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mercredi 27 mai 2015

Les styles incompatibles : peut-on être juste partout ? — l'emblème Norrington


Assisté, hier, au très beau concert de l'Orchestre de Chambre de Paris (ex-Ensemble Orchestral de Paris) au Théâtre des Champs-Élysées. Je dirai un mot sur les détails du concert, mais si j'y consacre une notule, c'est qu'il pose des questions sur le rapport entre authenticité, idiosyncrasie légitime et style juste.

Roger Norrington dirigeait donc quatre œuvres très différentes :

  • de Purcell, la Suite tirée de la musique de scène écrite pour une reprise d'Abdelazer or The Moor's Revenge d'Aphra Behn ;
  • la Symphonie n°103 de Haydn ;
  • la Fantaisie sur un thème de Thomas Tallis de Ralph Vaughan Williams ;
  • Le Nocturne Op.60 de Britten pour ténor et petit orchestre.


L'ordre du concert était inhabituel (mais pas incongru), en ne suivant pas de progression chronologique : RVW et Britten, puis Purcell et Haydn. J'aurais plutôt placé le Purcell en hors-d'œuvre (surtout joué comme cela), mais conserver le Britten en position de concerto (sans doute la logique profonde de cette organisation) permettait de bénéficier de l'attention du public dans une œuvre plus difficile, tandis que le roboratif Haydn pouvait conclure le concert en feu d'artifice sans réclamer le même effort. [À l'observance de la tradition et à la facilité d'accès s'ajoute le fait que les symphonies de Haydn appartiennent à la fois au répertoire le plus fréquenté et le mieux réussi par Norrington… succès assuré.]

1. Paradoxes multiples de l'authenticité

Roger Norrington est à l'origine ténor, chef de chœur, puis directeur musical de la compagnie Kent Opera (la première compagnie régionale itinérante de haut niveau au Royaume-Uni) depuis sa fondation en 1969, jusqu'en 1984 – l'institution ferme en 1989. On y faisait tourner en général trois productions simultanément (baroque, classique, et XIXe-XXe), dans de nouvelles traductions anglaises. De là une expérience dans des styles variés.

Aux yeux du vaste monde, il s'est d'abord fait une réputation, à la fin des années 70, comme chef d'ensemble (London Classical Players), jouant Beethoven non seulement sur instruments d'époque (il n'était pas le premier, mais parmi les pionniers), avec des exigences de tempo (très vifs, pour approcher ceux demandés par le compositeur) et d'absence de vibrato qui l'avaient fait remarquer pour son énergie – et détester aussi, à cause de sa façon agressive (musicalement) d'imposer une lecture très différente, spectaculairement plus aérée et sèche, à la fois beaucoup plus violemment colorée et moins épanouie de son et de phrasé que les versions traditionnelles. L'ensemble est dissout en 1997 et quelques éléments et projets se fondent dans l'Orchestra of the Age of Enlightenment, avec lequel beaucoup de musiciens étaient de toute façon en commun – de même que pour les ensembles français, The English Baroque Soloists, The English Concert, The Academy of Ancient Music, The Orchestra of the Age of Enlightenment et les London Classical Players partageaient en réalité beaucoup de « supplémentaires » (les Musiciens du Louvre, par exemple, n'ont que 5 musiciens permanents, et bien sûr beaucoup d'habitués, mais ça donne une vision de la largeur des partages possibles).

Depuis, Roger Norrington est devenu un chef symphonique dirigeant des orchestres traditionnels… mais en y imposant ses principes, en particulier l'absence absolue de vibrato chez les cordes. Comme directeur musical de l'Orchestre de la SWR de Stuttgart (1998-2011), il a imposé une mutation spectaculaire des habitudes, faisant sonner cet orchestre de la grande tradition allemande, fondé par les autorités américaines en 1945, et disposant de toutes les qualités techniques et des particularités de timbre d'un orchestre de radio allemand… comme un ensemble sur instruments anciens ! Les cordes et les archets demeurant traditionnels, le résultat est bien sûr un peu plus charnu (ce qui réussit remarquablement à ses Beethoven et Berlioz, sans la sècheresse un peu malingre de ses versions avec les LCP), mais peut quasiment être pris pour l'interprétation d'un ensemble spécialiste (les Haydn en particulier).

