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mardi 18 juin 2019

Elverskud : La Fille du Roi des Aulnes, version Niels Gade


gade erlkönigs tochter concerto copenhagen
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La marque de mort de la Fille du Roi des Elfes, orchestration révisée de 1864. Sur instruments anciens.
(Sophie Junker, Johannes Weisser, Concerto Copenhagen, Lars Ulrik Mortensen – Da Capo)

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Même épisode, dans sa version danoise et orchestration originales.
(Elmark, Paevatalu, Tivoli SO, Schønwandt – même label)




1. Une œuvre


Grand, grand choc que cette parution. Niels Gade (1817-1890), représentant capital du romantisme danois (mais dont le tropisme est en réalité très germano-centré), admiré de Schumann et Mendelssohn (qui crée sa première symphonie, et l'invite à Leipzig pour enseigner au Conservatoire et diriger l'Orchestre du Gewandhaus), est plutôt connu – en tout cas du mélomane de bonne volonté – pour ses pièces aimables, très éloignées de l'avant-garde des années 1840-1860. Et pourtant, quel homme de théâtre, comme en témoigne la cantate (en allemand, justement) Comala – avec une scène de chasse extraordinaire !
 
De la génération de Schumann, Liszt, Wagner, Verdi, il n'apparaît pas comme pionnier et a pourtant légué quelques œuvres d'une singularité étrange comme cette Forarsfantasi (Fantaisie printanière, Op.23), dont le romantisme concertant bon teint annonce par endroit, comme par erreur, les couleurs blanches du Martinů pré-minimaliste.
 
Cet Elverskud apparaît comme un autre grand coup : en réunissant des balades médiévales danoises, Gade s'assure non seulement un succès à l'aune du goût du temps pour la matière médiévale, mais parvient aussi, paradoxalement, à produire une œuvre d'une tension dramatique saisissante, haletante comme l'opéra le plus resserré.

Il raconte comment Herr Oluf, chevauchant seul à travers les prés et la bruyère le jour de ses noces, rencontre la Fille du roi des Elfes, qui tente de le séduire avant de le frapper à mort. Cette scène centrale est précédée des avertissements de la mère du cavalier, puis suivie des questions-réponses qu'ils se font à son retour, avant qu'Oluf n'expire.



2. Un patchwork de ballades danoises
 
Le livret est sans auteur crédité, puisant littéralement des portions de ballades dialoguées – les caractéristiques questions de la mère auxquelles le héros ne répond que partiellement avant le dévoilement final – l'assassinat du père d'Edward, la mort du roi Renaud, celle d'Oluf… – en mélangeant plusieurs sources (forme-miroir où la ballade d'Oluf enchâsse l'épisode représenté, et non seulement narré, des Elfes).
 
Il est manifestement agencé par Gade lui-même, avec l'aide de Hans-Christian Andersen (dont il rejeta le premier brouillon) et d'autres proches (son ami le journaliste Sisbye, son beau-père Erslev, son demi-cousin Carl Andersen…). Il confie les arrangements textuels des ballades au philologue Molbech ; mais il lui mène, à lui aussi, vie suffisamment dure pour que celui-ci ne souhaite pas apparaître comme auteur !

À quoi ressemble donc le texte final ?
Prologue et Épilogue sont tirés et arrangés de la ballade La Colline des Elfes.
¶ Les trois parties, centrales, de l'histoire proprement dites sont issues de la ballade d'Oluf, Elverskud – littéralement « blessé d'un trait d'elfe », que les Anglais peuvent plus facilement négocier en Elf-Shot. Elles sont remaniées par Molbech pour représenter directement toute l'action (en particulier la rencontre avec la fille du Roi des Elfes).
¶ Gade y ajoute deux poèmes récents et sans lien pour étoffer deux moments :
        1) un des Poèmes enfantins du Matin d'Ingemann, pour figurer le début du jour au château où est attendu Oluf. Ces poèmes (publiés en 1837) constituent des hits absolus de la culture danoise (au même titre que les contes d'Andersen) ;
        2) une méditation pour l'entrée d'Oluf, dans une langue beaucoup plus lyrique et romantique que les échanges formels des énigmes des ballades ; elle explicite en quelque sorte les motivations de cette chevauchée loin du château où s'apprête son mariage – un désir diffus et tenace, inquiétant, pour un autre visage. Ces quatre quatrains sont dus à Holbech lui-même et sont très visiblement, encore plus qu'Ingemann, éloignés du style médiéval des ballades utilisées.



