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mardi 26 mars 2024

Un an et demi de déchiffrages d'inédits– II – Opéra français


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Pour les implications techniques (pianistiques) de l'entreprise, voyez la précédente notule.

Ici, je dis un mots de mes déchiffrages sur ce segment, sans doute le plus représenté dans la série.

Accompagné de quelques fragments de ce qu'on peut entendre au disque de ces compositeurs (mais rarement de ces œuvres…) :




2. Opéras français

L'an dernier ?

Il y a eu un cycle autour des opéras de Théodore Dubois (né en 1837) : la course dans la cîmes des châtaigniers de Xavière, le calme du prêtre, l'incroyable scène finale de l'enfoncement de la porte du presbytère !  Mais aussi le trio des bonjours dans Le Pain bis, ses ritournelles joyeuses, son langage simple mais ses modulations permanentes, ses mignardises distillées au juste endroit, typiques du style de Dubois. Un bonheur à lire, et finalement assez opérant dramatiquement. (J'ai été beaucoup moins enthousiasmé par Aben-Hamet et La Guzla de l'Émir.)

Également le tour des opéras aisément disponibles de Raoul Gunsbourg (né en 1860, directeur de l'Opéra de Monte-Carlo sur une très longue période, également traducteur d'une des bonnes versions de Parsifal en français) : une musique riche et très inspirée dramatiquement. On entend vraiment la couleur locale russe (Gunsbourg a étudié, vécu et débuté en Russie) insérée dans le langage français d'Ivan le Terrible (j'en avais parlé plus en détail dans cette notule), et difficile de ne pas être saisi par l'intrigue simple et insoutenable dans Le vieil Aigle. Son Venise est disponible à la BNF, il faudra que j'aille le copier. Les autres titres, vu les créations à Monte-Carlo, doivent être disponibles directement à Monaco, je ne sais pas comment cela se passe et je n'ai pas nécessairement les moyens (ni la patience) d'y envisager un séjour pour faire de la copie.

Impressionné aussi par la complexité de la musique pour des opéras qui s'inscrivent pourtant dans une économie dramatique post-verdienne, chez Gaston Salvayre (né en 1847, quelles scènes dramatiques extraordinaires dans Richard III ! j'avais déjà parlé de la Dame de Monsoreau) et davantage chez Camille Erlanger (mes yeux pleurent encore d'avoir lu le début de Saint Julien l'Hospitalier) – je trouve même que pour ce dernier, c'est trop. Écrire une musique à visée purement romantique avec une telle sophistication, c'est mettre à distance le lyrisme et compliquer la tâche un peu inutilement. Mais fascinant, et plutôt réussi.

J'ai aussi exploré Henry Février (né en 1875), avec émerveillement. Au disque, on n'a que Monna Vanna (sans la fin…), mais quel bonheur de lire La Damnation de Blanchefleur !  Certes, il ne se passe rien, mais la musique y est si belle, généreuse, caressante, opposant les effluves d'Orient à la rectitude médiévale européenne, et les utilisant comme principe à la fois dramatique et musical… que je succombe tout à fait. Il faudrait vraiment une proposition scénique très plastique, du genre Castellucci, pour ne pas ennuyer le public, mais au disque, tout le monde serait ravi d'entendre ça, je vous assure.
J'ai été plus mitigé sur Le Roi aveugle, concept génial (le roi est aveugle, donc les personnages doivent sans cesse décrire, ce qui permet à la musique de se déployer suggestivement), qui commence avec une magnifique scène maritime post-debussyste, racontée en même temps qu'elle est mise en musique !  Hélas, ça se dérègle un peu à la fin du premier acte (autour de délires d'inceste et de viol par procuration assez perturbants), et le deuxième, même musicalement, n'en revient jamais tout à fait. Décevant par rapport à la promesse liminaire, mais très beau tout de même !

Félix Fourdrain (sur un bon conseil d'Alexandre Dratwicki) est davantage en-dessous des radars (moins de réductions piano-chant diffusées), tout simplement parce que, bien que né à Paris (en 1880), ses opéras majeurs ont été créés en province !  La Glaneuse à Lyon en 1909, Vercingétorix à Nice en 1912, Madame Roland à Rouen en 1913… Moins de recensions dans les journaux, moins de diffusion des partitions piano-chant dans les familles (tout simplement parce qu'une série en Province représente moins de spectateurs). Et pourtant, le savoir-faire est là !  En particulier dans Vercingétorix, où les motifs récurrents s'entrecroisent, et où la tension musicale excède d'assez loin le livret – lorsque le héros revient victorieux, l'attente du village était tellement insoutenable que j'étais personne qu'on allait annoncer une terrible défaite, ou même voir apparaître l'ennemi ! Assez jubilatoire, même si la platitude mignarde des ballets (en rupture totale avec le drame lui-même) et certains ressorts dramatiques déçoivent. [Vidéo Twitch de la captation de la première lecture de l'acte I en piano seul et de l'acte II tout en chantant, avec commentaires intégrés.]
À l'inverse, le Vercingétorix de Joseph Canteloube, grosse déception : pas du tout folklorisant, très sérieux, peu de matière musicale et un livret impossible (au bout d'un acte il ne s'est toujours rien passé). Je n'ai pas fini de le lire cela dit, il pourrait toujours y avoir des surprises.

Autre coup de cœur, l'Héliogabale de Déodat de Séverac : langage assez étonnant, très diatonique, peu d'altérations, beaucoup de notes conjointes… mais aussi beaucoup d'accords enrichis (de quatre ou cinq sons), si bien que d'une matière peu audacieuse, le résultat se pare de couleurs brouillées assez belles. Je n'ai pas compris tout le livret – la fin en particulier, il semble manquer des éléments (interscènes parlées ?) –, mais on a tout le même droit à une belle scène de l'emblématique assassinat par les fleurs. Les actions de l'empereur sont mises en parallèle, prévisiblement, avec des scènes (moins intéressantes) de chœurs de chrétiens, à nu, très réguliers, sans grandes surprises.

J'ai aussi mis les doigts sur Érostrate d'Ernest Reyer (né en 1823), rare évocation du criminel au nom éternel – bien sûr, c'est une femme coquette qui le pousse à cette extrémité. Les deux chefs-d'œuvre de Reyer sont sans conteste Sigurd et Salammbô, œuvres d'une inspiration absolument considérables, déjà documentées par le disque ou par des bandes de concert – et postérieures de plus de vingt ans au précédent opéra écrit par Reyer, Érostrate justement. La différence est très perceptible : ses premiers opéras, Maître Wolfram et La Statue, m'ont paru assez plats (assez peu de variété harmonique) en lecture silencieuse. Mais Érostrate, qui m'avait de même paru négligeable, mérite vraiment d'être remis au théâtre, beaucoup de belles choses, plutôt simples, mais jamais totalement évidentes ou prévisibles.