Norrington est donc, au départ, un pionnier de la recherche musicologique, prêt à sacrifier la séduction chez Beethoven, Mendelssohn ou Brahms, pour approcher la réalité historique. Et pourtant, depuis son installation à Stuttgart et ses multiples invitations auprès d'orchestres européens, la légitimité de la motivation se fissure. Il y a débat sur la façon d'interpréter Berlioz (de toute façon pas satisfaisante avec les orchestres d'époque) ou Brahms (combien de vibrato, et où ; il y en avait, donc Norrington exagère, mais à quel ratio ?), mais gommer les tropismes de trop nombreuses directions néo-brucknériennes, fût-ce de façon un peu radicale (chez Norrington, on ne vibre vraiment jamais, sauf peut-être s'il y a un effet ou un gag très précis), apporte nécessairement une nouveauté bienvenue, quitte à ne plus réécouter ces versions par la suite.

En revanche, dans le programme de ce soir… on dispose des interprétations de Ralph Vaughan Williams et Benjamin Britten pour leurs propres œuvres. Effectivement, ils ne vibrent pas à la russe comme c'est un peu devenu la norme chez les orchestres internationaux post-Karajan, mais globalement, si, les cordes vibrent, et un peu tout le temps. C'est à ce moment que la démarche initiale d'authenticité révèle en réalité un goût, un parti pris fort – très intéressant d'ailleurs, tant nous sommes intoxiqués par les sons vibrés –, qui n'a plus rien de justifiable sur le plan de l'histoire et du style.

Se pose alors la question : pourquoi ce qu'on trouve vivifiant sous couvert d'authenticité ne le serait-il pas dans d'autres circonstances, même lorsqu'il va à rebours des traditions d'interprétation établies ? Après tout, enlever le vibrato, c'est redonner de la clarté au spectre, permettre aux voix de mieux passer (Bostridge était bien mieux mis en valeur dans le Nocturne, de cette façon…), assurer une vélocité plus tranchante, un grain plus dur…

On retombe alors sur l'un des nombreux paradoxes de la notion d'authenticité en musique, souvent abordée dans ces pages… Car à l'inverse, Norrington se révèle un peu servile dans son interprétation de Purcell, avec des surpointés trop systématiques (plus des proportions mathématiques que des articulations de chant ou de danse), une basse continue aux appuis parfaitement égaux et particulièrement raides… Ici, justement, l'authenticité réside dans la souplesse (certes codifiée) vis-à-vis de la partition : si on la joue telle qu'elle est écrite, on n'en respecte pas l'essence.
C'est aussi profondément révélateur des caractéristiques de chaque style : les qualités rythmiques implacables de son Haydn, où il excelle (justement grâce à ces formules extrêmement carrées), ruinent quasiment le charme de son Purcell.

2. Chez Ralph Vaughan Williams

Voir la Fantaisie sur Tallis en salle est une expérience assez forte, qui fait échapper l'œuvre au confort un peu feutré qu'elle peut avoir au disque – surtout qu'elle y est, généralement, interprétée dans un style très tchaïkovskien qui en accentue le confort élégiaque. Sa disposition spécifique ne se limite pas au gadget : hors de l'orchestre à cordes de départ (et de ses quatre solistes, notés à part sur la partition), RVW place un deuxième orchestre à l'effectivement explicitement défini (un pupitre de violon I, violon II, alto et violoncelle, soit deux musiciens jouant la même chose, plus une contrebasse), qui, au fil de la pièce, peut simplement doubler le premier orchestre, mais aussi en explorer des contrepoints ou lui répondre en antiphonie.

Qu'est-ce que cela change, par rapport à la même subdivision au milieu du même orchestre ? La spécialisation permet, et c'est particulièrement efficace dans l'acoustique de salle de concert très précise comme celle du Théâtre des Champs-Élysées, de susciter un léger décalage à l'audition – les instrumentistes jouent ensemble, mais le son ne parvient pas tout à fait en même temps, comme le petit halo d'une légère réverbération. Plus qu'à l'effet de répons archaïque, je suis assez sensible à ce dérèglement volontaire (car les deux ensembles jouent à plusieurs reprises les mêmes lignes), surtout lorsqu'il compense une exécution très nette, qui pourrait autrement manquer de poésie.

