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mercredi 7 mars 2018

Le Prix de Rome – I – Origines et règles


Inspiré par les récentes incursions de L'Oiseleur des Longchamps (cantate Antigone d'André Bloch en 2016 ; L'Amour africain de Paladilhe et sa complainte du Prix de Rome, la semaine dernière) et par la série discographique de Bru Zane autour des Prix de Rome (Gounod, Saint-Saëns, Gustave Charpentier, Debussy, Max d'Ollone…), plusieurs parutions discographiques (première génération avec Deshayes / Opera Fuoco) ou concerts (extraits de toutes époques par Les Solistes de Lyon avec Noël Lee), ces dernières années, je me dis qu'il n'est peut-être pas inutile de poser quelque part les principes du concours d'accès à la Villa Médicis.



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Depuis le rocking-chair dans la véranda.



1. Les sièges de l'Académie des Beaux-Arts

    Installée au sein des cinq Académies de l'Institut de France (Académie Française de 1635, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres de 1663, Académie des Sciences de 1666, Académie des sciences morales et politiques de 1795), l'Académie des Beaux-Arts regroupe, à partir de 1816, les anciennes académies créées sous Mazarin (Peinture & Sculpture en 1648) et Louis XIV (Musique bien sûr, en 1669, avec Perrin, le poète prédécesseur de LULLY ; Architecture en 1671). Il existait une Académie de Danse dès 1661, mais elle fut largement dissoute dans la Musique, et son caractère peut-être moins érudit et plus pratique que les autres rendait, je suppose, sa représentation moins indispensable dans le quota de l'institution telle qu'elle fut fixée en 1816 (en réalité, l'Académie de Danse devient peu ou prou le Ballet de l'Opéra de Paris et perd son statut académique un peu avant la Révolution).

    Actuellement, l'Académie des Beaux-Arts comporte 9 sièges en peinture, 8 en sculpture, 9 en architecture, 4 en gravure, 8 en composition musicale, 6 en cinéma & audiovisuel (Polanski, Moreau, Annaud), 4 en photographie (Salgado, Arthus-Bertrand), auxquels s'ajoutent 10 membres libres (Pierre Cardin, Hugues Gall, William Christie, Patrick de Carolis) et des associés étrangers parfaitement hétéroclites (le chef des ismaéliens, Ieoh Ming Pei, la dernière épouse du Chah, Seiji Ozawa, la mère de l'émir du Qatar, Woody Allen).
    Côté composition : Petitgirard, Mâche, Canat de Chizy, Levinas, Escaich, Amy (et deux sièges vacants). on est parvenu au tour de force de ne choisir que des compositeurs secondaires représentatifs d'une certaine mode, tout en étendant le compas des dodécaphonisants dogmatiques (Amy, même si ça ne s'est jamais entendu dans ses compositions finalement très accessibles et avenantes…) jusqu'aux néo-tonals les plus flasques (Petitgirard), en passant par l'atonalité moche vaguement habillée par l'orchestration (Canat de Chizy). Au demeurant, j'aime beaucoup Mâche, Amy et certaines choses d'Escaich, mais je trouve plaisant qu'on ait distingué essentiellement des compositeurs qui sont perçus comme académiques (sauf Levinas, il est vrai), chacun dans des univers esthétiques et idéologiques assez opposés.



2. La villégiature romaine

    Les Académies (gravure & sculpture, puis architecture), avant leur réunion, et dès le XVIIe siècle, ont proposé un séjour pensionné à Rome pour permettre aux artistes de se former à la source de tout art. Au XIXe siècle, le lauréat était même exempté du service militaire, pour être certain de ne pas mettre en danger sa valeur artistique.

    Le modèle s'est étendu à un assez grand nombre de pays (1806 aux Pays-Bas via Louis Bonaparte, 1832 en Belgique – qui couronne en 1893 l'Andromède de Lekeu… du Second Prix –, 1894 aux États-Unis, 1987 au Canada) et de disciplines (gravure en taille-douce à partir de 1804, et aux États-Unis on ajouta Renaissance & Early Modern, History of Art, Landscape Architecture, Design…).

    Ce concours est initialement créé en 1663 pour la peinture et la sculpture, mais la composition musicale n'est ajoutée qu'en 1803 (il s'en est fallu de peu que la musique soit considérée comme plus mineure que la gravure en taille-douce, s'étrangleront les mélomanes).



Laparra Alyssa
Le trio des injonctions contradictoires dans Alyssa de Raoul Laparra.
(Elle emporte le Premier Grand Prix en 1903, l'année de la première participation de Ravel)



3. La musique à la remorque


    L'apparition tardive de la musique dans les compétences du cours n'est pas illogique au demeurant : la musique, en France, était essentiellement commandée par les paroisses & couvents ou par le roi et quelques grandes maisons (un sujet sur lequel on reviendra pour une prochaine notule sur la musique sacrée provinciale du XVIIe siècle on a les loisirs qu'on peut). Dans ce cadre, il n'y avait pas vraiment lieu de distinguer des musiciens qui créaient pour leur mécène local, on n'y cherchait pas la singularité stylistique ou l'absolue prédominance de l'art ; selon leur cote, les artistes obtenaient plus ou moins prestigieux / généreux patron.

    À l'aube du XIXe siècle, les institutions musicales ont pris une certaine autonomie (fin des privilèges notamment), et la pensée de la composition s'est elle aussi individualisée ; les modes de consommation des œuvres à grand effectif dépassent alors les seules commandes des puissants.