J'ai bien sûr relu Patrie ! d'Émile Paladilhe (né en 1844), le pendant de Don Carlos, décrivant les souffrances des Flamands opprimés par l'Espagne, se révoltant dans un sublime mais vain effort. Très grosse partition, beaucoup d'ensembles, une œuvre qui vaut pour son pittoresque plutôt que pour sa substance musicale sans doute, mais très bien pensée dramatiquement, variée, avec de superbes récitatifs… voilà qui mériterait d'être remonté, et impressionnerait le public. (Mais typiquement le genre d'œuvre qu'il ne faudrait pas remonter dans une proposition Regie, le public cible serait le public d'opéra italien qui aime les grandes voix et les beaux décors.)

Chez Vincent d'Indy (né en 1851) non plus, malgré un (très beau) disque du (passionnant) L'Étranger et au moins trois bandes radio de Fervaal (dont celle, remarquable, de Radio-France avec Arquez, Spyres et Bou), deux grands drames ambitieux aux allures postwagnériennes évidentes (Fervaal pastiche même, en de nombreux endroits, des idées de Tristan, de La Walkyrie, de Parsifal), et particulièrement réussis… tout n'a pas été exploré, loin s'en faut. Je n'ai toujours pas trouvé l'horrible passage antisémite contre lequel tout le monde m'a mis en garde dans La Légende de saint Christophe – ce n'est en tout cas pas du tout le sujet de l'œuvre, assez peu intéressant du reste, et même musicalement, en deçà de l'imagination des deux autres. Mais il reste aussi des d'Indy comiques qui n'ont jamais été rejoués, bref, il y aura de quoi faire.

Quelques rares déceptions néanmoins dans ce parcours : La Montagne noire d'Augusta Holmès (née en 1847), et même, dans une moindre mesure, Ludus pro Patria (dont est tiré le fameux interlude amoureux devenu à la mode dans les concerts symphoniques) – tout est écrit en grands aplats, la réduction piano fait des arpèges d'un accord sur une ou deux mesures. Assez plat dans la Montagne, d'un sens épique davantage réussi pour le Ludus, il faudrait vraiment l'entendre avec orchestre ; cependant ses poèmes symphoniques déjà enregistrés laissent entendre une orchestration assez peu subtile (tapis de cordes et mélodies aux cuivres, typiquement), qui ne devrait pas changer fondamentalement l'aspect de l'ensemble – ce doit tout de même produire son effet, surtout avec les belles lignes vocales du Ludus.
Le bijou dramatique d'Holmès a déjà été remonté (avec piano) par la Compagnie de l'Oiseleur il y a quelques années, c'est Lutèce, étonnante ode aux vaincus (les Gaulois, symbolisant les Français d'après 1870) qui ne laisse aucune place à l'espoir de revanche, simplement la sublime déréliction issue d'une défaite valeureuse.

Également les frères Hillemacher, dans leur Fra' Angelico (évidemment centré autour d'une amourette, mais plus chaste et édifiance que de coutume), m'ont surtout surpris par d'étranges audaces difficiles à comprendre au sein d'un langage beaucoup plus conversateur : j'ai peine à suivre leur logique harmonique, sans que ce soit chromatique ou sophistiqué pour autant… erreurs multiples dans l'édition ?  En certains endroits, c'est évident, mais pour le reste ?

Enfin le Néron d'Anton Rubinstein, pourtant un compositeur considérable – ses opéras russes bien sûr (dont le fameux Démon, Le Marchand Kalachnikov et La Bataille du Champ-des-Bécasses) beaucoup de très belles œuvres pour piano, mais aussi des oratorios allemands marquants comme son vaste Moïse, son ambitieuse Tour de Babel, son très original Christus (avec une rare scène de Tentation sur la Montagne !).
Pour autant, l'inspiration semble totalement absente pour ce Néron. Quand je dis absente, c'est qu'il plaque (littéralement) le même accord d'ut majeur sur le même rythme dans le même renversement sur plusieurs mesures… et cela arrive tout le temps. Formules les plus plates possibles, les plus répétitives, prosodie moyenne… vraiment aucun relief musical, du remplissage à partir de formules déjà très pauvres, même par rapport aux standards des petits maîtres. Je me suis arrêté à l'acte I, je n'en pouvais plus.
Unique opéra en français, une commande pour l'Opéra de Paris qui n'a finalement pas été représentée, de mémoire. J'en reparlerai dans les notules de la série ukrainienne où j'ai inclus Rubinstein (pourquoi ?).

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Parmi les projets : les Dubois (Frithjof, Circé, Miguela), les Salvayre (Le Bravo, Egmont, déjà survolés), les Gunsbourg (Venise, Maître Manole, Satan, Lysistrata, Les Dames galantes de Brantôme, quels sujets !), les d'Indy restants (Attendez-moi sous l'orme, Le rêve de Cinyras, La Cloche).
Mais aussi Vanina de Paladilhe (d'après une nouvelle de Stendhal qui me semble calibrée pour l'opéra !), davantage sur Adalbert Mercier (dont l'Elsen m'avait beaucoup plu… on trouve très peu de documentation sur lui en open source), Bachelet (Un jardin sur l'Oronte, beau sujet lyrique là aussi), Hirchmann (finir Hernani qui est très réussi, regarder aussi Bastille et les opérettes), finir Le Retour de Max d'Ollone, aller jeter un œil sur Sophie Gail, Guiraud, Delvincourt, Le Flem, peut-être la cantate de Dutilleux pour le Prix de Rome qu'il ne voulait absolument pas diffuser (L'Anneau du roi)… et sans doute m'intéresser aux figures de province pour ne pas être limité aux compositeurs préférés de la capitale.

Et une fois que j'aurai avancé ainsi au doigt mouillé, il me restera à éplucher les saisons des grandes institutions françaises du passé, et à aller jeter un œil aux partitions de ce qui s'y donnait. (Idéalement, en couplant cela avec des lectures de presse d'époque, comme je l'avais fait pour Ivan le Terrible de Gunsbourg.)

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Il reste encore pas mal de déchiffrages à évoquer : opéras en allemand (quelques-uns aussi en russe et ukrainien), mélodies françaises, lieder, songs, mélodies slaves, œuvres pour piano ou clavecin, musique de chambre, ainsi que quelques œuvres orchestrales, chorales, ballets ou cantates.

Puis nous en viendrons à la prospective : que faire de tous ces déchiffrages ?

Un an et demi de déchiffrages d'inédits– I – S'améliorer au piano


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Moulage des mains d'Anton Rubinstein, tellement immenses que son pouce peinait à ne pas accrocher les touches alentour. J'en parle dans le podcast Musique ukrainienne, épisodes 23 et 24.

Je n'ai pas le temps de commenter quotidiennement, sur les réseaux ou sur Diaire sur sol mes déchiffrages d'œuvres encore inédites, mais je les poursuis. Avec à la clef beaucoup de découvertes frappantes.



1. S'améliorer au piano

Depuis que je me suis remis quotidiennement au piano, à l'été 2022, je suis impressionné par le chemin parcouru, atteignant (après des années de très chiche pratique, moins d'une fois par mois) un niveau que je n'avais pas approché, même dans mes étés de jeunesse où je pouvais passer une partie de la journée à taquiner l'ivoire.

