La dernière
représentation, celle du 19 novembre, sera
diffusée le 16
décembre sur France
Musique[s], couplée avec la Florentinische
Tragödie de Nancy (K. Karabits/V. Le Texier).
1. Wolfgang Rihm et Jakob Lenz
1.1. Wolfgang
Rihm
Jakob Lenz s'inspire de la folie du dramaturge, telle que mise
en scène par Georg Büchner.
Il s'agit d'un opéra de chambre en 13 tableaux,
créé à l'Opéra de Hambourg le 8 mars 1979,
une pièce du jeune Wolfgang Rihm, depuis devenu une figure
majeure et peu contestée de la musique contemporaine
internationale[1],
aussi bien du côté des radicaux qui goûtent sa
personnalité et sa violence que de celui des tenants de la
continuité musicale, qui y trouvent une musique pulsée,
remplie de références, délimitée,
intelligible.
C'est ce double aspect qui porte, précisément, tout
l'intérêt du compositeur. Beaucoup de disques ont
été publiés, je tâcherai, à
l'occasion, de proposer une discographie sélective et
commentée.
On reviendra plus loin sur les caractéristiques musicales de son
écriture, par le truchement de
Jakob
Lenz.
Mais on ne peut que se réjouir de l'idée de faire vivre
une pièce de qualité déjà
créée, plutôt que de soutenir la fuite en avant des
créations mortes-nées, parfois commandées au
même créateur ! Même si, en l'occurrence, il
s'agit plutôt d'éviter de creuser le gouffre
déjà abyssal des finances de l'Opéra - l'oeuvre a
déjà été payée, le matériel
existe, et ne restent que les droits à acquitter.
1.2 Jakob Lenz
Le livret de Michael Fröhling s'appuie sur la pièce de
Georg Büchner, et développe le cheminement vers la folie de
Lenz.
Jakob Michael Reinhold LENZ (1751-1792) est assez peu connu en France,
bien qu'il ait été l'un des fondateurs du
Sturm und Drang et un grand
artisan, avec Goethe, de la renaissance shakespearienne. Son oeuvre et
sa vie se démarquent par une grande radicalité, que ce
soit dans la dureté de la critique sociale, dans son
individualisme revendiqué et absolu, dans son refus de
transiger... Au lieu, comme bien d'autres, de suivre une
évolution vers le classicisme, façon Goethe, vers un
affinement des techniques après divers essais fiévreux,
tel Schiller, Lenz reste toute sa vie attaché au même
absolu, ce qui lui vaut bien entendu un rejet assez total, y compris en
amour - et c'est tout cela qui le mène au délire de
persécution qui fait l'objet de la pièce, puis de
l'opéra.
A noter, l'opéra ne s'achève nullement avec la mort de
Lenz, mais avec l'état irréversible de folie et
l'éloignement des dernières âmes compatissantes.
Historiquement parlant, au terme d'une douloureuse errance
européenne, il fut retrouvé mort dans une rue de Moscou.
2.
Distribution
Jakob Lenz (baryton dramatique) : Johannes M. Kösters
Père Oberlin (basse profonde) : Gregory Reinhart
Kaufmann (ténor de caractère) : Ian Caley
Orchestre National Bordeaux Aquitaine (ONBA),
Membres du Choeur de l'Opéra National de Bordeaux,
Jeune Académie Vocale d'Aquitaine issue de "Polifonia Eliane
Lavail",
dirigés par
Olivier DEJOURS.
Mise en scène : Michel Deutsch (philosophe)
Décors, costumes : Roland Deville
Lumières : Hervé Audibert
Nouvelle coproduction, avec l'Opéra National de Nancy et de
Lorraine.
3. La
représentation
3.1. Texte et
mise en scène
Le rideau s'ouvre, en silence, sur une scène nue, et l'on
devine, en voyant entrer les enfants, combien la mise en scène
sera pauvre, gauche et peut-être pénible. Si on
échappe au troisième travers et aux provocations
superflues, les deux premiers qualificatifs sont hélas bien
justes.
Texte difficile à mettre
en scène que celui qui développe l'observation d'un seul
objet : la folie du personnage principal. Scéniquement, deux
personnages se succèdent, les figures d'amis. Le père
Oberlin, basse profonde, pasteur qui recueillit Lenz et toujours
à sa recherche pour le ramener vers le sentier de la maison, de
l'autre, de la vie. Et Kaufmann, plus cassant mais tout aussi
compatissant, qui le sauve du suicide sans écarter une lecture
cynique de l'état de décrépitude de l'ami ; c'est
à lui qu'est confié le soin d'emporter Oberlin dans la
lumière, loin de Lenz, disparaissant aux yeux de Lenz dans la
ténèbre - pour mieux l'y abandonner.
