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jeudi 29 mars 2018

Un instant de triolisme wagnérien


L'horrible Richard Wagner

Après avoir vu Rheingold et Walküre par le Mariinsky ce week-end, et plutôt que de commenter un concert où tout le monde n'était pas, et de distribuer les bons points (c'était excellent de toute façon), l'envie d'en tirer un moment parmi d'autres, moins spectaculaire que les grands numéros de bravoure.

En effet chez Wagner, l'intérêt est presque toujours inversement proportionnel au spectaculaire et à l'évidence mélodique. Ses plus grandes beautés se dérobent dans les recoins des transitions qui nous ont paru de laborieux remplissages pendant tant d'écoutes… tandis que les fanfares pétaradantes, certes très sympathiques (je demeure assez inconditionnel de la Marche funèbre, je l'avoue), se livrent dès la première écoute et n'apportent pas nécessairement beaucoup de nouveaux plaisirs au fil des réitérations.

C'est pourquoi Wagner est à ce point une musique de mélomanes en général avertis et acharnés, les gars capables d'écouter trente-huit fois chaque version du même opéra, ou de prendre cinq avions en trois jours pour se constituer un Ring sur un week-end à travers les concerts donnés en Europe. Contrairement à Mozart qui peut vous ravir dès la première écoute (quand bien même il recèle des merveilles bien plus discrètes), ou à la plupart des autres compositeurs, qui ont tous écrit de la musique faite pour être écoutée, Wagner a conçu une musique conçue pour être défrichée, explorée, lue, jouée, redécouverte, vécue, patiemment dévoilée dans une sorte d'initiation permanente, qui converge assez bien avec le rituel religieux vendu par ses zélateurs (et Bayreuth).

C'est pourquoi, également, il est toujours si délicat de parler de Wagner aux (vrais) gens extérieurs à la Secte – au mieux, on voit le sourcil se lever (musique ésotérique de no-life), au pire on est accueilli par un vague dégoût (après tout, n'était-il pas l'ami intime de Hitler ?), et, plus embarrassant encore, comment expliquer à ceux qui aiment bien les extraits et ouvertures, que c'est un peu pourri la Chevauchée (sauf au second degré, comme c'est d'ailleurs prévu dans le flux de l'opéra, avec les chevaux épiques en train de saillir les juments sur un rythme de sicilienne…), et que l'intérêt de Wagner est justement dans le détail délicat, rien à voir avec la fanfare et le sentiment de puissance ?

Je crois que ça ne m'est pas très sympathique, cette conception d'une musique qui exclut plus qu'elle ne rassemble (considérant que le classique et l'opéra ne sont déjà pas précisément de la musique de masse…), réservée à une sorte d'élite qui maîtrise l'allemand, un minimum de mythologie, de philosophie, de notions d'harmonie et de contrepoint, une oreille un peu affinée… Il n'empêche que, lorqu'on est pris au jeu, c'est un territoire de découverte absolument sans pareil.
[Richard Strauss a cela dit poussé le jeu encore plus loin, même dans des œuvres qui peuvent paraître plus inoffensives comme Arabella, creusets de motifs combinés vertigineux dont il faudra parler à l'occasion.]



[[]]
Catherine Foster, Wolfgang Koch. Festival de Bayreuth 2014, Kirill Petrenko.
http://operacritiques.free.fr/css/images/walkuere_hautbois_cor-anglais_renonciation.png



Un instant

Celui-ci, quoique délicat est discret, est particulièrement prégnant en salle, et encore plus en concert, tandis que l'orchestre est quasiment totalement silencieux.

Les Walkyries viennent d'être congédiées, Brünnhilde vient d'entendre l'arrêt de son bannissement, elle tente de s'expliquer.

Victor Wilder le formule ainsi, encore mieux que Wagner lui-même :
Ai-je à ce point mérité qu'on me blâme
Et qu'on m'inflige un pareil châtiment ?
Suis-je, à tes yeux, une indigne, une infâme,
Qu'on me punît d'un supplice infamant ?
Ai-je commis une telle bassesse
Que sans pitié on me jette si bas ?
Ô parle, père ! Vois ma détresse,
Sans m'écouter ne me repousse pas ;
Dis-moi du moins par quelle indigne offense
Par quel forfait rempli d'horreur
Ta fille, hélas ! a perdu ta faveur ?

Et Alfred Ernst, sans changer les rythmes et sans rimes, moins poétique mais plus exact :
Si grande honte ai-je commis,
Que sur mon crime la honte tombe ainsi
Fus-je si basse, dans mon forfait,
Que jusque là tu m'abaisses ainsi ?
Ai-je à l'honneur manqué tellement,
Que tu me prennes l'honneur à jamais ?
Oh dis, Père ! Voix dans mon âme :
Calme ta fureur, dompte ta rage
Et montre-moi clair l'obscur forfait,
Qui contraint ton cœur en courroux
À maudire l'enfant le plus cher !

(On y retrouve plus clairement le ressassement simili-médiéval wagnérien.)

--

Le détail dont je voulais brièvement parler débute aux paroles en gras (partition et son ci-dessus) : moment suffocant où le hautbois et le cor anglais, quasiment seuls (discrets tapis de clarinettes, clarinette basse et basson), se livrent bataille de tuilages, dans la même tessiture (inhabituellement haute pour le cor anglais), sur un motif dérivé de la détresse et colère de Wotan, figurant dans cette scène la détresse et déréliction de Brünnhilde. Les deux timbres se mélangent en canon sur la même mélodie, avec leurs deux timbres parents et dissemblables, tandis que Brünnhilde entonne elle aussi (en un décalage syncopé) un motif lié à la renonciation, cette descente sur un accord diminué (do la fa# ré#).

Cette superposition très sophistiquée mais à nu, au milieu d'un orchestre qui se tait, c'est à la fois la beauté pure d'une mélodie et le vertige de sa saturation – malgré le tout petit effectif.

On touche là à cette essence wagnérienne discrète et ultime, de ces fulgurances qu'on ne retrouve guère avant le dernier acte de Parsifal

David Le Marrec

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