Révisez la leçon du jour. À titre non excessif, notule non lue.
Putti de la Chapelle
Royale, sous les derniers feux du jour de mars, après la fermeture du
Château.
1.
Les pépites
La saison 2017-2018 a été rendue publique dans le seconde moitié de
mars. De très belles choses à signaler, bien sûr.
♫ Deux Cavalli scéniques par
García-Alarcón, très bien distribués (avec Francesca Aspromonte dans Erismena !). J'aurais aimé d'autres
compositeurs du temps plus à mon goût que Cavalli (à peu près n'importe
lequel autre, en réalité), mais dans ces conditions, vraiment
l'occasion de se laisser convaincre si on ne l'est pas déjà.
♫ Deux LULLY somptueux :
♫♫ Phaëton
par Dumestre & Lazar (la meilleure distribution possible, avec
Vidal, Auvity, Zaïcik et Tromenschlager ! – et sur quatre dates) ;
♫♫ Alceste
par Rousset (donnée la dernière fois en France par Malgoire au TCE en
2006, et les précédentes étaient encore Malgoire en 2000, 1996 et 1992,
dont seulement la plus ancienne en Île-de-France) ; la première fois
qu'un ensemble baroque le donne en France sans la Grande Écurie et la
Chambre du Roy, le seul à le produire (et l'enregistrer) depuis 1975 !
♫ Davantage d'oratorio italien du
XVIIe siècle, genre jusqu'ici peu représenté en France :
♫♫ Messe de Saint-Louis des Français
d'Orazio Benevolo (/ Benevoli)
par Niquet,
♫♫ Le Tremblement de
terre d'Antonio Draghi
par Dumestre & Lazar,
♫♫ une Passion
de Gaetano Veneziano par
García-Alarcón.
D'autant plus salutaire que c'est un fonds très riche, aussi bien en
quantité produite qu'en diversité des
manières et des tons : au fil du XVIIe siècle, et assez
indépendamment des dates, on trouve de la déclamation brute, des chœurs
madrigalesques ou luxuriants, des airs galants avec instrument solo
obligé (tirant parfois sur le futur Vivaldi), souvent assortis d'effets
originaux, que ce soit dans l'harmonie, dans l'accompagnement, dans la
vocalisation, dans les surprises dramatiques… En général des partitions
très contrastées qui, tout en restant dans le cadre d'un langage
baroque connu, apportent leur lot d'inédit, avec un véritable
renouvellement de l'écoute. La période considérée (et la quantité
produite, considérant la fragmentation politique de la péninsule) étant
sensiblement plus large qu'en France, l'évolution y est encore plus
grande – du moins avant que la fascination des voix, qui mène à la
manière du seria XVIIIe, ne
fige tout jusqu'au dernier quart du XIXe siècle…
♫ Les habituels concerts de musique
sacrée française à la Chapelle Royale : peu de choses rares, les
grands LULLY,
Charpentier, Couperin. Beaucoup moins nombreux,
me semble-t-il.
♫ Beaucoup de Bach, puisqu'il
semble que tout le monde aime ça sauf moi (enfin, je veux dire aime ça
au moins d'en faire le massif le plus intéressant de tous les temps,
j'aime bien Bach, moi, mais pas forcément beaucoup plus que Pachelbel,
Telemann ou Keiser).
2.
Les prémices de la trahison
Château de Versailles Spectacles
a repris, en 2011 (j'y reviens en §4), les attributions du CMBV dans
l'organisation des concerts. But annoncé au public (la réalité se situe
à un niveau un peu différent) : centraliser la prise de décision,
rationnaliser la programmation, donner davantage d'assise financière
au développement des projets, et évidemment calibrer l'offre pour
récolter davantage de sous.
Exactement comme pour Star
Wars chez Disney la Philharmonie de Paris (où sont passés les
programmes thématiques originaux de la Cité de la Musique, à part dans
les noms des week-ends-festivals ?), on nous avait juré que le
changement d'attribution administratif ne modifierait rien de
l'ambition de l'ensemble (tout en apportant du mieux, ce qui est
forcément contradictoire et suspect). Et ce n'était pas tout à fait
vrai. Cela n'empêche pas la Philharmonie d'être une réussite à la fois
commerciale et programmatique, mais à la fin une partie de l'offre
d'origine a discrètement disparu et George Lucas a été viré.
Je n'étais pas particulièrement alarmé, considérant le cas particulier
de Versailles, assis sur son image purement patrimoniale, et qui devra
de toute façon toujours produire les
concerts du CMBV – ce sont davantage les subventions et
attributions d'icelui qui me paraissent (me parassaient, en tout cas)
déterminantes. Par ailleurs, nous avons eu de magnifiques saisons
depuis 2011, tandis que le nombre de spectacles augmentait très
sensiblement (meilleure synchronisation des forces du Château ? – la
lecture de la littérature de la Cour des Comptes éclaire assez bien cet
aspect)
Or, à la lecture de cette saison, je sens un glissement assez
déplaisant, qui n'était pas présent aux deux dernières, les premières
de la transition – où s'était au contraire constaté un élargissement
(en quantité et en styles) de l'offre.
3.
Trois problèmes
♠ D'abord, une simple petite question de loyauté dans le programme.
♠♠ Le CMBV avait déjà
vendu le Persée de 1770 (mais si mes compères et
moi ne l'avions pas remarqué, je suppose que cela peut s'appliquer à
une plus large part du public, un peu moins violemment obsédée du
diabolique Florentin) comme le Persée
de LULLY version 1770, alors
que la commande du directeur de l'Académie Dauvergne en conservait
surtout les récitatifs (et quelques numéros emblématiques, comme l'air
de Méduse), et qu'une large part des musiques étaient dues à des
compositeurs de 1770, par Dauvergne, Rebel fils et Bury. Mais enfin, la
date de la refonte figurait (à un siècle d'écart de la période de
gloire des spectacles louisquartorziens, ça se remarque), et le tout
contenait une solide proportion de l'original (un tiers ?).