C'est la source de beaucoup d'interrogations, à commencer par celle-ci : qu'est-ce qui fait que, pendant toutes ces années, je n'ai pas progressé ?

a) Évidemment, la régularité, on le dit toujours, est la clef du succès. Mieux valent 20 minutes quotidiennes que 180 une fois par semaine. Je l'éprouve d'ailleurs très immédiatement, si je pars une semaine loin d'un piano, ou suis trop accaparé par d'autres objets pendant un temps équivalent : immédiatement, l'aisance est moindre, et je dois retravailler pendant quelques jours l'interface cerveau-doigts non pour lire correctement, mais pour avoir les réflexes assez rapides en lecture à vue.

b) Je crois cela dit que, bien que n'ayant pas beaucoup pratiqué pendant un assez grand nombre d'années (je jouais juste lorsque j'allais accompagner des amis pour des schubertiades), le fait de lire beaucoup de musique, d'en écouter aussi, entretient tout de même un certain nombre de réflexes : j'ai probablement progressé en lecture pendant le temps même où je ne jouais pas.
Et c'est capital pour le déchiffrage : lorsqu'on est dans un langage harmonique donné, on sait instinctivement (même sans rien intellectualiser sur les fonctions des accords) qu'on ne peut pas avoir telle ou telle altération, tout doute de lecture à cause d'une reproduction de piètre qualité ou de nombreuses altérations accidentelle est résolu par l'ambiance sonore et les habitudes harmoniques de la pièce. (Je m'en suis aussi aperçu en pratiquant l'improvisation après avoir joué une œuvre… on baigne dans une logique propre à ce morceau, qu'on assimile intuitivement.)

c) Lorsque j'ai repris, le moteur était le fait de jouer des œuvres que je voyais désormais disponibles dans le domaine public et que je voulais découvrir ou tester en réduction piano (opéras de Kienzl, symphonies de Mendelssohn, quatuors de Beethoven, etc.). Et je crois que cela, par rapport à la répétition de morceaux déjà connus, où l'on est tenté (si, comme moi, on lit vite mais qu'on a de mauvais doigts) de jouer à un tempo peu adéquat au déchiffrage… si bien que l'on reproduit, à chaque lecture, les mêmes fautes, les mêmes flous.
Jouer des morceaux inconnus impose de réellement jouer ce qui est écrit pour entendre le résultat souhaité par le compositeur ; cela autorise aussi à prendre un tempo plus lent convenant à une lecture, plutôt que de chercher à escamoter pour sonner comme le thème que l'on a déjà dans l'oreille.
Ce faisant, on lit vraiment dans le détail, on fait sonner les harmonies, et à la lecture suivante, on connaît le morceau plus en détail – on a une vision précise de ce qui est contenu, pas comme lors d'une lecture a tempo récurrente où l'on escamote à chaque fois (comme je l'ai fait pendant des décennies).

d) J'ai aussi, à ce moment-là, travaillé dans l'optique d'accompagner des chanteurs ou des instrumentistes, si bien que j'ai beaucoup moins pratiqué mon exercice habituel de réduction à vue. Là aussi, si l'on réduit à vue (pour intégrer les lignes de chant aux portées du piano), on fait toujours des compromis, on ne peut pas tout jouer, ou pas en rythme, et à moins de le préparer très sérieusement, cela affecte le résultat. Le fait de me concentrer sur la partie écrite a permis, là aussi, de lire à fond ce qui était écrit, de trouver des doigtés possibles pour des formules prévues pour le piano, au lieu de transiger en permanence avec des injonctions impossibles à résoudre, menant à des résultats flous.

e) En lisant lentement, j'ai aussi, moi qui me suis toujours refusé, en tant qu'amateur, à m'imposer des séances d'exercices ou de gammes (j'ai développé dans cette notule toutes les raisons pour lesquelles je pense qu'il est absurde de s'y contraindre si on n'y éprouve pas du plaisir ou si l'on n'a pas d'objectif particulier), fini par comprendre les doigtés (sans jamais m'arrêter pour les choisir) des gammes et arpèges de base. Si on y va à tempo suffisamment modéré, on a le temps d'égrener toutes les notes, et pas seulement d'imiter un geste global, et ainsi, au fil de quelque temps, les meilleurs doigtés finissent pas devenir des réflexes.
[Quand je dis lecture lente, on entend très bien les idées mélodiques et la progression, mais clairement, cela suppose de modérer autant que possible, ou de faire évoluer le tempo selon la difficulté des passages.]

f) J'ai constaté aussi des améliorations très nettes en rythme – j'ai grandi comme pianiste seul dans son coin, et développé une certaine désinvolture rythmique, couplée à une absence de facilité sur ce point –, mais elles sont plus conscientes : je me refuse à vraiment compter de façon fastidieuse, mais j'ai fini par développer des alternatives efficaces. Cela fait justement partie de ce qui peut être travaillé, et amélioré à tempo lent.
Notamment une chose toute simple, que tous les musiciens sentent, mais qu'on ne m'avait jamais expliqué : pour phraser avec naturel tout en respectant le rythme, il faut moins décompter mathématiquement sont 2 pour 3 ou son 7 pour 4 que sentir le point d'arrivée commun, et viser que les phrases y tombent, en essayant de conserver les notes égales entre elles. Le geste se réalise assez instinctivement. Et puis, à l'usage, on finit par savoir ce que fait un triolet dans une mesure binaire, sans plus réfléchir à l'équivalence : un triolet, c'est ça.

g) Plus surprenant pour moi, ma technique digitale s'est aussi améliorée. Je pense justement qu'en prenant le temps de bien lire chaque note (et en jouant aussi sur des pianos différents, dont mon piano déréglé) et de jouer de façon moins globale, j'ai pu appliquer la fameuse maxime du poids du bras. Et ce n'est pas qu'une coquetterie de professionnels pour obtenir le meilleur son possible, ça change réellement toute la pratique !  Quand on joue avec le bout des doigts, parfois la touche ne s'enfonce pas bien (même sur un piano bien réglé), on n'obtient pas la nuance souhaitée, on est collé au piano… en donnant les impulsions, note à note (important dans les traits !), avec le poids de tout le bras (voire de tout le corps), on a l'impression de rebondir, et surtout de contrôler toutes les dynamiques sans aucun effort, un peu comme un violoniste gère l'infiniment petit avec le bout de ses doigts, dans le prolongement de toutes les articulations du bras.
Ce fut une grande surprise que d'éprouver dans ma chair l'effet de grands préceptes qui m'avaient jusque là paru abstraits. (Et en effet, pour les empreintes que j'ai lues en avance ou que j'ai l'habitude de jouer, l'impression de facilité, comme si l'erreur n'était pas possible, alors que j'étais toujours un peu tremblant au moment d'appuyer, chacun de mes doigts pouvant faiblir.) Faire sonner une note isoler au milieu d'un accord devient aisé, par exemple.