Les autres incarnations scéniques, notamment la
bien-aimée Friederike - partie intégrante des choeurs
avec un seul court vrai solo -, ainsi que les choeurs mixtes (et, au
moins partiellement, les choeurs d'enfants), relèvent de
l'imaginaire de Lenz, se tenant ici à l'arrière de la
scène, sur les côtés, et toujours
séparés de lui par quelque accessoire (tronc, chaise,
lit...).
Les
costumes de
Roland Deville campent un XVIIIe sobre, plutôt aisé pour
Oberlin et surtout Kaufmann, et populaire pour les choeurs. Le
plateau est nu à
l'extrême, juste quelques acessoires pour marquer des pôles
scéniques : le baquet, le tronc, le lit. Tout juste
changera-t-on le lit de place dans les premiers tableaux. La
direction d'acteur, elle
aussi, est réduite autant que possible : les chanteurs,
talentueux acteurs, sont fichés dans une partie du décor,
et font usage de leur visage - et surtout de leur excellente diction.
Le
résultat
scénique est tout de même décharné et
figé. Qu'en faire d'autre, je ne sais, véritable gageure
que de servir un tel texte, mais les couleurs complaisamment
grisâtres des décors, les souillures aux vêtements
de Lenz tiennent alors lieu de présence scénique. A
choisir, une mise en espace sans costumes aurait été tout
aussi agréable, surtout qu'on ne constate aucun jeu avec la
lumière logiquement crue, mais fort peu variée.
Sans être grotesque, gauche ou indigne (en partie grâce
à l'excellence des chanteurs acteurs, semble-t-il), cette mise
en scène n'était ni très efficace, ni très
esthétique, ni très signifiante. Encore une fois, la
pièce n'était pas un cadeau pour un metteur en
scène, qui a au moins le mérite d'éviter
l'histrionisme gratuit et les relectures absconses, à
défaut d'échapper tout à fait à un statisme
pas très informatif.
Le
livret reprend
l'idée assez éculée, entre le dix-neuvième
(vision esthétisante) et le vingtième (vision
apocalyptique), du poète maudit, du créateur incompris
qui sombre dans la folie, etc. Rien de bien neuf, et pour
résultat une simple exposition d'états psychologiques
contradictoires, sans lien logique - jusque là tout va 'bien',
si j'ose dire - ni dramatique. C'est sur ce dernier point que le
bât blesse.
La pièce, qui dure environ quatre-vingt minutes, se maintient
jusqu'à l'heure dans une progression dramatique crédible,
avec une folie qui se déploie, depuis l'égarement
initial, les disparitions, puis les délires, jusqu'à
l'impossibilité de vivre et le suicide empêché.
Jusque là, tout fonctionne à peu près. La trame
est plus que mince : Lenz se trouve déjà largement
instable aux débuts de la pièce, et la fin l'abandonne
avant même la mort. Mais une certaine progression, une logique,
non pas à la folie, mais au drame, est sensible. Les vingt
dernières minutes, en revanche, plongent dans
l'incohérence la plus intégrale, entre rémissions
dissimulées et crises incomprises. Le rideau tombe sur les cris
répétés de Lenz : "Lo-gi-que ! ... Lo-gi-que !
...", comme il aurait pu le faire un quart d'heure auparavant, un quart
d'heure plus tard : une fois que la mort de Friederike avait
été rêvé, il ne restait plus aucun
mystère au spectateur, plus aucun enjeu psychologique à
percer ou à suivre, si ce n'est le développement,
incohérent, impénétrable, de la folie.
On peut trouver la sorte de nécessité qui pousse tout le
drame de
Wozzeck exagérée
et artificielle, mais on peut également trouver ici le lien
logique ténu. Et sans la virtuosité dans l'absurde d'un
Aperghis.
D'autres que moi (enfin,
un,
celui dont il est question à la fin) ont trouvé la chose
séduisante, et je les comprends aisément, si peu que la
folie soit un objet de fascination ou d'intérêt. Je n'ai
aucune idée de la fidélité du rendu psychologique,
en revanche.