3. Une musique et une réception généreuses

Le résultat musical et dramatique en est pourtant très fluide, d'un romantisme simple et direct, très déclamé, avec de belles mélodies pastorales (clarinette en particulier !) et des répliques animées qui suivent de près la prosodie. On peut songer à l'esprit des Scènes de Faust de Schumann, qui adaptent aussi une pierre angulaire du patrimoine littéraire en en mettant d'abord en valeur l'élan textuel.

C'est, de mon point de vue, l'une des très belles œuvres symphoniques du XIXe siècle à mettre ainsi en valeur la poésie. Même en musique pure, l'œuvre est charmante et intense à la fois, et se soutient fort bien.

Elverskud est composé de 1851 à 1854 (donc, malgré ses raffinements, pas à la pointe de l'innovation musicale) et reçoit un accueil extrêmement chaleureux au Danemark – on se figure combien l'usage de cette matière nationale a pu accroître l'enthousiasme et la fierté du public face à ce qui est déjà une très belle œuvre. Devant son vif succès elle est redonnée dans une plus grande salle, avec un plus grand orchestre, un mois après sa création ; et dès 1855 l'œuvre parcourt l'Allemagne dans la traduction d'Edmund Lobedanz, où elle soulève également un bel enthousiasme. Sous le titre plus familier d'Erlkönigs Tochter. Dont il faut dire un mot.

Dans les années 1860 et 1870, le succès s'est tellement étendu qu'il en existe des versions chantées en anglais et en français !



4. Une traduction mouvementée

Le titre original de la cantate de Gade, Elverskud, signifie « frappé-d'une-flèche d'elfe ». Dans sa traduction allemande, il est remplacé par Erlkönigs Tochter, « la fille du Roi des Aulnes » – le personnage central qui porte la malédiction, certes, mais les elfes, les aulnes, pourquoi ce changement ?

La difficulté remonte à longtemps.

La ballade danoise d'origine, Herr Oluf han rider, publiée anonymement en 1739 dans la Danske Kæmpeviser, a été réappropriée par Gottfried von Herder dans sa plus fameuse ballade, Erlkönigs Tochter (1778) – c'est l'histoire de Herr Oluf, mais adaptée en un poème plus concis par Herder, et mise en musique en particulier par Loewe (mais aussi, un demi-siècle plus tard, Fibich !), dont c'est probablement le lied le plus célèbre, sous le titre Herr Oluf (1821).
Or, en l'adaptant, Herder opère un choix étrange : au lieu de traduire Ellerkonge (forme archaïque, encore en usage assez tard comme bien d'autres en littérature danoise, souvent sorties des dictionnaires), l'équivalent d'Elverkonge (« roi elfe »), il choisit Erlkönig (« roi des aulnes »).

On admet généralement qu'il s'agit d'une erreur philologique de sa part – ayant lu Ellerkonge comme Ellekonge (« roi des aulnes »). D'autres auteurs avancent aussi la possibilité que Herder ait délibérément fait du Roi des Elfes un personnage mystérieux de la forêt (je me dis qu'il peut y avoir aussi tout simplement une question de consonance expressive).
Mais en réalité, la confusion préexiste déjà chez les philologues danois, certains rattachant la forme Ellekonge (aussi attestée, me semble-t-il) de l'elletræ (træ = arbre), l'aulne.

Que Herder ait suivi les érudits qui l'ont précédé, fait la même erreur logique, opéré une confusion moins glorieuse en oubliant une lettre, ou volontairement altéré l'identité du roi magique, c'est sous cette dénomination que le personnage se fait connaître dans la poésie allemande – repris comme tel dès 1782 par Goethe dans une autre histoire de violence elfique (sans Oluf et sur un enfant), Erlkönig.

Tout cela explique pourquoi, en 1855, il était si évident de remplacer ce « percé-d'une-flèche d'elfe » par le titre bien connu de la ballade de Herder, « la fille du roi des aulnes », par ailleurs le personnage capital situé au centre exact de la cantate.
Branding in nineteenth-century style.

J'avais proposé en 2006 une notule qui expliquait sous un angle différent cette histoire (explorant, à partir de Goethe, sa source Herder).