Il y a quelques semaines, je jouais à vue un opéra dodécaphonique danois ; et cet après-midi, je me suis surpris tout seul, à jouer la Cinquième Symphonie de Mendelssohn en entier (sur une réduction piano déjà existante) – avec peu de fautes de lecture, de fausses notes, de difficultés escamotées, et pourtant sur un piano déréglé où certaines touches ne se relèvent pas ! (oui, au bout de quinze ans sans accord, mon piano a besoin d'une révision, ma reprise intensive a vraiment tout fait bouger dans l'instrument et certaines notes « hurlent » même avec la sourdine ; je suis d'ailleurs preneur d'adresses de bons accordeurs à prix accessibles pouvant venir à Paris XI)
C'est là où j'ai mesuré le chemin parcouru – il y a deux ans, j'aurais simplement pu jouer la chose en la simplifiant, pas faute de pouvoir la lire, mais faute de doigts.

Évidemment, ceci constitue le partage d'une expérience subjective, hors de question de suggérer que je joue bien du piano – rien ne serait plus trompeur que de l'affirmer. Quand je dis « peu de fautes », on est très loin de ce qu'on pourrait attendre pour un concert, même dans le cercle amical en amateur je n'imposerai pas quelque chose d'aussi imparfait ; mais pour rendre compte d'une œuvre, la plupart des informations contenues dans la partition sont audibles. Autrement dit : les harmonies sont presque toutes bien lues. Les autres paramètres sont plus difficiles à intégrer parfaitement.

Mais je trouve intéressant qu'alors que je visais simplement la reprise plus régulière de l'accompagnement de chanteurs, le déchiffrage de quelques doudous (opéras, symphonies et quatuors, surtout) et quelques découvertes d'inédits, toutes ces choses se soient passées sans que je les prévoie. Je partage donc ici autant les effets de la pratique – mais est-ce universalisable, sans doute pas, tout dépend d'où l'on vient et des objectifs visés – que de l'expérience subjective vécue lors de cette étrange transformation.

En réalité, il s'agit surtout d'un long prolégomène avant de passer à un survol du répertoire joué en un an et demi, puis de m'interroger (et de vous interroger) sur l'avenir de cette pratique – que faire de ces déchiffrages ?

Pour l'instant, la liste est et quelques premières lectures ont été mises à disposition sur ce serveur pour des amis qui m'avaient passé commande, mais je reparlerai de tout cela.

vendredi 22 mars 2024

Premier quart de l'année : les 25 nouveautés qu'il faut essayer



Nous arrivons au premier quart de l'année, l'occasion d'un petit point sur les 25 nouveautés les plus marquantes de la période. Pour mémoire, ma première sélection (impossible de tout relever !) figure là, puis vous trouverez un premier filtrage avec les disques que j'ai pu écouter (si jamais vous avez des questions sur tel ou tel, je peux en parler), et ci-dessus voici donc ma sélection 2024. Pas d'équilibre entre les sections, j'ai simplement mis de côté au fil des semaines les disques auxquels j'aurai vraiment besoin de revenir pour mon plaisir dans les prochaines années.

(Pour mémoire, les coups des cœur nouveautés du dernier trimestre 2023 restent disponibles.)



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A. Opéra & scénique

Jacquet de La Guerre – Céphale & Procris – A Nocte Temporis, Mechelen (Château de Versailles Spectacles).
Une tragédie en musique parmi les plus réussies de l'ère post-LULLYste, très intense dramatiquement (avec une fin vraiment sombre), et d'une grande richesse musicale. Je n'ai pas encore écouté le disque, mais il a été enregistré au moment des représentations auxquelles j'assistais, très convaincants, orchestre particulièrement frémissant et coloré, et solistes impressionnants (Cachet, Mauillon !).

¶ album : Haendel – « Finest arias for base voice, vol. 1 » – Purves, Arcangelo, J. Cohen (Hyperion 2012)
Quelques disques n'ont paru en flux que très tardivement, et apparaissent donc comme nouveautés chez les distributeurs. Je n'ai pas inclus celles de Château de Versailles Spectacles (dont j'ai déjà sélectionné plusieurs belles nouveautés), mais j'ai tout de même cité 5 disques dans ma liste (dont 3 Hyperion) plus anciens que 2024, car ils n'étaient jusqu'ici disponibles qu'en support physique et, pour les abonnés des plates-formes de flux, constituent donc une nouvelle parution. Ou, pour deux d'entre eux, étaient présents mais trop confidentiellement annoncés, je ne les ai vus qu'avec retard et trouverais bien triste de ne pas en faire état pour des raisons aussi médiocrement contingentes.
Voix exceptionnelle (aussi bien dans Haendel que dans Verdi !), dans des airs particulièrement savoureux, des sommets de Haendel que j'ai rarement entendus chantés avec autant de virtuosité, de chaleur et d'éloquence !  Le volume 2, paru en 2018, m'a moins intéressé – airs comme interprétation.

Mlle Duval – Les Génies – Il Caravaggio, Delaforge (Château de Versailles Spectacles)
Dans l'esprit du Destin du Nouveau Siècle de Campra, ballet allégorique où le compositeur montre tout son savoir-faire, cet autre opéra-ballet, par l'énigmatique Mademoiselle Duval (dont on sait fort peu de chose), joue de toutes les possibilités musicales offertes par un format peu soumis à l'intrigue. Tout y est délicieux, dans un goût galant qui n'est pas encore tout à fait du Rameau, conserve l'armature hiératique et héroïque de l'écriture post-LULLYste, et culmine dans ces coloratures furieuses de Zoroastre accompagné de chœurs, en plusieurs occasions.

album : « In the Shadows » – Spyres, Les Talens Lyriques, Rousset (Erato-Warner)
Michael Spyres, non content de parcourir le répertoire le plus élargi de sa génération – en tout cas pour les rôles de ténor très exposés vocalement –, et de conserver sa voix en éclatante santé (elle a énormément évolué, mais ne s'est pas du tout abîmée), propose un nouveau récital ambitieux passionnant : parcourir en quelques airs (très marquants), plutôt rares (et certains même très rares, comme ceux d'Agnes von Hohenstaufen ou Hans Heiling), la distance qui sépare la fin du XVIIIe siècle français jusqu'aux débuts de Wagner.
Des airs héroïques, aux sujets bibliques, historiques, fantastiques, des contes aussi… qui montrent l'étendue du répertoire du premier XIXe siècle (italien, français, allemand), mais aussi les points communs dans la pensée récitative et déclamatoire.
Les Talens Lyriques merveilleux d'articulation, de couleurs, ravivent absolument ce répertoire comme ils l'ont fait pour La Vestale ou les Tragédienne II & III avec Véronique Gens.

Mendelssohn – Athalie – Das Neue Orchester, Spering (Capriccio 2010)
Musique de scène déjà particulièrement intéressante en soi, mais servie ici avec la vivacité de geste et de coloris récurrente chez Spering, tout paraît immédiatement plus dramatique, et la musique révèle des qualités insoupçonnées, du grand Mendelssohn qui sommeillait avant qu'on lui rende ses couleurs !