Montrer les poètes,
les musiciens, les artistes, les philosophes au théâtre
est à mon sens, à moins d'une solide intrigue (de type
philosophique et autobiographique dans le
Torquato Tasso de Goethe, de type
imitatif et de construction presque vaudevillesque dans le
Corregio d'Adam
Oehlenschläger), d'une intrigue qui dépasse l'oeuvre, qui
ait un intérêt en soi, une erreur. Quelle
efficacité dramatique peut avoir la vie d'un poète qui
fait ? Quel intérêt
esthétique a-t-on a utiliser sa vie plutôt que son oeuvre
? Cette espèce de narcissime, ou de philosophie à
bon compte, est assez irritante lorsqu'on voit le résultat - et
toujours autant à la mode, si j'en crois les programmations, on
est censé venir voir
Bacon
comme on venait jadis voir les aventures Giulio Cesare. Sauf que, dans
le cas de Bacon ou de Lenz, ce n'est pas un prétexte, mais
vraiment une réflexion proche du solipsisme.
C'est en cela, qu'en somme, ce manteau dérisoire et
souillé, principal outil de scène, tentative de rythmer
les tableaux, s'insère très bien dans l'absurdité
dramatique développée par le livret. Dans cette multitude
de tableaux minuscules et contradictoires, de nature assez
kurtágienne,
en somme.
La seule image à retenir l'attention, qui frappe
inévitablement, malgré sa démesure, est l'image du
cri immense et assourdissant, sur tout l'horizon - le silence. Les
dernières minutes, pesantes dans leur exposition forcenée
d'un délire sans coordination dramatique, sont ainsi
sauvées par le choc de cette formule, inversant de façon
si terrifiante le monde réel.
On le voit, je ne saurais me prononcer au juste sur la valeur de ce
texte et de cette mise en scène - et là n'est pas mon
but, simplement d'en rendre compte. La langue en est très
simple, tout à fait compréhensible pour les germanistes
moyens même sans surtitres. Pour ne pas les voir, se placer au
paradis vu le taux de remplissage à la première et les
tarifs plus avantageux en cas d'opéra contemporain
(c'est-à-dire sans public) demandait de toute façon une
grande dose de bonne volonté.
(sans compter d'autres charmants
imprévus)
3.2. La musique
de Rihm
Elle est la grande héroïne de la soirée. La crainte
était, dans un ouvrage aussi ancien, d'avoir affaire à
quelques expérimentations plus ou moins âpres, plus ou
moins heureuses. On aurait pu rencontrer les masses hostiles de
Hamletmaschine, aussi. Surtout sur
ce texte plus que difficile. Il n'en est rien, et le langage est
déjà aussi diversifié qu'aujourd'hui. Rien ici des
déchaînements percussifs, de l'écriture vocale
héroïque et stable, presque verdienne, du souffle
épique des choeurs dans
Die
Eroberung von Mexico (
« La
Conquête du Mexique
»),
rien non plus de la folie des quatuors, du climat désolé,
quasi 'winterreisien' de son trio
Fremde
Szenes, nous sommes dans un tout autre registre, plus proche de
sa musique pour ensemble (comme
Jagden
und Formen, rendu célèbre par sa diffusion dans la
collection
« grand
public »
20/21 de DG) et surtout des grandes pièces orchestrales ou,
parfois, des
Hölderlin-Fragmente
(non enregistrés à ma connaissance).
La différence réside en réalité dans le
degré de complexité, bien moindre ici que dans sa
période plus récente, ou un contrepoint clair
apparaît souvent.
Dans un moule
formel plus traditionnel, en somme, mais avec les
caractéristiques qui font toutes sa valeur, nous retrouvons ici
Rihm. Avec une pièce parfaitement aboutie et style qu'il
développera de façon encore plus impressionnante par la
suite - mais qui ne souffre d'aucune verdeur dans
Jakob Lenz.
Die Eroberung von Mexico,
formidable opéra chez CPO.
[Attention, le livret n'est pas
fourni, ce qui est plutôt fâcheux.]
Un des charmes de Rihm, outre la richesse de son langage, la
beauté de ses textures, la force de son son, l'invention
motivique et particulière rythmique, merveilleuse, est qu'il
tient à employer une
écriture
pulsée.