♠♠ Mais tout de même, vendre
le Ballet Royal de la Nuit (essentiellement de
Cambefort, avec contributions incertaines Boësset, Constantin et
Lambert) comme une œuvre de LULLY, qui y a
surtout dansé, peut-être chorégraphié (je n'ai pas vérifié), et en tout
cas rien ou à peu près rien composé, c'est un peu de la tromperie sur
la marchandise. On y entend de l'excellente musique, au sein d'une
œuvre d'une notoriété (voire d'une importance) historique et politique
considérable, mais elle n'est pas de lui, et il n'est pas très honnête
de faire accroire que ce serait le cas.
♠ Ensuite, l'augmentation des prix.
♠♠ Déjà remarquée cette
année sur certains spectacles de prestige (Don Giovanni par Minkowski &
Ivan Alexandre, plus étrangement la reprise de L'Orfeo de
Rossi, il est vrai une réussite éclatante), elle semble se
généraliser à tous les spectacles scéniques. De 35€, la dernière
catégorie (et il n'y a pas de réductions substantielles ni de mauvaises
places de dernière minute) y passe à 45€, soit une hausse de 28,5%.
♠♠ Je ne dis pas que ça ne les vaille pas, au contraire
: ce sont toujours des spectacles d'une réalisation très soignée, on y
voit très bien même des places les moins chères (un théâtre de cour et
non de masse, même si le confort y reste spartiate), il y a bien sûr le
prestige extraordinaire du lieu (Château de Versailles + Opéra de Cour
+ Théâtre de Marie-Antoinette…), et la jauge réduite – maintenir la
sécurité d'un lieu aussi vaste et fragile pour un théâtre de faible
contenance doit être un défi logistique et économique assez redoutable.
♠♠ Néanmoins, je ne puis m'empêcher de remarquer que le seuil du prix minimal (déjà assez
respectable à 35€ en dernière catégorie pour une scène subventionnée)
empêche la fidélisation d'une clientèle de mélomanes, au profit du
public occasionnel (soirées de prestige, cadeau exceptionnel,
touristes). Pas d'abonnement non plus,
à part pour les catégories les plus hautes.
♠♠ Cela ne me scandalise pas
du tout pour les récitals, ou lorsqu'on y joue les Da Ponte (même si
j'aurais beaucoup aimé voir la distribution de feu du Cosìfan tutte à venir, avec Minkowski,
Gleadow et Bou et uniquement des Italiens !) ou le Requiem de Verdi : le public fait
le choix délibéré de faire un effort pour le luxe de Versailles, il
n'est pas révoltant que cela se monnaye. En revanche, pour les explorations du CMBV, ou
les œuvres italiennes plus rares, et d'une manière générale le patrimoine que les institutions
de Versailles ont à cœur de défendre, je trouve dommage d'en écarter un public d'amateurs fidèles,
qui pourraient être rebutés par les prix. En tout cas, pour moi qui
cours les productions de baroque français et dont les moyens sont
bornés, ces prix m'obligent à choisir, quand j'aurais volontiers
assisté à l'ensemble de la programmation un peu spécialisée (quitte à
traverser deux fois les cinq feues zones d'Île-de-France comme je le
fais régulièrement). J'ai conscience de ne pas être (du tout) l'étalon
fidèle du public des salles de spectacle, mais le raisonnement de la
destination de ces spectacles tient : les tarifs le réservent plutôt à
une occasion prestigieuse, au lieu de diffuser
et informer ce patrimoine,
comme c'est en principe la mission du CMBV.
♠ Enfin et surtout, le plus grave (pour le reste, on s'informe, on
économise, on choisit, rien n'est insoluble), l'évolution du contenu de la programmation.
♠♠ À l'origine, le CMBV produisait de «
Grandes Journées » consacrées à un compositeur, destinées à
susciter de la recherche scientifique à son sujet (se concrétisant en
colloques et publications) et à établir des partenariats avec des
ensembles spécialistes qui donnaient des œuvres jamais ou fort peu
remontées. L'année où j'ai débarqué dans la région (2009), c'était
Grétry : on a eu Céphaleet Procris, Andromaque (au TCE), L'Amant jaloux. Trois recréations dans trois
genres différents (« ballet héroïque », tragédie en musique, opéra
comique), qui n'étaient pas documentées (à part une vieille version
Doneux de L'Amant, d'une
épaisseur pesante, et assez totalement dépourvue d'esprit), ainsi que
plusieurs concerts spécialisés farcis de raretés, comme celui des
Nouveaux Caractères (« Les Favoris de Marie-Antoinette » [format FLV],
avec des extraits de Guillaume Tell, Les Danaïdes et Chimène qui font toujours
autorité). À cette époque, Versailles donnait peu de concerts – et je
me suis étonné de les trouver malgré tout abordables, me figurant, en
bon provincial, que c'était réservé aux nouveaux aristocrates.
♠♠ À partir des « Grandes Journées Campra » à l'automne
2010, pas une grande réussite (surtout des œuvres mineures, peu de
résurrections ambitieuses, des grèves et annulations, et même un
concert où le public a trouvé porte
close, sans aucune annonce préalable ! – sympa à 19h30 en décembre,
quand on a traversé toute l'Île-de-France), la manifestation s'est
faite plus discrète. Pour les
dernières séries, ce n'était même plus un compositeur, mais des
thématiques plus larges, une célébration de Louis XIV, puis des fêtes
royales (reconstitution de grands moments politiques avec commande de
musique) – ce n'est pas du tout un point de vue illégitime, même s'il
n'est plus musical (on ne choisit pas les bonnes œuvres, mais les bons
événéments historiques…), mais on va vite en faire le tour. Que
fera-t-on quand on aura épuisé les Messes de sacre / mariage / baptême
/ obsèques et les Te Deum de
victoires ?
♠♠ Dans la nouvelle saison, je ne vois que très peu de réelles explorations :
♠♠♠♠ L'Europe Galante de Campra (œuvre
emblématique qui est quand même donnée de temps à autre) par Les
Nouveaux Caractères, d'ailleurs à tarif doux (dans la vingtaine d'euros
minimum) ;
♠♠♠♠ un programme Pro Capella Regis des Chantres à
préciser ;
♠♠♠♠ deux Te Deum rares le même soir
(Blanchard, et Blamont, celui-là donné il y a quelques années à
Saint-Étienne-du-Mont par Les Ombres) par Stradivaria et chœur
Marguerite Louise. Vendu sous le titre pas particulièrement
scientifique ni subtil « La Guerre des Te Deum » – ce dont je me moque,
mon propre titre prouve bien que je ne crains pas le racolage, mais
c'est un indice de plus que la trace du CMBV s'efface dans la
programmation.
