. Pas techniquement (la discipline et la virtuosité individuelle sont clairement d'une autre farine à Amsterdam), mais le rendu était purement hédoniste, avec plein d'effets destinés à montrer les possibilités de l'orchestre (je m'étais presque poliment ennuyé, alors que c'est possiblement la symphonie que j'aime le plus de tout le répertoire), là où Järvi construit une progression qui ne se relâche jamais, et qui donne un sens à toute la forme. Totalement exaltant.

samedi 22 mars 2014

Wyschnegradsky gratuit

Vendredi prochain, à 19h, à la salle d'orgue du Conservatoire Supérieur de Paris (à côté de la Cité de la Musique), vous pourrez entendre un concert gratuit dédié à Wyschnegradsky, à l'issue des deux journées d'étude (également ouvertes au public, mais en journée).

Méditation sur deux thèmes de la Journée de l'Existence pour violoncelle et piano.

Trio à cordes Op.53 (commenté en détail pendant les journées d'étude).

Étude pour les mouvements rotatoires Op.45a, pour quatre pianos.

Plus de détails ici : http://www.ivan-wyschnegradsky.fr/fr/actualites/ .

Les amateurs de surprenant et de bizarre seront à la fête avec cette figure puissamment originale de la création musicale au XXe siècle, rarissimement enregistré, alors donné en concert... !

samedi 25 janvier 2014

[Pleyel] Pierrot Lunaire (Sukowa), Salome & Don Juan de R. Strauss (M. Franck, OPRF)

Dans une salle spectaculairement vide (quinze personnes au second balcon, et le reste n'était pas plein du tout non plus), énormément de satisfactions :

Pierrot Lunaire dans une esthétique déclamatoire : Barbara Sukowa est spécialiste du mélodrame et du sprechgesang (actrice de métier, même si elle dispose manifestement de solides références en chant), et sa voix légèrement rauque (ouvertement sonorisée dans la salle, mais sans excès) fait merveille dans les mouvements expressifs insolites de Pierrot. Elle réussit à redonner à cette partition étrange le naturel de la parole, tout en assurant une véritable variété de timbres, de couleurs et d'inflexions – d'autant plus difficile qu'un ambitus parlé est généralement plus restreint, ce qui n'est de toute évidence pas son cas !
Disque DeGaetani excepté, je n'ai jamais retiré de telles satisfactions de l'œuvre (au demeurant une petite merveille d'étrangeté).

¶ Du Richard Strauss par un orchestre qui se surpasse toujours dans les pages d'un lyrisme intense (chez les Russes notamment).

Superbe de bout en bout !

jeudi 23 janvier 2014

Brahms – Chœurs symphoniques et Symphonie n°2 – Blomstedt (Pleyel)

Les Chœurs de l'Orchestre de Paris superbes comme d'habitude, même si l'écriture très homogène noie un peu le détail du texte (ce n'est pas vraiment leur faute !).

Quant à Brahms, on a beau dire, mais les symphonies de Schumann, c'est autrement mieux orchestré que la mélasse des trois premières de Brahms... quelle mélasse, tout de même. Et les alternances vents / cordes, dans le genre systématique. Autant j'adore au disque, autant en salle, il n'y a guère que la Quatrième, de tout le Brahms symphonique, qui m'ait convaincu.

Sinon, j'ai enfin entendu l'Orchestre de Paris pas très discipliné, tel qu'on me l'avait décrit ! Peut-être parce que je ne l'avais entendu qu'avec de très grands chefs (Metzmacher, Billy, P. Järvi, K. Järvi), mais d'ordinaire, engagement et plasticité sont de mise. Cette fois, j'ai davantage entendu la disparité des attaques, ou la paresse métronomique (Blomstedt n'étant pas à dédouaner) de traits bien réguliers, même pas phrasés. Enfin, davantage que d'habitude, parce que c'était bien quand même.

mercredi 22 janvier 2014

Léo DELIBES – Lakmé – Roth, Baur, Devieilhe (Opéra-Comique 2014)

Représentation du 20 janvier (dernière).