On dit souvent que la musique contemporaine est incompréhensible
parce qu'elle n'est pas mélodique (le fameux 'argument' du
sifflotement), voire parce qu'elle n'est pas harmonique (du moins dans
le sens classique) - mais l'obstacle le plus réel n'est-il pas
l'absence de repère pulsé ? Après tout, la
musique électronique populaire, qui connaît de grands
succès auprès de populations pas nécessairement
lyricophiles ou classicomanes, n'est elle non plus guère
passionnante mélodiquement. De même, le minimalisme
fascine surtout par son pouvoir rythmique - pour de bonnes ou de
mauvaises raisons, et sur quels critères, c'est une autre
affaire.
En tout cas, force est de constater que le repère rythmique - et
c'est déjà le cas en partie chez
Bruno
Mantovani
- donne une intelligibilité surprenante au propos, et procure
indubitablement un véritable plaisir à l'écoute.
Et ici, dans
Jakob Lenz, la
conduite du drame impose une simplification du langage qui le rend
encore plus direct, peut-être moins raffiné, mais toujours
immanquablement esthétique et efficace
simultanément.
Tout y est pulsé, jusqu'au martellement. De longues
séquences sont marquées sur chaque temps, aux timbales,
sans effet d'emphase, mais comme un soutien à la
compréhension, un repère instinctif sur lequel vient
s'inscrire l'ensemble de l'écriture - tout de même pas si
simple - de Rihm.
La composition de
l'orchestre
n'est guère excentrique, et son usage non plus : orchestre
traditionnel, peu nombreux (le fosse de Bordeaux est de toute
façon minuscule, mais elle ne débordait pas), avec un
clavecin, et peu de percussions, hormis une cloche[2]. Les
traditionnelles timbales sont utilisées, mais sans effets
particuliers, les cordes sont largement utilisées
non vibrato, les accents
varésiens aux cuivres[3], peu de
Flatterzunge et autres
détournements sonores aux bois - tout cela concourt à
donner une image plutôt classique, quasiment
"contemporain-premier-vingtième" à cet orchestre.
L'écriture
demeure fondée, comme si souvent, sur cette écriture
boisée et dense, où les bois, puis les cuivres dominent
le spectre sonore, lui donnent sa coloration si spécifique, une
sorte de choral au milieu de l'orchestre. Souvent la progression se
déroule par accidents, petits sauts, blocages ; le
tremolo est souvent le moyen de la
tension. Bref, des outils simples, directs, efficaces. Evidemment, le
résultat est moins saisissant que le tellurique
Eroberung von Mexico et ses
pôles de percussions fous, le début manque un peu de nerf
et d'urgence dramatique, mais force est de le reconnaître : la
pièce est soutenue de bout en bout par cet orchestre attentif,
cette musique intelligemment commentatrice et protagoniste. Une fois
l'immersion réalisée (l'accroche est un peu douce), la
fascination est sans partage, décidément.
L'écriture vocale,
quant à elle, fait le choix, mais distinctement du lyrisme
héroïque de l'
Eroberung,
de se tenir le plus près possible du texte. Des sauts
d'intervalle étranges, mais jamais démesurés,
toujours dans une tessiture où le spectre phonétique
demeure aisément compréhensible - l'action est
intelligible sans surtitres, grâce qui plus est au grand soin des
interprètes. Bien entendu, on y trouve des effets - qui peuvent
également évoquer Kurtág,
mais que Rihm ne devait alors connaître - bien typique des
expérimentations contemporaines, mais prévues (et
réalisées) avec parcimonie et goût : tremblements,
fausset,
ribatuto,
sprechgesang, mélodrame. Les
tessitures sont beaucoup exploitées dans le grave, dans la
partie naturellement exploitée par la voix parlée. De
même, les merveilleux mélodrames[4] s'insèrent avec
une grande
simplicité, sans le moindre histrionisme expressionniste -
simplement la parole à nu, lorsqu'on ne peut plus la chanter.
Tout cela, en somme, rappelle furieusement l'esthétique
dépouillée, proche de l'aphasie, des
Hölderlin-Fragmente[5]. Une
grande simplicité dans les lignes, avec en ligne de mire
l'esthétique du
parlando,
sans viser non plus l'ostensoir à braillements.
Une demie-teinte intelligemment pensée, qui donne le texte avec
vie et gourmandise. Il ne faut pas y attendre un lyrisme
développé ni un laboratoire vocal débridé,
simplement un service du texte avec les moyens du temps, et la
réussite en est fort belle.
La suite : références et échos dans la musique de Rihm, interprétation, autres remarques futiles. (Avec de jolies images de partitions malheriennes dedans, si vous êtes sages.)
Suite de la notule.