♠♠ Et ces rares explorations ne comportent pas de cohérence particulière entre
elles, de projet scientifique perceptible. J'ai cherché, manifestement les lieux d'accueilextérieurs des productions du CMBV ont également diminué – autrefois,
les « nouveautés » importantes étaient rejouées à la Cité de la Musique
ou au Théâtre des Champs-Élysées. Manifestement, plus de lieu
d'accueil, hors un partenariat cette saison avec Favart pour Alcyone – reste à voir s'il se
reproduira dans la prochaine saison.
Tout cela conjugué pose la question : que
devient la programmation du CMBV, gérée par Château de
Versailles Spectacles ? Après avoir explosé dans les premières
années de la nouvelle répartition des rôles voulue par la Cour des
Comptes, à partir de 2011, elle semble bifurquer vers une programmation
de prestige (on y jouera le Requiem
de Verdi, des ballets de Béjart et Preljocaj…) et délaisser la partie
exploratoire de sa mission. La saison en cours était aussi limitée en
découverte, mais proposait au moins des productions scéniques
4. La
vérité est ailleurs
Cela, c'est l'avis du spectateur qui lit la programmation. La réalité
est un eu plus subtile et, une fois formulé mes ronchonneries et
avertissements d'ordre artistique pour l'avenir, c'est l'occasion de
regarder l'évolution de la situation sur une décennies, et les
contraintes qui pèsent sur l'organisation des spectacles versaillais.
En effet, en 2010, la Cour des
Comptes publie un rapport sur Château de Versailles Spectacles,
et relève le peu d'intérêt de la structure (créée en 2009),
essentiellement destinée à organiser les « Grandes Eaux ». Il
s'agissait de donner plus de souplesse aux contrats (largement
saisonniers) par rapport à l'Établissement Public du château de
Versailles (EPV), notamment du fait des horaires qui ne concordent pas
avec ceux des ouvertures
L'EPV a suivi les recommandations, et Château
de Versailles Spectacles (CVS) a élargi ses interventions, aussi
bien dans les formats (bals, concerts divers) qu'en quantité. Le CMBV
n'est plus, depuis, l'organisateur des concerts qui se déroulent dans
le Domaine, et le nombre de représentations a considérablement augmenté
(13 en 2009 contre 74 en 2013 !). Bien sûr, le nombre indiqué doit être
celui des concerts produits
par CVS, excluant donc en 2009 ceux assumés par le CMBV. Mais il est
vrai que la quantité de soirées a considérablement cru.
Les chiffres du remplissage (80% en 2013), des bénéfices et
d'augmentation des bénéfices (30 à 70% pour les « Eaux Musicales » sur
la période observée dans le rapport de 2015) sont assez spectaculaires, en effet.
La reprise en main des concerts
organisés par le CMBV (alors recentré sur ses missions de
recherche et de formation – ainsi que, bien sûr, du choix des contenus
des concerts) s'est donc traduite par une augmentation de l'offre, et a
permis plusieurs des saisons incroyables des années passées, où
l'abondance et la rareté ne souffraient pas de remise en question.
Néanmoins, sur le long terme, je n'en vois pas moins une inflexion
assez nette, qui abandonne
progressivement l'aspect méthodique de la recherche, des
propositions thématiques, pour une suite de concerts « Grand Siècle »
assez généralistes : le CMBV ne remplit alors plus autant sa mission de
diffusion, surtout lorsque les partenariats avec maisons parisiennes
semblent dansle même temps se raréfier.
--
Le nombre de tragédies en musique
écrites est assez limité en réalité (quelques dizaines), et on
semble ne plus rejouer que les mêmes, en dehors de la période,
jusqu'ici très négligée, de la seconde moitié du XVIIIe siècle (parfois
en collaboration avec Bru Zane, dont les moyens financiers semblent
assez supérieurs), pas mal défrichée ces derniers temps. Que fait-on de
la période qui s'étend entre LULLY et
Rameau ? Quelques Campra, mais pour le reste, silence à peu près
total. Voilà qui mérite considération.
Pour préparer / prolonger : retrouvez l'intégralité des opéras de LULLY, classés, présentés.
Avec leur discographie complète.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Saison 2017-2018 a suscité :
À la suite de la remise au théâtre (jamais depuis le
XVIIIe siècle, me semble-t-il) de la Chimène,
un mot pour replacer ce jalon important
dans l'ensemble du répertoire,
et en faire entendre quelques extraits.
D'abord, il faut lire la notule d'introduction
consacrée au sujet des querelles et innovations dans la tragédie en
musique du dernier quart du XVIIIe siècle : la révolution Gluck, ses
implications, ses camps. Elle a été écrite spécifiquement pour
introduire cette notule et contient même une liste et une discographie
commentée de tous les opéras français de Sacchini.
1. Piccinni-Sacchini : un
duel jusqu'au sang
Sacchini est sollicité en 1782 pour fournir l'Académie Royale de
Musique en œuvres dans le nouveau
style
– les compositeurs français avaient très peu été sollicités par les
directeurs, hors Grétry et Gossec (très minoritaires au demeurant), et
on menait plutôt une politique de prestige en faisant venir de nouveaux
compositeurs déjà célèbres pour leurs succès à l'étranger dans le style
itanien (Gluck à Vienne, Piccinni à Rome, Sacchini à Londres).
Il est d'abord introduit comme un ami par Piccinni
et mal vu des gluckistes qui essaient de l'empêcher d'être joué, en
tant que représentant du style italien.
Renaud (la suite du sujet de
l'Armide de Quinault, une
véritable sequel
pas trop magistrale) reçoit un bel accueil en 1783, et les gluckistes,
qui n'ont plus de champion (Gluck, malade, s'est retiré après Iphigénie en Tauride
en 1779), veulent s'en servir pour assouvir leur haine contre Piccinni.
On déclare alors (contre toute évidence) que Sacchini est un représentant du style allemand, et
la querelle peut reprendre ; comme pour Verdi et Wagner, pas tant entre
les compositeurs qu'entre leurs sectateurs.