Borgstrøm – Fiskeren / Der Fischer – Opéra d'Oslo, Terje Boye Hansen (Simax)
Publication d'une représentation qui a une dizaine d'années, pour l'autre opéra du grand compositeur Hjalmar Borgstrøm, dont le chef-d'œuvre Thora på Rimol a souvent été évoqué dans ces pages. Der Fischer, un opéra de 1900 toujours dans un style assez parent du Vaisseau fantôme, perd un peu en saveur en utilisant l'allemand (surtout qu'il est chanté ici avec un très fort accent norvégien), mais conserve cette séduction mélodique, cette nervosité du récitatif, cette fluidité entre scènes (que Wagner devait lui-même à Meyerbeer) et cette tension qui ne se dément jamais. Très belle œuvre, très bien chantée.
Attention cependant, Simax, pour une raison inexplicable, n'a pas inclus le livret de l'opéra dans son coffret !  (Achetez donc en priorité Thora qui dispose du livret bokmål traduit – au moins en anglais et en allemand, de mémoire je crois qu'il y avait aussi français.)



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B. Musique sacrée

¶ LULLYTe Deum, Exaudiat te Dominus – Les Épopées, Fuget (Château de Versailles Spectacles)
Quatrième volume du cycle consacré aux grands motets de LULLY par Stéphane Fuget, commencé par les motets funèbres, et qui culmine ici dans les motets de louange. Une série qui permet de réentendre le corpus avec un instrumentarium, un grain, des couleurs assez nouveaux !  La chaleur du résultat est impressionnante – d'autant que les jeunes musiciens qu'il engage après les avoir encadrés au CRR de Paris sont particulièrement aguerris et investis.
Je ne tiens vraiment pas le Te Deum pour le sommet de LULLY, mais force est d'admettre le carctère jubilatoire du résultat dans ce disque !

Desmarest – Te Deum de Lyon – Les Surprises, Bestion de Camboulas (Alpha)
Première mondiale pour ce second Te Deum de Desmarest, animé, et surtout bien pensé pour la déclamation et riche en couleurs harmoniques (les deux points forts du compositeur). On disposait déjà d'un magnifique Te Deum « de Paris » enregistré par Le Concert Spirituel (Glossa), d'un caractère assez différent – et surtout dans des options interprétatives particulièrement distinctes. Couplé avec une belle version du Te Deum le plus célèbre de Charpentier.

Beethoven – Missa Solemnis – Le Concert des Nations, Savall (Alia Vox)
Pour compléter l'intégrale, une Missa Solemnis dans le même goût : mêmes couleurs très chaleureuses, et quasiment la même tension !  Pour un non spécialiste (et un chef d'orchestre occasionnel), l'intelligence des choix de phrasé et des équilibres frappe. Délice que j'ai réécouté à plusieurs reprises – alors même que j'ai dû écouter la plupart des versions du commerce, où il existe beaucoup, beaucoup de très belles propositions.

Franck – Les Béatitudes – Chœur National Hongrois, Philharmonique de Liège, Madaras (Fuga Libera)
Cet enregistrement constitue une petite révélation, animant les tableaux naguère un peu hiértiques de cet oratorio édifiant. On y entend une variété de situations et un drame qui soutiennent l'attention de bout en bout.

Briggs – Motets (album « Hail, gladenning Light ») – Chœur du Trinity College de Cambridge, Stephen Layton (Hyperion)
Briggs est un grand organiste, titulaire à Gloucester, un arrangeur particulièrement inspiré (sa Cinquième Symphonie de Mahler version orgue est d'une vérité assez stupéfiante), mais aussi un compositeur de qualité, dans un langage typique des compositeurs spécialistes des chœurs du Nord de l'Europe : fermement tonal, mais osant de beaux accords enrichis, des frottements expressifs, des progressions à la fois naturelles et sophistiquées. Ce disque en témoigne avec vivacité !  (« Messe pour Notre-Dame », paru en 2010 chez le même label, faisait valoir les mêmes qualités.)



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C. Musique chorale profane

Mendelssohn – Chœurs masculins – SWR Vocalensemble Stuttgart, Bernius (Carus 2023)
L'incroyable intégrale du Mendelssohn choral, entreprise sur plusieurs décennies par Carus avec Bernius, est parachevée ici (il ne doit plus rester beaucoup de choses à graver ?) par ces deux disques de « lieder » choraux profanes – incluant notamment une chanson à boire mettant en scène Diogène !  Ensemble spécialiste du chant a cappella, particulièrement souple et expressif ici, dirigé par celui qui est probablement le meilleur spécialiste de Mendelssohn de tous les temps.



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D. Musique symphonique

Antoine & Max Bohrer – Grande symphonie militaire – Eichhorn, Hülshoff, Philharmonique de Jena (Iéna), Nicolás Pasquet (Naxos)
Première parution discographique des frères Bohrer, et elle est particulièrement marquante !  Fils d'un trompettiste (& contrebassiste !) de la Cour de Mannheim, nés à Munich dans les années 1780 à deux années d'intervalles, ils sont violoniste et violoncelliste. Leur langage évoque l'opéra comique du temps, avec une grammaire qui reste marquée par le classicisme, mais aussi une versatilité émotive un peu mélancolique, caractéristique du premier romantisme – on pense à Rossini, Hérold et surtout, me concernant, à Pierre Rode !  Ce n'est pas absurde, Rodolphe Kreutzer fut le professeur de violon d'Antoine à Paris.
La symphonie (« militaire » surtout par sa caisse claire liminaire et son ton décidé) est co-écrite par les frères (bien que l'interaction des instruments reste très largement de jouer en homorythmie à la tierce ou à la sixte !), tandis que chacun a écrit le concerto pour son instrument fourni en couplage (très beaux, mais moins prégnants à mon sens).
Sur instruments modernes, mais le Philharmonique d'Iéna a déjà enregistré avec les mêmes Eichhorn et Pasquet les concertos de Pierre Rode avec beaucoup de présence, le résultat est très probant !  Quant à Eichhorn, toujours aussi exceptionnellement sûr, généreux et éloquent, je le trouve vraiment extraordinaire.

Stanford – Verdun – Ulster Orchestra, Shelley (Hyperion 2019)
Je n'ai en réalité pas été passionné également par tout le disque (qui documente cependant un Stanford moins lisse que la majorité de son corpus), mais particulièrement frappé par Verdun, une orchestration de sa Sonate pour orgue n°2. La façon dont la Marseillaise est sans cesse retravaillée et sourd çà et là, sans fanfariser, m'a beaucoup séduit – un sens épique plein de dignité, qui ne cède rien au clinquant.

Sibelius – Symphonie n°4 – Symphonique de Göteborg, Rouvali (Alpha)
Absolument saisi par le grain, l'animation sonore, la tension sourde et continue dans cette symphonie que j'ai souvent entendue étale et morne. Ici, malgré ses longs développements lents, l'œuvre déborde de vie et relâche jamais son emprise. Séduit-saisi.