    Il n'est donc pas si fantaisiste que la nécessité de distinguer individuellement des compositeurs pour les réserver aux formes reines (et qu'ils soient ensuite repérés par les maisons d'Opéra) soit apparue à ce moment-là. Même si le souverain ne choisissait plus les titres joués à l'Opéra depuis la crise mystique un peu dédaigneuse du Louis XIV époque Maintenon, les princes avaient leurs favoris musicaux (Gluck et Sacchini pour Marie-Antoinette…), et la fin de l'Ancien Régime a sans doute rendu plus évidente la nécessité de mettre à l'épreuve les musiciens, à l'aune de leur mérite technique. Je suppose que l'Académie Royale/Nationale/Impériale de Musique a largement débattu de cela et que mes suppositions se trouvent confirmées ou infirmées de façon très explicite dans les comptes-rendus de séance où je ne suis pas allé fouiner, mon sujet étant plus bassement concret.



4. Les règles du concours : éliminatoires

    Le but de la cantate du Prix de Rome était de proposer aux candidats finalistes la possibilité d'écrire un opéra miniature, en forme de cantate dramatique – à chaque fois, une scène particulièrement intense, sorte de condensation de toute la matière d'un opéra (la rencontre, l'amour, les tourments, la mort des amants, tout peut tenir dans cette quinzaine de minutes). Puisque l'espoir était bel et bien de distinguer de futurs talents, assez spécifiquement pour l'Opéra.

Pour s'assurer de leur qualité technique et limiter le nombre de finalistes (6 maximum), le jury imposait d'abord aux candidats deux épreuves sélectives :
    ♦ une fugue pour double chœur (8 parties, donc) sur un texte latin, à écrire en loge pendant une journée – dans une pièce fermée, sans communication avec l'extérieur, comme cela se fait toujours pour les épreuves finales d'écriture aujourd'hui, au moins dans les conservatoires supérieurs de Lyon et Paris. De quoi juger des compétences contrapuntiques des candidats. Aux débuts du concours (en 1803 pour la musique, donc), on exigeait même qu'elle fût écrite en contrepoint rigoureux (c'est-à-dire selon des règles très contraignantes et harmoniquement très archaïsantes), véritable sélection de musique pure, voire de technique académique inaltérée ;
    ♦ un chœur à 6 parties accompagné par un grand orchestre sur une texte poétique imposé, qui pouvait être écrit de façon plus homophonique (c'est-à-dire par accord) et permettait davantage de juger des qualités harmoniques, de l'orchestration, voire de la sensibilité évocatrice – le concours récompensant essentiellement les qualités nécessaires à la composition pour la scène.

    Si bien des cantates se révèlent intéressantes, y compris dans leur cadre contraint, en revanche ces deux exercices représentent rarement, pour ceux que j'ai entendus ou lus – même de la part de grands compositeurs précoces – un sommet dans leur production. Réellement des épreuves éliminatoires, destinées d'ailleurs au seul jury de l'Académie des Beaux-Arts.



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Didon de Gustave Charpentier.
Toute la délicatesse d'un livret où le génie le dispute à la sobriété typographique.




5. Les règles du concours : la Cantate des lauréats

    L'épreuve finale consistait justement en la présentation de la fameuse Cantate, sur un livret unique imposé à tous les candidats. Elle devait être orchestrée, mais n'était présentée au jury qu'en réduction piano (accompagnée par le compositeur, on se demande comment fit Berlioz !).

    ♫ Au milieu du XIXe siècle, le temps de composition était de 25 jours, en loge : ils avaient des heures de visite (!) et le droit de dîner en compagnie, mais tout ce qui leur était adressé était surveillé (jusqu'au linge…) de façon à ce qu'aucune antisèche ne vienne biaiser l'évaluation des facultés créatives de chaque impétrant.
    ♫ Le format lui-même évolue : au départ à une seule voix (comme celles d'Hérold, Berlioz, Boisselot, Thomas, Alkan…), le cahier des charges finit par exiger trois voix (soprano, ténor, basse) avec des numéros obligés (un ou deux airs, un duo, un trio, une section sans accompagnement).

    Henri Dutilleux, avec L'Anneau du Roi (qu'il a toujours refusé de faire jouer, on peut espérer que la partition reparaîtra un jour), fut l'un des derniers lauréats, avant que l'examen sur dossier des candidats ne rende l'attribution de la distinction plus suspecte de collusion, et en tout cas bien moins spectaculaires – plus grand monde ne semble s'émouvoir de l'obtention du Prix, et on découvre au détour d'un entretien ou d'une biographie que tel ou tel a passé du temps aux frais des Français chez les Médicis…



6. Et puis ?

    J'aimerais en dire un peu plus sur l'évolution de l'exercice, sur les différents lauréats, sur certaines cantates proposées au concours, voire faire un tour de tout ce qui est disponible au disque (pas mal de choses, en réalité, même si on est loin, très loin de tout couvrir !) et en mentionner quelques-unes survolées en lecture et intéressantes, mais je n'ai pas le temps aujourd'hui. Partie remise !

Sources :
    Règlement de 1871 du Concours (qui s'appliquait au moins jusqu'en 1889), lisible dans les recueils de Léon Aucoc Lois, Statuts et Règlements concernant les anciennes Académies et l'Institut, librement disponibles sur Gallica.

David Le Marrec

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