À l'automne 1783, on décide de faire représenter
deux nouvelles œuvres pour un voyage de la Cour à Fontainebleau : Didon de Piccinni le 16 octobre et Chimène ou le Cid de Sacchini le 18 novembre. Il n'y
eut pas véritablement vainqueur Chez Piccinni, on loue bien sûr le
chant et même la déclamation ;
tandis que chez Sacchini, on souligne la qualité particulière des airs
et de l'accompagnement orchestral, tout en remarquant la faiblesse du
récitatif. Toutes remarques qui paraissent assez justes à l'oreille
contemporaine, à ceci près que Chimène
me paraît en définitive bien plus considérable que Didon – qui, il est vrai, n'a
encore jamais été décemment servie.
Quoi qu'il en soit, Chimène reçoit un beau succès (comptant 56 reprises), et Sacchini des
commandes jusqu'à sa mort – Dardanus,
Œdipe à Colone, Arvire et Évélina, tous avec un
livret de Guillard.
2. Guillard
: un livret volé mais raisonnable
Nicolas-François
Guillard est central dans le mouvement de la tragédie en musique
« réformée » : librettistede l'Iphigénie en Tauride de Gluck, de l'Électre de Lemoyne, et plus tard
des Horaces de Salieri,
arrangeant même Proserpine de
Quinault pour Paisiello en 1803 et écrivant La mort d'Adam
pour Le Sueur en 1809 ! Dans une ère où les livrets sont en
général médiocres et simplement conçus pour donner une trame sur
laquelle poser la musique, il fait partie des rarespoètes un peu soignés et ambitieux.
Les Horaces,
dont il sera question prochainement, en attestent vigoureusement :
entre les trois actes, il introduit des intermèdes, sortes d'actes
minuscules intercalés, qui poursuivent l'action, figurent ce qui est
habituellement tu entre deux épisodes ; il y montre notamment le culte
romain, et donc la loi qui conduit les hommes au combat.
Dans Chimène ou
le Cid, le livret est en lui-même déjà digne d'intérêt.
D'abord, il est rare
que la matière soit empruntée aux périodes
récentes (comprendre : pas antiques), l'essentiel se limitant à
la mythologie grecque, plus
rarement biblique (c'est en réalité un autre format…), et, pour les
aventures médiévales, aux épopées du Tasse et de l'Arioste
; quelquefois, plutôt à partir de la Révolution, on peut mettre en
scène des figures historiques de l'Antiquité.
Ce choix s'explique par la présence au répertoire
(parlé) du Cid de Corneille –
mais le problème ne s'était pas posé lorsque Louis-Guillaume Pitra avait adaptéAndromaque
de Racine pour Grétry, évidemment.
Guillard n'a pas pris le même parti que Pitra, qui
avait créé une vive polémique en payant son tribut à Racine par la
citation directe de 80 vers ; ici, une
intrigue empruntée à Corneille, appuyée sur une sélection judicieuse de moments forts,
sans jamais citer ni même pasticher son modèle. Tout au plus
pourrait-on trouver des expressions figées (« ils sont aux mains »
pendant le combat contre Don Sanche), qui ne sont pas spécifiques à
Corneille de toute façon.
Illustration :
Frontispice de l'édition de 1637 du Cid de Pierre Corneille. (Ce n'est
pas ma faute !)
3. Corneille aplati, Guillard triomphant
L'intrigue.
Elle traite en réalité la matière de Corneille seulement à partir de
l'acte III : le duel contre Gormas n'en fait pas partie, même si ses
conséquences portent tout le drame.
Début de l'acte III du Cid
dans l'édition de 1639.
Acte I
Le comte de Gormas est déjà mort, et Rodrigue est en
fuite (oui, c'est une mutation un peu étrange de son caractère). Dans
le palais royal, Chimène s'avoue qu'elle l'aime toujours, et demande
néanmoins toujours justice au roi – qui cherche à lui expliquer la
logique politique : Rodrigue a tué le protecteur de ses États, il faut
compter sur ce jeune héros pour prendre sa place.
Rodrigue survient et s'offre à la vengeance de
Chimène – comme à l'acte III de Corneille, à ceci près qu'il n'est pas
chez feu Gormas mais chez le roi.
Après qu'ils se sont séparés, Rodrigue y croise son
père, qui lui rappelle le danger d'être trouvé, et lui offre un succès
pour se réhabiliter : qu'il aille en secret, avec les amis qu'il lui
apporte, défaire le Maure qui vient de débarquer sur les côtes, un
danger dont le roi n'est pas encore informé.
Acte II
Tout le monde croit à la victoire des Maures, mais
un des combattants apporte le récit de la victoire spectaculaire de
Rodrigue. Triomphe et danses. Chimène persiste néanmoins à demander
vengeance, qui est décidée par un combat en champ clos, avec don Sanche
pour champion.
Acte III
Rodrigue vient faire ses adieux à Chimène, annonçant
qu'il se laissera terrasser. Celle-ci, abandonnant le pauvre don Sache
sans guère balancer, essaie de lui faire entendre son intérêt à
demi-mot, puis lui ordonne de vaincre pour elle.
Terreurs pendant le combat hors scène – mais qu'elle
aperçoit. Finalement Rodrigue semble tomber, et Sanche revient, qu'elle
agonit d'injures sans le laisser expliquer ce que le roi révèle
finalement. Rodrigue a triomphé et épargné don Sanche, l'a envoyé pour
annoncer sa victoire. Néanmoins il n'exige pas sa main, et le roi, pour
les contenter tous, autorise un deuil d'une année avant le mariage.
Fin de l'entretien de l'acte V du Cid, édition de 1639.
Ce dernier acte
suit vraiment d'assez près la
matière de Corneille.
Évidemment, ce n'est pas le cas des mots, qui sont très nus, pas du
tout raffinés comme dans le grand théâtre classique, ici vraiment un
livret de la fin du XVIIIe siècle conçu avant tout comme support à de
la musique.
L'acte I est particulièrement dense en informations,
avec beaucoup d'action
pour une œuvre de ce répertoire, mais il permet de planter tout de
suite une situation assez intense, malgré la langue peu spectaculaire. [Beaucoup de formulations plates
de ce qui était sous-entendu, ou du moins formulé avec plus d'élégance
et de subtilité : « tantôt l'amour triomphe et tantôt c'est l'honneur
», on fait difficilement une symétrie alexandrine plus scolaire. De
même, Rodrigue paraît quelquefois d'une confiance à la limite de la
forfanterie pour un héros classique.]