Adam Pounds – Symphonie n°3 – Sinfonia of London, John Wilson (Chandos)
John Wilson poursuit son incroyable série d'explorations, dans des couleurs variées et des prises de son très flatteuses. (Les volumes Bennett sont à connaître absolument.)
Cette Symphonie n°3 vaut surtout pour son mouvement lent, une « Élégie » en hommage à Anton Bruckner, et qui, dans son langage propre de britannique du XXe siècle (la symphonie date de 2001 mais le style est plutôt celui de la première moitié du XXe), réussit très bien à retrouver le sens de l'instant long, de la plénitude et du contraste qui font le prix des adagios du modèle autrichien.
Le reste des couplages me passionne moins : beau Divertimento de Lennox Berkeley et Le Tombeau de Couperin de Ravel.



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E. Musique de chambre

Donizetti – Quatuors 15,17,18 – Quartetto Delfico (Brilliant Classics 2023)
Donizetti, le maître des ritournelles plates, le paresseux de l'harmonie, l'ignare de l'orchestration… était en réalité un compositeur très doté. Ses meilleurs opéras en témoignent (L'Elisir d'amore pour la versatilité sonore, Maria Padilla pour le sens du geste dramatique, mais aussi Il Diluvio universale…), tandis que ses quatuors attestent d'une réelle technicité de l'écriture, qui ne sacrifie pas à la mélodie facile et ne néglige ni la progression du discours, ni le contrepoint.
Ceux présents sur ce disque, parmi les meilleurs, notamment les 17 & 18 (j'aime beaucoup aussi les 4,5,8 et 14)

Melcer-Szczawiński, Różycki, Stolpe, Górecki – Trios piano-cordes – Apeiron Trio (DUX 2023)
(notule d'origine)
Lourdement handicapé auprès de la postérité par un patronyme composé peu exportable, Melcer-Szczawiński (1869-1928) est quelquefois (et notamment pour ce disque) nommé plus simplement Melcer (à prononcer « Mèltsèr »). Pourtant, il dispose d'atouts proprement musicaux exceptionnels.
Formé aux mathématiques et à la musique à Varsovie puis à Vienne, il devient concertiste, comme pianiste accompagnateur et soliste, tout en remportant pour ses compositions le premier prix lors de la deuxième édition du Concours Anton Rubinstein (1895).
Je suis avant tout frappé par la générosité de ses inventions mélodiques. Ce Trio, que je n'entendais pas pour la première fois, développe quelque chose dans le goût la phrase slave infinie, comme une chanson d'opéra inspirée du folklore, mais dont la mélodie s'étendrait sur un mouvement entier. L'évidence, l'élan, mais aussi la cohérence thématique sont immédiatement persuasifs, et le rendent accessible à tous les amateurs de romantisme tardif, même sans connaissance des normes en matière de structure – sans lesquelles il est plus difficile d'apprécier d'autres figures comme Brahms, mettons. J'ai vraiment pensé très fortement au Premier Trio et au Second Quatuor d'Anton Arenski.
Je ne dois la trouvaille de ce disque du Trio Apeiron qu'à mon exploration systématique du catalogue de certains éditeurs, comme CPO ou, en l'occurrence, DUX, parmi les labels les plus stimulants en termes de découverte de répertoire (de qualité). Nouveauté relative, puisqu'elle date déjà de janvier 2023, mais ne me blâmez pas si l'on ne met pas en tête de gondole les merveilles les plus essentielles – d'autant qu'à part la version chez Arte Préalable en 2020, je n'ai pas vu, à ce jour, d'autre disque intégral pour ce trio, que j'ai simplement connu par son Andante dans la collection « Moniuszko Competition » chez le même éditeur DUX.
Le reste du disque n'est pas beaucoup moins intéressant, incluant une Rhapsodie en trio de Ludomir Różycki (autre figure polonaise capitale, davantage tournée vers la modernité, quelque part entre Melcer et Szymanowski), une très lyrique Romance en duo (violon-violoncelle) d'Antoni Stolpe, et 6 Bagatelles de Mikołaj Górecki (le fils de Henryk) pleines de simplicité.
Un petit tour d'horizon d'œuvres polonaises remarquables, qui élargissent le répertoire du trio, dans une exécution à la fois maîtrisée et intense.

Coleridge-Taylor – Quintettes avec clarinette & avec piano – Nash Ensemble (Hyperion 2007)
Hors pièces éparses, j'ai découvert Coleridge-Taylor tout récemment, avec ses chœurs a cappella par le chœur du King's College, publiés en fin d'année dernière chez Delphian. Et ma découverte me ravit de corpus en corpus, à commencer par la musique de chambre – ses Danses africaines pour violon et piano sont très singulières, ni très romantiques, ni très folklorisantes, dans une invention assez libre et véritablement ailleurs.
Parmi ces découvertes, le Quintette pour clarinette et cordes est en bonne place ; il en existe de multiples versions au disque et sa chaleur, la simplicité de son expression mêlée à une belle construction formelle m'ont tout à fait ravi. Interprétation par ailleurs très belle par le Nash Ensemble, désormais sur les sites de flux grâce à la nouvelle politique d'Hyperion.

Jeanne Leleu – Quatuor piano-cordes, cycle Michel-Ange, etc. – A. Pascal, Hennino, H. Luzzati, Oneto-Bensaïd (La Boîte à Pépites)
Compositrice encore moins documentée, s'il est possible, que les précédentes publications du label (Sohy, Strohl). Le Quatuor piano-cordes manifeste une véritable immédiateté des motifs dans un langage qui reste dans un esprit français marqué par Debussy, élégant, épuré, recherché, mais jamais élusif. Beaucoup de séduction à tous les étages ici, et des interprètes particulièrement chaleureux.
(Les mélodies sont intéressantes mais la diction opaque et le timbre peu varié de Marie-Laure Garnier ne permettent pas d'en prendre toute la mesure ; il est à espérer que ces œuvres puissent vivre désormais, dans des interprétations variées répondant à tous les goûts !)



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F. Mélodies

¶ album « Contes mystiques » : mélodies de Paladilhe, Malibran, Viardot, Holmès, Massenet, Fauré, Lecocq, Widor, Dubois, Diet, Lenepveu, Bonis, Saint-Saëns, Ropartz, Hahn, Poulenc, Maréchal – Enguerrand de Hys, Paul Beynet (Rocamadour)
Un récital parmi les plus intelligents qu'on puisse trouver : parmi toute une époque de la musique française, une collection de prières ou de scènes édifiantes, servies par une collection de grands compositeurs. Le résultat est, forcément, un peu homogène, mais offre un camaïeu de sentiments mystiques qui ressemble à un acte de recherche, illustrant la sensibilité de chacune de ces figures tutélaires.
(Et évidemment chanté au cordeau.)

