2.
Mendelssohniens, schumanniens, wagnéro-lisztiens, brahmsiens
et brucknériens
Il faut peut-être préciser que Clara a
traversé plusieurs tempêtes
esthétiques, et que ses positions sont aussi
régies par sa formation, la fidélité
à Schumann et les épreuves de sa vie.
A la fin de sa vie, Clara, s'arrêtant de passage à
Munich pour entendre Manfred
de son défunt Robert, note des observations aussi
pertinentes qu'égarées à propos de Tristan und
Isolde,
qu'elle va entendre deux jours plus tard.
« C'est ce que
j'ai entendu dans ma vie de plus antipathique. Être
obligée de contempler et d'entendre toute une
soirée une pareille aberration d'amour qui
révolte en nous tous les sentiments de moralité,
et voir non seulement le public, mais les musiciens en extase, c'est ce
qui m'est arrivé de plus triste encore dans ma vie
d'artiste. J'ai tenu bon jusqu'à la fin. Je voulais avoir
tout entendu. Pendant tout le deuxème acte, les deux
comparses dorment et chantent. Pendant tout le dernier, Tristan meurt.
Cela dure quarante minutes [nddlm
: malgré tout, elle est gentille] et ils
appellent cela dramatique !!! Levi dit que Wagner est bien meilleur musicien que Gluck ! Et Joachim
n'a pas le courage de s'élever contre les autres ! Sont-ils
donc tous fous, ou est-ce moi ? Je trouve ce sujet si
misérable ! Une frénésie d'amour
provoquée par un philtre – est-ce qu'on peut en
pareil cas prendre encore le moindre intérêt aux
amants ? Ce ne sont plus là des sentiments, c'est
de la maladie. Ils s'arrachent positivement le coeur du corps, et la
musique représente cela avec les accents les plus
désagréables ! Hélas ! je pourrais
gémir jusqu'à demain et crier hélas !
hélas ! ... »
Mais non,
chers lecteurs lutinants, n'ayez crainte :
;;
Ta bouche
tait-elle tes
questions, Ou bien
laisse-t-elle entendre ma défaveur ? Quoi que
puisse proférer ma bouche, Vois mes
yeux - je t'aime !
La première partie de son commentaire est assez bien vue :
Wagner joue précisément avec tous les codes
moraux au nom de l'amour absolu, les brise même,
comme elle
l'a d'une certaine façon fait en
désobéissant à son père, en
s'alliant aux hommes de loi contre lui pour épouser Robert.
Cette extase quelque peu déshonnête qui parcourt
l'assistance à l'écoute du Maître est
également très révélatrice
- Wagner suscite le fanatisme, voire l'exclusivité, comme
aucun autre, tout un monde à lui seul. Au point que certains
mélomanes, aujourd'hui encore, le fréquentent
jusqu'à l'exhaustivité - et en
écartant tous les autres...
On a pu lire pis que pendre de la mise en scène d'Emilio
Sagi. Heureusement, CSS, rétribuant justement, et jusqu'aux
cas désespérés, confondra
impitoyablement les mauvais esprits et les poseurs blasés.
Il faut immédiatement préciser que les
photographies qui circulent, effectivement horribles, ne rendent aucun
compte de l'effet réel dans la salle. Il est probable, en
revanche, qu'on perde beaucoup depuis les hauteurs du
théâtre, à cause de la
beauté des projections sur les mur en fond de
scène (nous étions au parterre).
--
La mise en scène de Sagi se montre très respectueuse
du texte, dans une optique assez traditionnelle, mais sans
littéralité. Les braves sont ainsi joliment
dépenaillés, avec des costumes
stylisés qui, en guise d'armures, utilisent de viriles toges
qui ne recouvrent que partiellement leur thorax ; quelque chose
d'équidistant entre l'antique et le moyenâgeux,
mais sans imitation kitschouillisante.
On a beaucoup reproché les
couleurs (pas toujours belles, il est vrai) du monde des
fées (rose bonbon). Cela dit, ces fées
malfaisantes et maladroites sont traitées de
façon assez peu solennelle par Wagner - sans être
tout à fait comiques, elles tiennent plus de Clotilde et
Tisbe de Cenerentola
que de la Reine de la Nuit. Seules les ailes en tulle géant
laissaient dubitatif : distance plaisante ou
littéralité un peu lourde ? On a aussi
vu remarquer l'inutilité de la statue qui
apparaît en arrière-scène pour annoncer
le risque de pétrification - et qui est en effet
très laide et pas tout à fait utile. Mais on a
moins entendu louer le
coloris des éclairages (de Sagi
lui-même, ou de Daniel Bianco, auteur des décors
?), toujours pertinent et évocateur. Le jaune coquille
d'oeuf qui s'ouvre en fond de scène éblouit avec
douceur lors de l'apparition d'Ada, comme
déversée depuis l'Autre Monde ; et surtout,
à plusieurs reprise des projections bleutées
quasiment tactiles, qui semblent plonger la scène tout
entière dans un univers hors du monde, très
efficace sur le spectateur pour faire oublier l'illusion
théâtrale. On a songé, pendant le
spectacle, à ce que laissent imaginer les photographies qui
nous sont restées du Ring
de Peter Hall. [Celui qui succéda à
Chéreau, mal accueilli parce qu'il renouait en partie avec
la tradition. Mal dirigé par Solti, et chanté de
façon électrique par Nimsgern
- extrait ici.]