[[]]
Le premier air de Chimène.
Agnieszka Sławińska et le Concert de la Loge
Olympique, le 13 janvier 2017.
De même, les
incertitudes de l'acte III et l'erreur de Chimène sur le sens du
combat ménagent une tension inhabituelle, avec un dénouement très spectaculaire, particulièrement rare dans le genre
– où les intercessions gratuites, même si elles ne sont plus toujours ex machina, sont davantage la norme.
[[]]
Monologue décrivant le duel hors scène.
Agnieszka Sławińska et le Concert de la Loge Olympique, le 13 janvier
2017.
Le résultat est évidemment sur le strict plan
littéraire assez plat, mais sa
structure librettistique en séquence courtes, propice au spectaculaire,
préparant pour chaque air
(certes pas très subtilement exprimés) un
contexte singulier et fort, en fait l'un des livrets les plus
efficaces de cette quatrième génération de la tragédie en musique. Un redéploiement réussi de la matière
de Corneille – en en coupant les moments fondateurs de l'outrage et du
duel.
4. Sacchini, le Mozart français
Bien qu'érigé, pour contrer Piccinni, en nouveau
représentant du style germanique, Sacchini
écrit une musique
particulièrement italianisante. Ses récitatifs sont assez égaux
et
plats, ni très mélodiques, ni précisément tournés vers l'exaltation de
la déclamation ou même de la prosodie ; et c'est au contraire dans les
numéros isolés (airs et
ensembles), dans la mélodie, dans
l'écriture orchestrale (fusées de cordes ; interventions
de bois expressives, même si ce n'est rien en comparaison d'Andromaque de Grétry présentée
trois ans plus tôt) que se déploie le meilleur de son inspiration.
Traits violonistiques, gammes sinueuses et trémolos.
Fusées et croches obstinées des violoncelles.
Réellement de son temps, sa musique, malgré les
nombreux trémolos de cordes (va-et-vient de l'archet pour agiter une
même note) et les basses trépidantes, malgré les fusées aussi (gammes
rapides) dont il est plus prodigue que ses deux principaux rivaux, nous
apparaît tout de même légère,
sa gamme de sentiments « positive »
– le mode majeur est omniprésent, les basses sur des croches
régulières, comme chez Gluck (et Piccinni) restent la norme.
En revanche, le concertato
final paraît assez terne, et surtout en décalage avec un texte qui ne
dit que la joie, et où l'exultation paraît bien mesurée, alors même que
les lignes musicales s'entrelacent et que l'œuvre se termine. On serait
une poignées de décennies plus tard, on pourrait supposer une réserve
délibérée, pour souligner les fêlures d'un triomphe triste.
[[]]
Concertato final.
Avec les Chantres du CMBV et le Concert de la Loge Olympique, le
13 janvier 2017.
À l'épreuve de l'écoute et de la scène, on est
étonné (ce n'est pas si souvent le cas) de se sentir proche des
commentaires des spectateurs du temps : le récitatif est un peu flasque, manque peut-être un peu de justesse et de
force dans le sentiment (à la lecture de la partition, c'est
surtout l'amollissement de la pulsation de Chauvin dans les récitatifs
qui est en cause, je crois…), mais
l'orchestration est expressive et les airs magnifiques, presque tous assis
sur de belles mélodies. Le
plus étonnant dans tout cela est que, contrairement à d'autres importés
(à commencer par Salieri), on a réellement l'impression d'entendre du Mozart en français. La parenté est
assez frappante dans les conclusions
des airs – bien sûr, les résolutions sont codées, mais le galbe
mélodique et la gestion de la tension, la couleur harmonique
quelquefois, évoque vraiment la matière de base de Mozart (sans les
petits raffinements harmoniques qu'il ménage au milieu de ses airs,
certes). Entendre Mozart en français, et ailleurs que dans les deux
bluettes qu'il nous a laissées, c'est là un luxe donc on ne peut guère
se sentir fâché.
D'où vient ce rapprochement ? Sans doute
surtout de l'autonomie des airs,
qui ont quelque chose de fascinant en eux-mêmes et ne sont plus de
simples extensions des sentiments des personnages, comme c'est en
général le cas dans les tragédies lyriques – même dans les grands
Gluck, les airs paraissent déboucher soudain au gré du drame, et non
être le centre de toute l'attention
comme dans Chimène.
[[]]
L'étrange début de la grande phrase solo d'Elvire, suivante de
Chimène : on croirait entendre la ritournelle d' « Il tenero momento »
de Lucio Silla de Mozart
(1772).
Eugénie Lefebvre et le Concert de la Loge Olympique, le 13
janvier 2017.
[[]]
La fin du second air de Chimène, à l'acte III, où l'on entend
les tournures de « Come scoglio » (Così
fan tutte, 1790) et la résolution mélodique et harmonique de
l'air du Comte Almaviva « Vedrò mentr'io sospiro » (Le Nozze di Figaro, 1786). Ce n'est
pas exclusivement mozartien (on trouve aussi un air typé « Come scoglio
» dans le Falstaff de
Salieri, et ce type de résolution est assez traditionnel), mais cela
marque en tout cas une convergence de Sacchini, plus
grande que chez ses collègues, avec le style européen –
et Mozart en particulier.
Agnieszka Sławińska et le Concert de la Loge
Olympique, le 13 janvier 2017.
Bien évidemment, ce ne peut être comparé
structurellement à Mozart qui n'a jamais écrit de tragédie en musique,
et la musique est loin, très loin de la hauteur de vue de Mozart qui
joue toujours avec la forme et parvient à exprimer des émotions
complexes avec une précision extraordinaire. Mais encore une
fois, comment vendre de la tragédie en musique fin XVIIIe sans un peu
de racolage, dites-moi ? [J'ai ajusté le nom du site en
conséquence.]
Avouez que :
4. Sacchini, le pas tout à fait Mozart pas
exactement français
n'aurait pas eu tout à fait la même allure.