Pendant une semaine, tout le monde semblait en extase dans la presse et chez les spectateurs. À juste titre.

Plateau remarquable :
¶ du côté de Lakmé : Sabine Devieilhe, timbre tès nettement focalisé, avec des couleurs à la Gillet ; vocalisation sobre, très raffinée, maîtrisant le vibrato ; médium qui reste dense malgré sa luminosité ;
¶ de Gérald : Frédéric Antoun, dont la voix s'élargit au fil de la représentation, avec ses aigus tous délicieusement mêlés du son [ou] ;
¶ de Frédéric : Jean-Sébastien Bou, mordant, esprit, éloquence, tout y est pour l'un des plus beaux rôles de tout le répertoire ;
¶ des fiancées : Marion Tassou (Ellen) et Roxane Chalard (Rose), nettement articulées et pleines de fraîcheur, sans aigreletteries.

Confier Mistress Bentson à l'immense Hanna Schaer était un contre-sens : elle reste souveraine dans des répertoires difficiles et dans le lied, mais l'abattage comique et les poitrinés ne sont pas spécialités, si bien que le rôle occulte ses qualités.

Et je n'ai pas aimé (comme d'habitude) Élodie Méchain : je trouvais que la voix était très engorgée, épaisse, opaque et mal articulée (ce qui est assez rédhibitoire pour moi, surtout dans le répertoire qui est le sien), mais elle a de plus mal vieilli. Cela bouge beaucoup, on dirait une voix qui a quarante ans de carrière, alors qu'elle doit être dans sa trentaine (d'années de vie, pas de carrière !). Rien de déshonorant non plus, mais à l'aune de la réputation flatteuse qui la précède partout, je suis frustré de ne pas entendre ce que les autres lui reconnaissent.

Grâce à Accentus, je n'avais jamais entendu les chœurs (à l'occasion complexes, mais rarement raffinés) de Lakmé chantés avec autant de netté et de clarté. Comme d'habitude avec eux (oratorio,opéra,motets, encore opéra...).

Orchestralement, les instruments d'époque des Siècles et la disposition circulaire (pour recréer l'orchestre de dos, face à la scène, tel qu'on le pratiquait au XIXe siècle) permettaient d'obtenir de très beaux équilibres. Les timbres en eux-mêmes sont assez rêches, mais cela empêche le fondu et le legato, ce qui est un atout pour la transparence (et un rempart assez puissant contre la sirupification). Autre avantage : présence sonore très discrète qui permet d'entendre les chanteurs sans effort, et donc pour eux de soigner la diction plutôt que de renforcer leur métal.
Surtout, François-Xavier Roth se montre un grand chef, attentif aux détails de phrasés très délicats, à l'opposé des formules mécaniques d'accompagnement qu'on peut entendre chez les spécialistes du belcanto qui jouent cette œuvre.

Visuellement, Lilo Baur parvient, tout en restant parfaitement traditionnel, à éviter l'abus de couleur locale et l'immobilité. Le talus du I oblige les chanteurs à se déhancher un peu... et le très beau saule exotique du III, dans les lumières changeantes et poétiques de Gilles Gentner, compense en atmosphère ce que le (bon) livret de Gondinet et Gille peut avoir de distendu – car si la matière en est stimulante, la temporalité en est souvent paresseuse.

La partition elle-même est un enchantement, on y entend de jolis motifs récurrents (pas de véritables leitmotive), la préfiguration des tuilages obsédants du marché de l'Aladdin de Nielsen, et surtout de très belles harmonies : très souvent, Delibes remplace l'accord principal attendu par un accord proche (deux notes en commun sur les trois). Par exemple un fa mineur ou un ut mineur à la place d'un la bémol majeur dans « Fantaisie aux divins mensonges », ce qui procure de petits contrastes d'éclairage, sans rien de spectaculaire, mais instinctivement sensibles. Il y a quelque temps déjà que je comptais en exposer le détail, ce sera fait à l'occasion.