5. Trois versions


gade erlkönigs tochter kitayenko
1992 : Kitayenko. Orchestre National de la Radio du Danemark. Eva Johansson, Anne Gjevang, Poul Elming (Chandos).
Version en danois. Dans une captation Chandos un peu vaporeuse, avec un orchestre qui n'est pas non plus le plus ferme du monde, une belle lecture avec de grandes voix : le grand ténor wagnérien danois d'alors Paul Elming (dans ces années, il faisait Siegmund à Bayreuth, puis Parsifal) ; l'abyssale Anne Gjevang (le contralto pour la Saint-Matthieu et le Messie de Solti) ; la prometteuse Eva Johansson (future Brünnhilde & Elektra, encore dans une période lyrique mais on entend déjà le potentiel de largeur de la voix).
Ce n'est pas la lecture la plus nerveuse du monde, mais elle fonctionne bien – c'est d'ailleurs la seule avec un ténor. (J'ai l'impression qu'il s'agit de l'orchestration révisée de 1864, mais je n'ai pas trouvé l'information dans la notice.)

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gade erlkönigs tochter schønwandt
1996 : Schønwandt. Symphonique de Tivoli. Susanne Elmark, Kirsten Dolberg, Guido Paevatalu (Da Capo).
Chez le label spécialiste danois de Naxos, l'orchestration originale, chantée en danois. Schønwandt réussit très bien les différentes composantes de la partition, l'ardeur dramatique comme la contemplation pastorale, et les voix sont délicieuses, soprano limpide et mordant, baryton franc et moelleux… L'Orchestre de Tivoli tire son nom des jardins où il se produit l'été : c'est en réalité l'orchestre régional de Zélande (Sjællands Symfoniorkester), qu'on appelle aussi Philharmonique de Copenhague. Le prise de son n'est pas la plus volptueuse du monde (un peu lointaine et métallique, comme les Naxos de ces années), mais l'investissement des interprètes rend ce détail assez secondaire.

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gade erlkönigs tochter concerto copenhagen
2019 : Mortensen. Concerto Copenhagen. Sophie Junker, Ivonne Fuchs, Johannes Weisser (Da Capo).
Da Capo fait lui-même, plus de dix ans après, le contrepoint de sa parution précédente, avec la version allemande (peut-être plus exportable) de 1855 et l'orchestration révisée de 1864.
Ce volume dispose de beaucoup d'avantages :
¶ bien que je sois partisan du plaisir de l'exotisme (et dispose de notions de danois), l'allemand rend le texte plus présent et net (vraiment une question de nature de la langue, les consonnes allemands sont plus nettes – beaucoup de « sourdes / non voisées » qui claquent), on comprend bien mieux ce qui est dit, même si la prononciation est très valeureuse dans les autres albums, en particulier Schønwandt ;
¶ le Concerto Copenhagen, en 1991 et dirigé par le (grand) claveciniste Lars Ulrik Mortensen depuis 1999, est un ensemble sur instruments d'époque avec deux spécialités : le répertoire pré-1800… et la musique scandinave méconnu. Ils ont notamment faits de très beaux Bach (Messe en si, Brandebourgeois) secs et nerveux. Dans ce répertoire romantique aux traits d'orchestration un peu schumanniens, qu'ils jouent sur instruments anciens et diapason d'époque, ils apportent une netteté de trait et une chaleur des couleurs qui permettent de donner beaucoup d'aération au spectre sonore, beaucoup d'intensité aux ponctuations de l'action… Les vents apportent une coloration assez merveilleuse, en particulier ;
¶ il en va de même pour les chanteurs, attaques fines, timbres clairs et mordants, ils chantent clairement, du lied, tout en osant la générosité de l'opéra.
Tout frémit dans cet enregistrement, qui s'écoute d'une traite, comme une chevauchée à travers les aulnes.



Certains de ces enregistrements sont disponibles sur les plates-formes de flux (les trois sur Naxos Music Library, et sur Deezer et Qobuz, vous trouverez au moins Mortensen ; je n'ai pas vérifié pour Spotify).

Les livrets sont librement accessibles en ligne pour Mortensen et Kitayenko (qui contient le livret quadrilingue)

En attendant, je ne puis trop vous presser de découvrir cette pudique merveille, ou à tout le moins la réentendre dans cette très belle version allemande & orchestration révisée qui vient de paraître.

David Le Marrec

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