Le thème, tiré du psautier de Thomas Tallis pour l'archevêque William Parker, offre la possibilité de l'archaïsme aussi bien que de l'étrangeté – la critique de la création dans le Times en rend assez justement compte (« Debussy is somewhere in the picture and it is hard to tell how much of the complete freedom of tonality comes from the new French school and how much from the old English one » / « Debussy n'est pas loin, et il est difficile de distinguer entre la liberté tonale due à la nouvelle école française et celle due à la vieille école anglaise »). Le thème initial est tantôt énoncé, tantôt varié, tantôt réutilisé par fragments (plus ou moins déformés), jusqu'à des explostions très romantiques. Dans l'interprétation sans aucun vibrato de Norrington, très étrange dans une pièce d'un romantisme aussi tendre, ces épanchements évoquent d'ailleurs plus ceux de la Nuit Transfigurée (Schönberg) que du Souvenir de Florence (Tchaïkovski). Ce serait quand même mieux avec un peu plus de fondu, mais ce tranchant atypique fait vraiment entendre l'œuvre avec des oreilles nouvelles.

3. Chez Britten

Une des attractions majeures du programme, le Nocturne Op.60 de Britten (1958), le dernier de ses quatre très beaux cycles de mélodies orchestrales (qui figurent un peu le meilleur de sa production : Our Hunting Fathers, Les Illuminations et bien sûr la Serenade. Il est rarement donné, et présente pourtant quelques belles caractéristiques :
¶ parcours à travers des classiques de la poésie anglaise (renaissants-baroques comme Shakespeare et Middleton, deux générations de romantiques avec Wordsworth et Coleridge puis Shelley et Keats, auxquels s'ajoute un poème de moins d'un demi-siècle d'âge par Owen) ;
¶ sans interruption entre les pièces, effectuant de petites transitions par des motifs et surtout des timbres (Mantovani, nous voilà !) ;
¶ une instrumentation originale, avec un instrument obligé s'adjoignant aux cordes pour à chaque poème, souvent de façon détournée (effets de rémanence harpe-cordes, onomatopées du cor, solo de timbales, trio à cordes solo…) ;
¶ une œuvre dédiée à Alma Schindler-Mahler.

La prosodie est toujours très affectée et un peu hystérisante (sans être très mélodique), on est chez du Britten ; mais comme on est chez du Britten, le sens de la poésie nocturne est aussi indéniable, et très bien réussi au fil d'un parcours très hétéroclite (entre les onomatopées de Middleton, le Kraken grimaçant de Tennyson, les terreurs de Wordsworth, et la plupart des autres moments beaucoup plus élégiaques…), mais dont le traitement musical ne paraît jamais céder à la tentation du contraste, bien au contraire – d'une coulée, des instants de rêveries pas forcément bienheureuses, mais toujours discrètes.

Le parti pris des cordes droites n'a pas de grande implication ici, mais permet surtout de faciliter le passage du chanteur – vu que Bostridge n'a aucune réserve de volume. C'est étonnant d'ailleurs : la voix n'a quasiment pas bougé en près de vingt ans, toujours aussi étrange, comme contrainte, assez laryngée, avec son timbre étouffé, son bizarre étranglement dans le grave (vraiment, vraiment surprenant comme son), et pourtant un charme idiosyncrasique réel – même l'anglais paraît peu naturel, mais ce genre contorsionné n'est pas déplaisant.

Entendre cette œuvre en concert est un privilège rare ; au passage, respect pour les interprètes : jouer de la musique aussi exigeante techniquement (de même pour RVW), aussi longuement, sans un pouce de vibrato, et sans écarts notables de justesse, alors qu'ils ne sont ni formés ni équipés pour jouer ainsi, c'est très impressionnant. En plus, ce ne sont pas des formules récurrentes comme dans la musique baroque, c'est du véritable vingtième surprenant et inconfortable, et qui monte haut…

4. Chez Purcell

Suite de la notule.

David Le Marrec

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