Néanmoins je suis frappé de retrouver cette impression d'écho que j'avais eue entre les débuts
de Don Giovanni
(1787) et de Chimène (1783),
lorsque Les Nouveaux Caractères en avaient restitué une portion en
concert. Le seul compositeur
d'expression française aussi proche du « son Mozart » serait à
mon sens le Grétry de Céphale et Procris, voire de L'Amant jaloux
(mais pas du tout celui de Richard
Cœur-de-Lion, d'Andromaque
et de la plupart des opéras comiques).
[[]]
Le second air de Chimène, complet.
Agnieszka Sławińska et le Concert de la Loge
Olympique, le 13 janvier 2017.
Les plaintes orchestrales de la mort du Commandeur dans Don Giovanni (1787) se trouvent
déjà au début de Chimène ou le Cid
en 1783.
5. Coups de
maître
Quelques moments particuliers qui se remarquent par leur originalité ou
leur réussite :
►
L'entrée de don Diègue à la fin de l'acte I : on attendrait une
entrée vénérable, avec de simples accords majestueux, une introduction
élégante ou des trompettes triomphales, mais ce sont au contraire de
simples trémolos, très animés, dans le grave. C'est un vieillard à la
fois furtif et très agile qui est présenté, à rebours ce qu'on peut
concevoir de don Diègue… mais le changement de psychologie est très
réussi, et l'air qui s'ensuit l'expose très bien : « C'est toi qui m'as
donné l'honneur / Je ne t'ai donné que la vie. ».
[[]]
Entrée de don Diègue et air à la fin de l'acte III.
Mathieu Lécroart et le Concert de la Loge Olympique, le 13
janvier 2017.
► L'exploit de Rodrigue contre les
Maures est présenté, au début de l'acte II, par un récit du hors-scène (et même du passé), ce qui
habituel, mais pour l'essentiel sous forme d'air, ce qui est assez
original. Un des plus beaux du genre est celui du duel entre Tarare et
le fils du Grand Prêtre, et il s'agit d'un immense récitatif très
varié, ponctué de commentaires orchestraux très figuratifs. Ici, au
contraire, l'air répète par définition les mêmes affirmations : « Il
nous retient, il nous ranime / On dirait qu'il se multiplie », avec un
effet incantatoire en réalité très réussi – d'autant plus que la
musique insiste sur des notes répétées, qui assènent encore plus fort
l'ubiquité du héros.
Ce n'est pas la plus belle page de l'opéra, mais
elle étonne, favorablement.
[[]]
Le récit de victoire fait en l'absence de Rodrigue par le
Héraut.
Jérôme Boutillier et le Concert de la Loge Olympique, le 13
janvier 2017.
► Lors des représentations, j'ai eu l'impression
que le thème du chœur des amis de don Diègue était repris au début de l'acte II en
mentionnant les exploits de Rodrigue, ce qui me paraissait un procédé
un peu hardi (et subtil, car pas une citation exacte). Après une
vingtaine de réécoutes de l'œuvre, je ne le sens plus aussi nettement,
il faudrait que je vérifie plus précisément, ce que je n'ai pas encore
fait ; néanmoins le plus probable est la parenté accidentelle, du fait
de l'homogénéité du langage, tout simplement – les possibilités
combinatoires ne sont pas du tout aussi élevées que dans les langages
du XIXe siècle (et ne parlons même pas de la suite).
► On retrouve aussi un procédé déjà audible dans Andromaque de Grétry (1780), le hautbois suspendu menaçant. Ici, il
figure plutôt la révélation de Chimène à elle-même, devant la
suggestion de sa suivante : « Si don
Sanche pourtant emportait la victoire ? ». Le récitatif « Ah !
ce soupçon a révolté mon cœur » éveille ce hautbois tendu (les deux à
l'unisson, en fait, sur un ut 5, donc dans le haut de la tessiture – la
hauteur d'un contre-ut de soprano), et après les trémolos bouillonnants
et interrompus des premiers violons, s'engage l'air où Chimène proclame
« puisqu'il combat, le succès est certain ». Usage très expressif, et
surtout un rare effet de musique
psychologique, voire ce que j'avais appelé la « musique subjective » dans une ancienne notule :
l'auditeur n'entend plus un instrument, mais le son qu'est censé
entendre le personnage (ici, un sifflement, un vertige).
[[]]
Le début du second air de Chimène, au début de l'acte III.
Agnieszka Sławińska et le Concert de la Loge Olympique, le 13
janvier 2017.
► Enfin, une trouvaille qui nous paraît simplicissime, mais qui est
alors un effet structurel très rare : Chimène, après l'air où Rodrigue
annonce qu'il va mourir pour ne pas abattre son champion, révèle la
profondeur de son désarroi en reprenant
le thème alors en majeur pour en faire une tirade en mineur. Ce
n'est à la vérité pas exactement le même thème, mais l'esprit mélodique
et l'accompagnement sont parents, et vraiment conçus comme une réponse.
L'enchaînement avec les cors et trompettes (non présentes dans la
fosse) qui marquent la détermination de Rodrigue marque un
aboutissement assez spectaculaire.
Similairement, l'accompagnement
de l'explication de Chimène, à l'acte I, se change en mineur après « et je t'aimais ».
Ce n'est qu'un expédient trivial pour un auditeur du XXIe siècle, pas
plus raffiné une chanson dont on hausse chaque couplet d'un demi-ton…
pourtant c'est une proposition forte dans le cadre du langage des
opéras de la fin du XVIIIe siècle (cela se fait couramment dans les
musiques instrumentales européennes de la période, en particulier les
variations, mais guère sur scène), et sans doute assez frappante
émotionnellement pour le public d'alors. [Même aujourd'hui, je trouve
que l'effet de soudain obscurcissement est assez réussi dans ces deux
exemples précis.]
[[]]
Extrait du duo entre Chimène et Rodrigue à l'acte I.
Agnieszka Sławińska, Artavazd Sargsyan et le Concert de la Loge
Olympique, le 13 janvier 2017.
D'une manière générale, en constatant comment une pièce classique,
malgré la rhétorique conservée de l'Honneur, est devenue une exaltation
des affects individuels, on mesure à quel point cette Chimène, comme toute la période, exploite des formats dramatiques
préexistants tout en regardant dans une nouvelle direction – il
n'existe pas de rupture nette entre classicisme et romantisme à l'Opéra
(francophone comme italophone, et même germanophone), comme il peut en
exister dans la musique instrumentale… la fin du XVIIIe regarde dans
une nouvelle direction, et le romantisme ne fait qu'accommoder le
langage musical et les émissions vocales à une grande forme qui, en
réalité, demeure sensiblement la même.