Un morceau de la mise en scène de Peter Hall pour Walküre.
Evidemment, l'idée de la sobriété
n'est pas la même - et il est fort possible, à la
vue des photographies, qu'au contraire le statisme ait
prévalu chez Hall. A voir.
Les photographies du spectacle de Sagi, en tout cas, ne rendent pas du
tout cet impact qu'on devine dans celles de Hall, et pourtant, on
ressentait quelque chose de cette nature - avec le même type
d'ombres bleutées de toute façon.
[Voir le reste de la série sur 'lesfeesdewagner'.]
1.2.2.
Les préfigurations
Malgré le caractère de creuset qu'on a
observé dans l'épisode
précédent, Les
Fées
préfigurent, ou plutôt présentent
déjà plusieurs caractéristiques du
Wagner de la maturité.
Evidemment, on ne peut que songer à ses trois premiers
opéras « de la maturité
» à plusieurs reprises : grandes
poussées de lyrisme qui rappellent Tannhäuser,
en particulier vers la fin de l'acte III, lors de la victoire finale
(sans parler de l'usage très littéral et pas
très heureux de la harpe solo pour figurer la lyre, sans
réelle stylisation, également en vigueur dans cet
opéra), choeurs tuilés extraordinaires qui sont
parents de Lohengrin...
Plus que tout, la parenté de certains thèmes avec
le Fliegende
Holländer est frappante. On entend ainsi la
dernière partie du duo entre Senta et le Hollandais
dès l'Ouverture, avec son rebond très
spécifique :
;;
Fin de l'Ouverture des Fées
(Jun Märkl, Radio munichoise).
;;
Duo du Vaisseau Fantôme avec Gwyneth Jones et
Thomas Stewart (Böhm, Bayreuth, DGG).
Et, sans doute plus anecdotique, on entend que Wagner fait
déjà joujou avec le motif qui deviendra
le motif
récurrent de la colère de Wotan
à partir de Walküre.
Il semble être content de lui et bien le regarder en action,
en empilant sa répétition d'un seul coup.
;;
On
a déjà évoqué les
questions récurrentes de rédemption, en
particulier par
le sacrifice de la femme, et on en retrouve ici des
composantes dans le livret, de même que la force terrible du
mot - qui porte tout pouvoir, mais qui n'est pas
maîtrisé par le héros en
quête. Même Isolde et Tristan, faute de
pouvoir exprimer avec justesse le contenu de leurs émotions,
se hâtent vers leur perte. Le motif (textuel) du pacte rompu
et du blasphème maladroit est même la figure
décisive de l'acte II (la malédiction).
Inutile d'évoquer la délivrance de la vierge
surnaturelle inanimée, le metteur en scène l'a
fait pour nous en un sympathique clin d'oeil qui nous a fait
agréablement sourire - un anneau couleur braise descend sur
Ada lors de sa pétrification.
De nombreuses références se tissent à
l'écoute de l'oeuvre d'un jeune homme de vingt ans. On lit
souvent que Bellini
a influencé Wagner, et, de même que pour Auber,
cela est sans doute tout ce qu'il y a de plus exact, mais ne s'entend
guère, dans les faits. A ceci près qu'il s'agit
d'une oeuvre d'apparent calme harmonique, mais plutôt
modulante à la lecture de la partition. Le seul moment qui
ait pu nous rappeler la manière catanaise se trouve au
moment le plus élégiaque de la folie,
où un concert délicat de bois lyriques se trouve
soutenu par des cordes en pizzicato, une manière
d'orchestrer assez caractéristique chez ce compositeur.
De même que dans les symphonies, on
décèle très aisément
l'ombre d'un Mozart
romantisé derrière certaines tournures un peu
naïves. Un ensemble du troisième acte, pendant la
lutte conquérante d'Arindal, laisse même entendre
des échos furtifs de Così
fan tutte (final du I).
De façon plus récurrente, le souvenir de Schubert s'impose,
en particulier dans les choeurs (mixtes, de type opéra).