Beydts – D'Ombre et de soleil, Six Ballades françaises, Le Cœur inutile, Quatre Odelettes, Cinq Humoresques, Chansons pour les oiseaux… – Cyrille Dubois, Tristan Raës (Aparté)
Bonheur d'entendre D'Ombre et de soleil, déchiffré avec plaisir (et étonnement, Beydts étant surtout connu comme compositeur d'opérettes, certes raffinées…) il y a plus de dix ans, renaître ainsi. Et tout le corpus se révèle à la hauteur : ce sont des mélodies très travaillées musicalement, sans mettre le texte au second plan ni se contenter de support à des poèmes ou de jolies mélodies… de véritables œuvres d'art total, finement calibrées, dans un langage qui doit à Fauré mais qui semble aussi regarder vers Schmitt.
Et la bonne surprise est que Cyrille Dubois, que je trouve d'ordinaire très opératique dans le lied (tout est chanté à pleine voix, sans beaucoup de variété de textures et de coloris, comme son intégrale Fauré qui m'a très peu touché), parvient ici à une intimité et une tendresse tout à fait adéquate, tout en conservant son verbe clair et sa voix insolente. Grand disque de mélodie !



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G. Piano solo

Mendelssohn – Intégrale du piano solo – Howard Shelley (Hyperion)
Même si le piano n'est pas le médium où Mendelssohn a le plus fort exprimé sa puissance créatrice, cette somme est l'occasion d'en découvrir d'innombrables facettes (129 pistes, 5h30 de musique !) dans les meilleurs conditions possibles grâce à l'élégance et l'aisance de Howard Shelley, tête de pont du label Hyperion, admiré à juste titre pour la vastitude de son répertoire et la justesse de ses interprétations.
J'ai pu entendre probablement pour la première fois quelques pièces remarquables qui étaient passées sous mon radar (Reiterlied, certains Préludes…), réévaluer jusqu'à certaines Romances sans paroles, et dans des interprétations qui ne réclament pas d'aller ensuite voir ailleurs !  Proposition salutaire.

Schmidt (arr. Kolly) – Chaconne (arr.), Toccata, Romance, Prélude de Choral, Variations & Fugue sur un thème original (arr.) – Karl-Andreas Kolly (Capriccio)
Un rare album de Franz Schmidt pour piano solo, avec en particulier deux pièces orchestrales arrangées par le pianiste. Profiter avec de la Chaconne en ut dièse mineur avec ce luxe de détail, c'est un rare bonheur, se plonger dans les méandres de cette musique sans être tributaire des équilibres d'orchestration, d'interprétation, de prise de son !



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H. Arrangements 

¶ album « Venice » : arrangements de Monteverdi, Strozzi, Dowland, Sartorio, Bach, Vivaldi, Fauré, Britten, Rota, Kurtág, Silvestrov, Eno, Escaich, Kobekin, Shaw… – Anastasia Kobekina, Kammerorchester Basel (Sony)
J'avais déjà beaucoup aimé le disque concept français de Kobekina, « Ellipses » – mais en deux ans, elle est passée de Mirare à Sony !  Ici à nouveau, indépendamment même des qualités exceptionnelles de l'interprète, le programme se révèle particulièrement riche et surprenant, quantité de transcriptions d'œuvres vocales au milieu de quelques concertos et de pas mal de nos contemporains de toutes obédiences, avec beaucoup de variété et de goût.

Chopin (via Sabina Meck, Piot Moss, Leszek Kołodziejski) – « Chopin Project » – Polish Cello Quartet (NFM)
Petite merveille inattendue : des arrangements de Chopin pour quatuor de violoncelles. Ce serait, a priori, une très mauvaise idée – ajouter les pleurnicheries du violoncelle, dans une zone très concentrée du spectre, aux interprétations déjà dégoulinantes de Chopin…
C'est tout l'inverse qui se produit. (notule d'origine)
1) Le choix des pièces est particulièrement intelligent : il inclut évidemment des tubes (Préludes n°4 et n°15, Nocturne opus posthume en ut dièse mineur, Nocturne Op.9 n°2, Valse op.18, Valse-Minute, Valse Op.64 n°2…), mais aussi des œuvres beaucoup moins courues comme le Nocturne en sol dièse mineur (le n°12) et trois Mazurkas – pas les plus célèbres d'ailleurs, mais toutes parmi les plus belles à mon sens. L'occasion de se faire plaisir de façons très différentes, qui ménage à la fois le plaisir de la transformation de la chose connue et des (semi-)redécouvertes.
2) L'arrangement ne sonne pas du tout comme les horribles ensembles de violoncelles (plus larges, il est vrai, octuor souvent) qui s'entassent sur la même zone du spectre… on croirait entendre un véritable quatuor à cordes, d'autant que les interprètes ont une technique et un son merveilleux – l'impression d'entendre une contrebasse dans le grave, un alto dans le médium, un violon dans l'aigu… Si bien que le résultat est particulièrement équilibré et homogène. Les siècles d'expérience dans l'écriture pour quatuor à cordes ont clairement été mises à profit, et nous jouissons d'un festival de contrechants et pizz bien pensés. Les arrangeurs (Sabina Meck, Piot Moss, Leszek Kołodziejski) ont fourni des reformulations très abouties des œuvres originales.
3) Les interprètes sont formidables, on se repaît des couleurs sombres et chaleureuses, des touches de lumière, de la précision immaculée.
4) Surtout, ce disque procure une rare occasion de réentendre Chopin comme compositeur et non comme compositeur-pianiste. Non pas que personne ait jamais pu considérer que Chopin n'était qu'un pianiste, mais l'œuvre qu'il laisse est tellement liée au piano qu'on s'est habitué à entendre des tics pianistiques, des traits (écrits, bien sûr), et que l'instrument ou les modes pianistiques font quelquefois écran à la musique telle qu'elle est écrite. On peut alors, grâce à cette nouvelle proposition, s'abstraire des contingences pour en goûter la substance pure, réinvestie dans d'autres truchements – qui ont aussi leurs contraintes propres, évidemment. Et je dois dire qu'entendre Chopin sans les aspects percussifs du piano, un Chopin caressant, un Chopin plus harmonique (et polyphonique !) que jamais… m'a absolument ravi. Car il est sans conteste, aux côtés de Berlioz (pour l'orchestration) et de Meyerbeer (pour la pensée formelle) le musicien le plus novateur des années 1830 ; personne n'est aussi avancé que lui sur les questions harmoniques. Le libérer du seul piano lui rend d'autant mieux justice.

Bruckner (arr. Hermann Behn) – Symphonie n°7, version pour deux pianos – Julius Zeman, Shun Oi (Ars Produktion)
Absolument enchanté de cette proposition, où les pianos scintillent. Tandis que l'Adagio fonctionne très bien au piano seul (c'est même une œuvre officielle du piano de Bruckner), les mouvements vifs, et en particulier le premier, permettent d'atteindre une qualité vibratoire toute particulière qui rend bien justice à l'œuvre – d'autant plus aidés par les très beaux timbres de ces deux solistes.



Je n'ai pas, par ailleurs, de fétiche particulier de la nouveauté – écouter par thématique est plus stimulant ! – mais cette veille me permet de ne pas laisser passer des enregistrements que j'attendais depuis des temps immémoriaux (Fiskeren, je l'espère depuis 2004 !) ou, plus encore, des compositeurs dont je ne connais même pas le nom. Avec le système de recherche tel qu'il existe sur le web, autant on peut trouver presque tout ce que l'on cherche, autant il est impossible d'accéder à ce dont l'on n'a pas idée de l'existence !  Il n'existe pas de moteur de recherche répondant à « chouettes compositeurs du XVIIe siècle que je ne connais pas ». Il faudrait aller chercher dans des listes puis entrer les noms un à un dans les sites de flux, ce qui serait particulièrement fastidieux – et supposerait que les bases de données concordent, ce qui n'est pas toujours le cas (on exhume parfois des compositeurs sur lesquels il n'y a quasiment pas de documentation aisément accessible).

