(c’est bas, c’est excessivement couvert, ça nasalise un peu et ça exhibe le travail).
Tout ça est très vrai – c'est même à peu près tout ce qu'on peut lui reprocher (je précise que par « bas », tu parles de contruction de la voix à partir du socle et pas de la justesse qui est irréprochable dans ce disque comme ailleurs).
Mais ça reste toujours un peu le même cliché romantique du héros ténébreux («tourmenté et lucide dans sa chute»), que ce soit ici ou dans Siegmund.
Werther est probablement son meilleur rôle. Ainsi que quelques autres où il apporte une dimension supplémentaire (Cavaradossi, Lohengrin, Parsifal…).
Mais je suis d'accord avec toi :
A tout prendre, je trouve au moins autant d’efficacité dramatique à d’autres clichés - «noble mais fragile» (Bergonzi), «héros fruste qui court à son destin tragique» (Del Monaco), «solaire et inconscient» (Pavarotti) - qui ont au moins le mérite de susciter (ou d’être suscités par?) un chant plus direct.
Clairement, pour moi, Del Monaco (pour les raisons que tu cites, et puis son agitation rythmique incomparable), Bergonzi (pareil que toi, douce vaillance), Carreras, Sylvester, Cura me touchent plus directement. Pour un rôle de ce genre, la franchise de l'émission et de l'expression est un atout : Kaufmann est quand même très subtil pour un ado sanguinaire qui se fait rouler dans la farine par sa nénette. C'est d'ailleurs l'un des rares rôles où je n'ai pas envie de me plaindre de Corelli (même si dans son air, dont tout le monde vante – à juste titre – le morendo final, les portamenti sont d'une grâce loxodontale…).
En revanche, Pavarotti, j'ai beau avoir réévalué son legs complètement à la hausse (la diction est tellement extraordinaire, et l'émission tellement facile, il n'a pas besoin de mettre beaucoup d'expression pour dire beaucoup), c'est vraiment l'un des rôles où, jeune ou vieux, ce n'est pas possible pour moi. Il paraît tellement tranquille, non, ce n'est pas possible. Pourtant, il n'est pas convaincant qu'en Duc de Mantoue ou en Riccardo du Bal Masqué, c'est un très grand Otello ou Canio… Mais là, non, je ne peux pas (comme ses Nemorino au sérieux pontifical).
Les studios « de référence » (pour la presse)
Au total, c’est donc globalement de la belle ouvrage, mais vraiment pas une référence personnelle. (En revanche, selon les critères de la critique professionnelle, cet enregistrement pourrait assez avantageusement remplacer les éprouvants studios Solti, Muti et Abbado des années 70-80 comme «référence».)
Je ne suis pas sûr d'y revenir souvent non plus (caractère très disparate, c'est un peu comme Mehta, on passe d'un émerveillement à l'autre, pas toujours confortablement… mais là au moins, Aida chante juste, pas comme Nilsson), on verra à l'usage.
(Bien d'accord, les « références » habituelles, à part Karajan I – Leinsdorf, Solti, Muti, Abbado – sont assez redoutablement atone et ennuyeuses.)
Karajan II
Du coup, je vais me tourner vers d’autres choses. Karajan II-EMI, je n’ai pas essayé (tout comme son Don Carlo), refroidi que j’avais été par son Trovatore.
Le Trouvère de Salzbourg, toutes amygdales dehors ? Électrisant ou insupportable, c'est selon (je suis dans le second cas).
Non, c'est très différent, c'est la même prise de son très enveloppante et massive que son Lohengrin et son Otello ; c'est assez pesant pour Don Carlo (même si la distribution est assez fantastique, en particulier Baltsa qu'on n'a pas sans Karajan et Carreras à son sommet), mais je trouve que cette Aida de cathédrale a une force dramatique et une ampleur extrêmement persuasives. Il n'y a pas beaucoup plus ardent que ça dans la discographie.
Muti à Munich – Harnoncourt avec Vienne
En effet, Muti à Munich et Harnoncourt
Muti est très animé ce soir-là, le problème est qu'il y a Tomowa-Sintow, irréprochable mais comme toujours plus épaisse qu'expressive, et je ne suis personnellement pas un inconditionnel de Domingo dans ce rôle (mais il est dans un très grand soir, je veux bien rendre les armes). En revanche, Fassbaender et Nimsgern à leur faîte, ce qui n'est pas un mince attrait pour les gens comme nous !