6. Le quasi
baptême scénique du fameux Concert de la Loge Olympique
Déjà deux notules sur cet ensemble… que j'entendais pourtant pour la
première fois ! Issu d'une scission au sein du Cercle de
l'Harmonie cofondé par Jérémie Rhorer et Julien Chauvin (violon solo),
qui était de plus de plus identifié à la personnalité du premier (par
ailleurs de plus en plus chef traditionnel, dirigeant le Requiem de Verdi avec l'ONF ou Dialoguesdes Carmélites avec le
Philharmonia), celui-ci est d'un profil assez différent, recentré sur
un répertoire encore plus spécifique, d'où lui vient son nom : la
musique de la fin du XVIIIe siècle. Beaucoup de musique française, mais
aussi la musique italienne du temps. Leur mésaventure avec les avocats
du Comité Olympique – dont il est question dans le lien ci-dessus – et
le toupet de l'institution qui leur reprochait de menacer de la marque
(alors que ladite Loge existait bien avant les Jeux, et correspond à
l'exact répertoire de l'ensemble : Haydn et la musique française), leur
ont finalement fait une publicité sans doute supplémentaire et
bienvenue. Ils se dénomment désormais officiellement Concert de la Loge sur les affiches
et disques, mais il n'y a aucune raison de ne pas les appeler par leur
vrai nom.
C'est, je crois, leur seconde production scénique,
après Armida de Haydn l'an
passé. Leur disque comme leur présence au concert révèle une
personnalité très différente, aussi bien dans le spectre acoustique
(plus moelleux et fondu, moins percussif que le Cercle de l'Harmonie
qui aurait peut-être ma faveur sur ce critère) que dans la pensée
musicale, favorisant moins les contrastes brutaux (les sforzando de Rhorer ont pu paraître
systématiques ou outrés) et davantage une forme de continuité aux
nuances subtiles. Surtout, les répertoires ne sont pas exactement les
mêmes : la dominante du Cercle de l'Harmonie se trouve dans Mozart et
les premiers romantiques français, et essentiellement à l'Opéra ; le Concert de la Loge Olympique
favorise plutôt Haydn et la fin du XVIIIe siècle français (encore que
Rigel soit déjà de l'autre côté).
Dans le vaste théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines,
l'ensemble sonne un peu mince sans doute, sans la résonance à laquelle
nous habituent les grands orchestres sur instruments modernes, mais la
cohésion, malgré le fondu de la pâte, reste belle. Beaucoup de douceur,
pas si fréquente dans ce répertoire, et pas de mollesse.
J'ai déjà eu l'occasion de souligner combien Julien Chauvin était un grand chef ; et il se montre très convaincant avec
sa nouvelle formation, même si sa tendance à alanguir systématiquement
le récitatif, et même à lui dérober totalement sa pulsation, a, a mon
avis, affaibli ceux de Sacchini (plus orchestrale que prosodique, mais
tout de même).
Je puis au passage recommander leur disque Rigel / Haydn, où les rares
et excellentes tempêtes farouches de Rigel voisinent avec un Haydn
précisément tiré du côté français, joué comme du Gluck. En alternance
avec de jolis airs (par Sandrine Piau) de Giuseppe Sarti et (Johann
Christian) Bach, l'immortel auteur de Temistocle
et Amadis de Gaule.
7. Une
production réelle
Je ne vais pas m'attarder sur le sujet, il existe
déjà des recensions en ligne (qui ne parlent pas forcément beaucoup de
l'œuvre, j'ai donc rempli mon office).
Simplement quelques remarques de détail, puisqu'il
s'agissait d'une production complète, scénique, et en tournée, adossée
à l'ARCAL, avec le concours des Chantres
du CMBV, où l'on retrouvait certains de mes chouchous absolus : Eugénie Lefebvre (1,2), Marie Favier, Anne-Marie
Beaudette, Paul Antoine Benos
(1,2,3,4 – putto
d'incarnat 2015-2016 du meilleur contre-ténor)…
Étrange constitution
de l'orchestre – douze violons, deux altos, trois violoncelles,
une contrebasse. Je me demande s'il s'agit là de la restitution d'une
formation particulière – le Concert de la Loge Olympique historique, ou
bien celui de l'Académie Royale pour la création de Chimène ?
Côté solistes, Mathieu
Lécroart (don Diègue) comme toujours très marquant, avec une
grande empreinte vocale et un vrai sens de la déclamation. C'est
magnifique, on voudrait se rouler dedans. J'entendais enfin Artavazd Sargsyan (Rodrigue) en
salle ; voix bien faite, mais très étroite, pas vraiment libérée, ce
qui l'empêche de prétendre à tout éclat… et très vite couvert dans les
duos. L'élégance est parfaite, mais l'héroïsme lui est défendu, c'est
dommage – et rien ne le lui défend intrinsèquement, surtout dans son
répertoire ; c'est simplement une préparation technique à faire.
Agnieszka Sławińska
est un choix plus énigmatique pour ce répertoire – le français n'est
pas mauvais, mais la voix est émise très en arrière (tropisme polonais
difficile à combattre), toutes les voyelles sont mêlées de [eu], et au
début de la soirée, je n'ai pas été loin d'entendre hululer : tendance
à « tuber » pour épaissir les sons, et même des coups de glotte !
Mais au fil de la soirée, elle se chauffe et on s'habitue ; une fois
accepté que la voix n'a pas le tranchant du placement français ni des
standards de ce répertoire, elle s'en tire très bien. En plus, c'est
une très bonne actrice, et la voix est incroyablement phonogénique
! Je ne l'ai pas beaucoup aimée en salle, mais sur ma bande, je
la trouve magnifique…
La mise en scène de Sandrine
Anglade, avec peu de moyens, réussissait de belles choses. La
scène était largement occupée par l'orchestre, coupé en deux, avec
Chauvin dans une fosse en plein milieu (très agréable pour voir ce qui
se passe musicalement), mais les chanteurs n'étaient jamais laissés
inoccupés, et j'ai remarqué quelques jolies postures (la scène inversée
pour le triomphe où les acteurs, de dos, regardent en bas de leur plan)
ou évocations – terrible, ce moment (absolument pas souligné) lorsque
le regard de Chimène croise celui de don Diègue, à l'origine de la
disgrâce et de la mort de son père.
