Enfin, Roberto Alagna, malgré les critiques lues en plusieurs endroits, s'est montré ce soir-là à la hauteur de sa réputation autoproclamée de meilleur ténor du monde. Pas seulement par l'évidence absolue de sa diction, mais aussi par la force de son verbe, servi par un timbre très dense et lumineux (avec une patine depuis quelques années, nettement moins "italienne" que le métal de ses débuts, mais au moins aussi belle). La série des imprécations au I, rendue paradoxalement plus libre par le tempo lent, se montre d'une force de conviction sans égale, et la variété de caractérisation des moments (jusqu'à faire chevroter le grave en tant que vieillard).
L'aigu se montre moins facile qu'autrefois - il ne l'a jamais été, mais était irréprochable à Covent Garden en 2005 et au Met en 2006 -, et on entend cette attaque à palier des le sol, opérée en deux fois, une sorte d'inertie dans la voix, très audible. Ce qui est totalement compensé par le soin stylistique et par l'investissement, encore accrus depuis ses précédentes prestations.

Suite, paraît-il, à un ratage dans l'aigu de son air lors de la première représentation, Alagna a choisi de chanter le contre-ut (ajouté par Gounod à la demande d'un autre ténor cabot) en falsetto [1]. Il est évident qu'il n'aurait pu émettre, ce soir-là, un beau contre-ut en pleine poitrine, et on se doute bien que dans le cas contraire, le connaissant, il ne s'en serait nullement privé. Néanmoins, cet aigu en fausset, au sein d'un air fade qu'on n'a jamais entendu aussi passionnant, pleinement habité à chaque phrase (un ténor qui ne pense pas qu'à l'aigu...), se révèle comme un évidence expressive, si bien qu'on ne l'échangerait qu'à la condition d'un ut de poitrine ppp (à la rigueur) - ce qui est hors de portée qu'à peu près tous les titulaires de Faust passés et présents. Au lieu de couronner de façon peu naturelle (y compris mélodiquement) un air presque élégiaque par un braillage ostentatoire, il prolonge une émotion censée être ineffable et douce.
Et surtout, la réalisation technique en était stupéfiante, préparée par un passage progressif (sans passer "en arrière" comme jadis sur tous ses piani) en voix mixte, et réalisant le changement de registre sur la consonne "z" de "présence", si bien que la rupture (physiologiquement obligatoire) était proprement inaudible (il nous a fallu plusieurs écoutes pour saisir comment cette impossible continuité des registres pouvait se produire). Son falsetto était plein et superbe, loin des sons filandreux et en arrière qu'il produisait souvent avec ce mécanisme. Et retour en voix de poitrine piano, pour une fin délicate et intense. Du grand art - ou comment compenser (et dépasser) une faiblesse technique objective par du style, du goût et de l'expression.

Tout sa soirée est à l'image de ce tour de force. Sans un aigu arrogant, une incarnation d'une sûreté et d'une plénitude, aussi bien vocales et musicales que verbales et stylistiques, assez stupéfiantes.

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Très belle soirée, malgré une mise en scène misérable, grâce à l'exécution musicale, et spécifiquement grâce à l'interprétation mémorable de Roberto Alagna, qu'on avait pourtant entendu en 2005 et 2006 - mais ici scéniquement radieux, pour ne rien gâcher.

Notes

[1] C'est-à-dire totalement en voix de tête / fausset.