Harnoncourt n'est pas prioritaire, mais c'est une belle version, plus allégée dans les voix (plutôt des lyriques solides que des spinti) qu'à l'orchestre, qui cherche quelque chose de classicisant pas inintéressant, mais pas forcément chambriste.
Mehta
Ah, mais au fait, j’y pense, tu n’avais pas dit, un jour, en d’autres lieux, que la version studio Metha-Nilsson-Corelli te semblait «référentielle»? ;-)
Presque : c'est dirigé avec allant et des voix extraordinaires (Bumbry et Sereni à leur meilleur niveau, ça magnétise !), Corelli y est plein d'énergie et moins glotto-démonstratif que d'ordinaire (chez Questa en 51, il est déjà pénible pourtant). Le problème est surtout que Nilsson ne parvient pas à plier sa voix aux lignes, et qu'elle tend en plus à chanter bas (je ne parle pas de sa réfrigération naturelle, particulièrement crédible en éthiopienne nubile !).
Mais la version, par son énergie et son naturel, oui, emporte l'adhésion à peu près sans réserve. Une référence beaucoup plus crédible, en tout cas, si l'on n'aime pas le studio lyophilisé.
Autres versions de l'Âge d'Or
Quand tu parles des années 50-60, tu penses à des choses en particulier? (J’ai bien vu un Tebaldi-Del Monaco-Erede, mais sans Savarese, hélas!)
Il y en a des tas. Effectivement le studio que tu cites est très bien, même si Stignani n'appelle pas, évidemment, l'hystérie.
(De toute façon, Savarese, on l'a par ailleurs avec Serafin à Naples, ce n'est pas exceptionnel).
Il y en a des tas, on trouve des Del Monaco-Simionato, des Bergonzi-Simionato, d'autres avec Gorr ou Cossotto, et en allant dans le moins célèbre comme Lo Forese ou Labò, je suis certain qu'on peut trouver largement aussi bien que ça…
Pour les versions commerciales que j'ai identifiées, je peux déjà recommander :
¶ Solti, Met 1963 (Price-Gorr-Bergonzi-Sereni-Siepi),
¶ Molinari-Pradelli, San Francisco 1960 (Rysanek-Dalis-Vickers),
¶ Votto, Scala 1956 (Stella-Simionato-Di Stefano),
¶ Serafin, Naples 1953 (Tebaldi-Penno-Savarese), dans un son très précaire et pas tout à fait à leur meilleur niveau,
¶ Capuana, Tokyo 1960 (Tucci-Simionato-Del Monaco-Protti),
¶ Karajan, Vienne 1951 (en allemand, avec Martinis et Metternich !), pas réussi comme leur Force du Destin, mais vocalement superbe quand même,
¶ et pourquoi pas Questa en studio en 1951 (Curtis Verna-Corelli-Valdengo), tous plutôt dans un mauvais jour (mais ça fait quand même un bel attelage).
Il y a aussi Schmidt-Isserstedt avec Rosvaenge finissant qui n'est pas mal !
Si c'est la dernière de tes cinq versions préférées, quelles sont les deux que tu intercalerais entre les live de Solti et de Molinari-Pradelli, d'une part, et cet enregistrement, de l'autre? (Personnellement, j'en suis resté à Karajan-Tebaldi-Bergonzi-Simionato: dans des œuvres qui ne me fascinent pas plus que ça, j'ai tendance à rester très «dictionnaire des disques Diapason».)
J'ai dit ça à la louche, hein.
Si j'en reste à ce qui se trouve en disque (sinon, j'ai une bande de García-Navarro avec Beňačková, Sylvester et Nimsgern, intouchable bien sûr…), j'intercalerais les studios Karajan II (c'est très orchestral-enveloppant, comme ses autres disques EMI, Otello, Lohengrin, Don Carlo… et ici ça fonctionne remarquablement, dans une distribution de poids-plumes très engagés) et effectivement Karajan I (pas très intéressant orchestralement, mais glottologiquement imparable). Tu vois, pas forcément des raretés révolutionnaires.
Mais les grandes versions, plus ou moins officielles, ne manquent pas (surtout dans les années 50-60, avec le tourbillon des grandes voix d'alors qui se croisent au fil des productions), dont certaines inattendues (Muti à Munich avec Fassbaender et Nimsgern, Ono, Harnoncourt…).
Les versions allemandes que j'ai écoutées (Schmidt-Isserstedt avec Rosvaenge, Karajan avec Martinis) ne sont pas complètement du même niveau, hélas. Mais sympas quand même, ça s'écoute très bien.