Aussi remarqué beaucoup de bizarreries – pourquoi ce
drapeau de fortune brandi par des Gavroche, pourquoi ces câlins (c'est
la semaine free hugs chez la
noblesse castillane ?), pourquoi ce rire insolent totalement hors
caractère lorsque Chimène répète incrédule « tu vas mourir ? » ?
Mais, globalement, une proposition sobre et convaincante, qui va à
l'essentiel.
Le concert était inclus dans une formule familiale avantageuse, et par
ailleurs tous les collèges du secteur y étaient pour la première : la
moitié, je n'exagère pas, la moitié
des spectateurs avait de dix à treize ans ! Évidemment,
sans être du tout apocalyptique, la qualité d'écoute n'était pas
optimale : entre le livret assez épuré, les répétitions à l'infini des
airs, l'avancée lente de l'intrigue et les voix quand même très
lyriques, comment faire apprécier l'opéra avec ça ? J'ai adoré la
soirée, mais je suis dubitatif. Certains avaient étudié la pièce,
mais autant le Cid peut
fonctionner sur sa substance, expliqué par un adulte, autant sa version
aseptisée en opéra, je ne vois pas trop ce qu'il reste à sauver. Une
heure trente sans entracte, tout de même, et de musique qui sent son
âge, y compris pour les adultes et les spécialistes.
La production sera encore donnée à Massy et Herblay. Je ne sais pas
encore si elle sera captée.
8.
Pour prolonger
♦ Je vous recommande bien sûr l'introduction rédigée spécifiquement pour cette
notule, et qui remet toute la période en perspective, de l'arrivée de
Gluck à Paris jusqu'à la Révolution, en insistant sur la place
spécifique de Sacchini. Elle contient aussi la liste des tragédies en
musique documentées à ce jour par le disque, par la radio, par des
représentations. Un bon point de départ pour explorer.
♦ Il existait déjà une notule sur cet opéra, fondée sur sa comparaison avec Don
Giovanni, postérieur de quatre ans, fondé sur les quelques
extraits sonores dont on disposait alors.
♦ Je vous livre la bande brute de la soirée [MP3] : ce n'est qu'une
prise sur les genoux et elle est traversée de beaucoup de bruits
parasites (à l'exception de mon siège qui grince quelquefois, je plaide
innocent pour tous les autres, les chut
! retentissants, les toux bouche ouverte, les doudounes
froissées… et la plupart des nuisances ont été filtrées par
l'enregistrement !). C'est dommage, mais cela me permet de la mettre à
disposition : ça vous informera, mais ne vous dispensera nullement
d'acquérir l'objet s'il en existe jamais une édition. En attendant,
c'est toujours un moyen d'accéder à la matière de l'œuvre.
♦ Voici aussi la vidéo réalisée à Versailles [FLV] (non éditée
commercialement) par Les Nouveaux Caractères consacrée aux « favoris de
Marie-Antoinette », où l'on retrouve des extraits de la seconde Iphigénie de Gluck, de Chimène de Sacchini, des Danaïdes de Salieri et de Guillaume Tell de Grétry, avec
Caroline Mutel, Sébastien Droy et surtout Jean-Sébastien Bou (quel
Danaüs, quel Guessler !). On peut y voir le début de l'acte I
et le final de l'acte III de Chimène
ou le Cid.
♦ Pour finir, vous pouvez remonter l'incroyable histoire de l'ensemble
Le Concert de la Loge Olympique,
à l'origine de cette exhumation en partenariat avec le CMBV : C'est Haydn qu'on assassine.
Bonnes lectures, belles découvertes, à bientôt pour de nouvelles
aventures !
On poursuit donc notre périple à peine débuté autour de ce thème.
Par musique subjective, on entend ici une musique liée à une action qui au lieu d'être écrite comme les personnages sont censés l'entendre, est écrite telle qu'ils la perçoivent. C'est un procédé qui apparaît bien avant le vingtième siècle, et même avant les romantiques. On se propose ici, extraits et au besoin partition en main, d'en observer les deux premières apparitions que nous ayons pu relever, dans deux chefs-d'oeuvre de la littérature musicale du dernier quart du XVIIIe siècle.
--
1. Don Giovanni de Mozart (1787)
C'est en réalité le second exemple par ordre chronologique, on s'occupe du premier ensuite, qui est moins connu.
On peut profiter des concerts des Arts Florissants à la Cité de la Musique et à la salle Pleyel, dont le tout dernier. Superlatif d'ailleurs, on en parlera au moins sous l'angle des oeuvres, où les typicités des compositeurs s'exhalaient à plein.
Tous ces concerts se trouvent en ligne pour deux mois !
Par ailleurs, demain se joue Céphale et Procris de Grétry à la Cour l'Opéra Royal de Versailles. C'est archicomplet depuis longtemps, réouverture oblige (et de toute façon hors de prix), mais l'oeuvre semble d'un intérêt presque comparable à Andromaque. En tout cas inspirée dans la meilleure veine de Grétry, avec tout ce que sa maîtrise technique lui permet lorsqu'il ne compose pas dans les genres les plus ingénus.
On pourra le voir demain en direct (puis un peu plus tard en différé pendant quelque temps) sur Arte Liveweb, mais d'ores et déjà les extraits du disque de Sophie Karthäuser avec l'excellent ensemble Les Agrémens, qui contient, outre des ballets, des ariettes de l'Aurore, permet de s'en faire une idée très prometteuse. On peut si besoin en écouter quelques extraits sur Amazon.fr.
Décidément, il n'est plus possible de considérer Grétry avec condescendance. Le pari de la réhabilitation par l'Année Grétry est amplement réussi ; il est rare qu'un compositeur puisse ainsi changer de dimension, mais c'est tout simplement qu'il était connu par une part très partielle de son travail et de son potentiel - un peu comme si Mozart n'était connu que pour ses Sonates pour piano.
Cet aimable bac à sable accueille divers badinages :
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