Cependant Wagner ne conçoit pas le choeur comme un bloc, et
ses « tuilages »
très séduisants et
intensément poétiques préfigurent
à plus d'une reprise l'accomplissement de Lohengrin (on
pourrait même considérer qu'il est le premier,
voire le seul avant le second vingtième siècle,
à procurer cet épanouissement orchestral au
choeur). La couleur harmonique elle-même s'apparente par
moment à Fierrabras
et Alfonso und Estrella,
et certaines ponctuations orchestrales, en particulier ces coups
très véhéments dans la
dernière scène de l'acte I, rappellent la
manière du Schubert héroïque (voir l'air
de type cabalette Die
Brust, gebeugt von Sorgen de Florinda).
Cheryl Studer (Florinda), Claudio Abbado, Chamber
Orchestra of Europe. (Disque DG.)
Qui plus est, ces oscillations se retrouvent par ailleurs sous forme de
ponctuation grave aux alti et violoncelles dans la ballade de Gernot :
Martin Hausberg (Gernot), Jun Märkl, Orchestre de
la Radio munichoise. (Radiodiffusion de 2003.)
Cela dit, cette impression de concert nous a peut-être
abusé sur l'origine réelle de ce motif. En effet
:
Début de l'Ouverture du Vampyr de
Marschner.
Fritz Rieger, Orchestre de la Radio (Disque Opera d'Oro
d'après une prise sur le vif de 1974.) [En cas de saturation, écouter directement ici.]
Evidemment, le Wagner de vingt ans (1833 pour les Fées)
utilise son harmonie et ses figures
de façon moins accomplie que l'aîné
Schubert, et l'on sent même ici ou là de petites
platitudes dans l'accompagnement - ou plutôt des traits un
peu impersonnels, utilisés sans être
véritablement reliés à un langage
personnel.
Surtout,
l'attitude face au texte et aux ponctuations de l'accompagnement sont
celles de Schubert, en particulier dans les grandes fresques
récitatives comme Der
Taucher, Die Nacht
ou Lodas Gespenst
: le traitement prosodique est extrêmement fidèle,
proche des inflexions de l'expression parlée, et
l'accompagnement est extrêmement attentif, soulignant chaque
idée, quitte à paraître servile ou
décousu. Evidemment, les lutins aiment beaucoup cette
manière tout entière vouée au service
du texte : c'est en quelque sorte l'idéal de la Camerata
Bardi, celui qui préside à la naissance
de l'Opéra, mais avec des moyens musicaux infiniment plus
variés et mobiles que ceux d'alors. [N.B.
: Il n'est pas certain du tout que Wagner ait
étudié ni même admiré les
opéras de Schubert, on relève simplement la
parenté d'un type de musique, le parfum d'un temps.]
En revanche, la langue de Weber,
et dans une moindre mesure de Marschner
(il faudra attendre le Vaisseau
pour cela) semble totalement assimilée.
L'Ouverture, à l'exemple du Hollandais
fondé sur le patron de celle du Vampyr (1828),
semble tout
droit issue d'Oberon
(1826), jusque dans ses thématiques vives
- par exemple celle tirée de la cabalette d'Ada, et qui
s'apparente
aussi au Freischütz.
L'air de déploration de Lora (assez
remarquable), quant à lui, répond très
exactement à la définition de l'air weberien,
lyrique, mélancolique, ample et agile, un
faux parfaitement réalisé. Et sa gamme
de sentiment est également tout à fait de son
temps (on y retrouve aussi un peu du Schubert opératique).
Petite comparaison chronologique par date de
création (en omettant l'origine de 3-Leonore-1-Fidelio,
la première du genre) :
La troupe joyeuse des lutins, entre deux moments d'inconscience, a fait
le déplacement dans la capitale passée et
à venir du monde musical, et du monde tout court, pour
l'événement : la meilleure oeuvre
une très belle oeuvre négligée de
Wagner dans une interprétation qui avait tout pour
être réjouissante.
Elle ne fut pas déçue. Et elle ira même
jusqu'à lever les préventions lues ici ou
là et dont nous démontrerons, la plume hors du
fourreau, qu'elles doivent plus à la
méconnaissance des choses qu'aux hautes exigences de la
lucidité.
Tremblez, glottophiles
pénibles et wagnéropathes
monomaniaquisants, le pouvoir de Gromarrec
vous confondra !
--
1.
L'oeuvre
Il y a déjà longtemps (trois ans et demi), alors
que Minkowski tenait encore en ses petites mains
potelées son biberon
basson et ignorait peut-être encore tout des Fées non
grimmiques, CSS attirait déjà l'attention des
amis des lutins sur cet
ouvrage. Nous en discutions hier en précieuse
compagnie, nous ne le dirions sans doute plus en ces termes (en
particulier cette médisance énigmatique sur
l'ouverture), mais certains traits de l'oeuvre sont
déjà esquissés. C'était
l'époque bénie et reculée
où une notule
était quelque chose de court.
Il est temps d'ajouter quelques précisions sur ce sujet,
d'autant qu'il reste encore une représentation, le 9 avril.
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