Je ferai sans doute à un moment le bilan sur mes découvertes discographiques personnelles de ces derniers mois, hors actualité. En attendant, je continue la recension sur les playlists de mon compte Spotify, que vous pouvez librement consulter (et sans doute écouter par fragments ?) avec ou sans abonnement. Vous y trouverez quantité de playlists thématiques attachées à des notules, à des podcasts ou à des genres musicaux, mais aussi la compilation de mes dernières écoutes et de mes derniers coups de cœur (hors nouveautés, donc), et même, lorsque je les remets sur la platine, quelques-uns de mes disques doudous.

dimanche 17 mars 2024

Rousseau – Le Devin du village, un opéra bien français

En écoutant Le Devin du village dans une version au style enfin adéquat (Les Nouveaux Caractères), je suis assez amusé de constater que toute la grammaire musicale – à commencer par les récitatifs – sont, en dépit de toutes les protestations théoriques de Rousseau… typiquement françaises. Les enchaînements harmoniques, le galbe de la parole, tout montre d'où provient son savoir-faire. Et cela m'amuse beaucoup, quand on lit toutes ses protestations sur la médiocrité intrinsèque de la langue et de la musique françaises.



Pour autant, l'italianisme perçu au XVIIIe siècle ne correspond pas nécessairement à l'imagine que nous nous faisons aujourd'hui du pôle Vivaldi-Verdi (la virtuosité sans profondeur, disons), j'en avais touché un mot ici. La forme de l'intermède avec petite intrigue, mélodies très simples, souplesse harmonique accrue, est aussi typique du style italien tel que voulaient l'imiter les Français (dans les faits, je trouve le résultat assez éloigné), comme dans Les Troqueurs de Dauvergne (qui nous paraît aujourd'hui un parangon de l'opéra comique à la française, mais qui avait réussi à mystifier ses contemporains sur l'air de « c'est un opéra italien tout fraîchement composé, importé et traduit »).

samedi 16 mars 2024

Bernstein – Wonderful Town – Orchestre Elektra


Non seulement Wonderful Town se révèle, à mon sens, le meilleur opéra de Bernstein – très généreux, belle complexité du tissu musical, des relances harmoniques très réussies, quantités de tubes… –, d'une inspiration encore plus régulière que ses chefs-d'œuvre les plus célèbres ; non seulement le livret de la comédie musicale n'est pas sans originalité – une mise en valeur inattendue de profils alternatifs aux jeunes premières habituelles – ; mais pour couronner le tout l'Orchestre Elektra se montre remarquablement à la hauteur d'une partition exigeante, où leur enthousiasme adjoint un surcroît de tension, d'élan, d'abandon !

Les solistes (Margaux Poguet, Axelle Saint-Cirel, Lysandre Châlon) ne sont pas en reste – les effets belt et saturation que va chercher Mlle Saint-Cirel causent un vif émoi (très mérité) dans le public ! –, et plus encore les solistes du Jeune Chœur de Paris, émission claire et adaptée du style du musical, anglais impeccable, expression au cordeau (tendresse toute particulière pour le naturel du Guide Touristique, non explicitement crédité).

(Enfin, j'ai dit le meilleur opéra de Bernstein, mais je ne connais pas encore 1600 Pennsylvania Avenue, le seul qui me reste !)

Roy HARRIS – Symphonie n°3


Je n'aurai pas le temps d'en parler, mais j'ai été ravi de l'intelligence de cette symphonie enfin entendue en salle grâce au LSO et Rattle !

La façon dont l'œuvre semble écrite (maladroitement, pourrait-on penser) par blocs instrumentaux (cordes, bois, cuivres) mais progresse en réalité d'une façon remarquablement organique, claire, logique même, me stupéfie à chaque fois. Au sein de cette atmosphère pourtant plutôt pastorale, la tension et l'avancée ne se démentent jamais, et toujours avec une grande beauté – et une certaine simplicité apparente.

Je n'aurai pas le temps non plus d'évoquer les solistes incroyables, le trompettiste solo bien sûr (brillant dans le Concerto en fa de Gershwin) mais surtout le flûtiste solo, Gareth Davies – j'ignorais qu'il était possible pour un même flûtiste de disposer d'autant de timbres différents, et de les disposer au sein d'un même phrasé (sans épate, tout ça au service de la musique) ! Son qui naît voilé, qui devient coloré, qui vibre par endroit puis se resserre… incroyable, je ne savais pas qu'une flûte pouvait faire ça.

Je me suis en conséquence prévu un cycle Harris après mon cycle Coleridge-Taylor et la fin de l'écoute intégrale du catalogue Château de Versailles Spectacles (enfin disponible en flux, j'ai quasiment tout écouté en deux semaines !), les neuf symphonies ont été enregistrées, mais seule la n°3 dispose d'une petite réputation propre à l'inclure dans des disques hors des monographies Harris.

[Favart] Pulcinella & L'Heure espagnole – Gallienne, OCÉ, Langrée


Astucieux décor simple en escalier (adéquat pour L'Heure espagnole) aux lignes de fuites et teintes alla Chirico, très beau. Plaisir de voir un ballet nouveau au répertoire – ainsi couplée à une animation scénique, la partition de Pulcinella paraît bien plus légitime et intéressante – il faut la jouer comme il est prévu. Et une très belle Heure espagnole, sur instruments d'époque (Orchestre des Champs-Élysées) où la gestique fait astucieusement affleurer les allusions lestes du livret, et où d'Oustrac s'en donne à cœur joie, totalement pénétrée de son rôle de sympathique épouse nymphomane environnée d'hommes peu capables, débordant d'intentions dans tous les silences.

Contrairement aux représentations vues jusqu'ici (en concert à Pleyel, en scène à Bastille, notamment), le public repère vraiment les innuendos et rit de bon cœur tout du long.

Était-ce l'interprétation, j'en suis sorti avec l'impression que la richesse de la partition (peut-être ce que je préfère de tout Ravel) tient davantage aux modes de jeu (et à l'harmonie bien sûr, mais elle ne produit pas de façon aussi nette cette impression) qu'à la polyphonie, qui m'a paru rare. Pour vérifier tout cela, curieux de réentendre ça par Roth dans quelques semaines au TCE, lui qui exalte remarquablement les parties intermédiaires même dans du Delibes ou du Saint-Saëns romantique !

Je n'avais jamais remarqué que les petites fanfares discrètes qui accompagnent les entrées du Muletier ont quelque chose du motif de Hunding à l'acte I de Die Walküre !
Et je n'avais pas repéré, non plus, la musique suggestive de balancier au moment de sortir Gómez de l'horloge… (à part les glissandi descendants de trombones amollis, la musique de cette pochade reste d'une dignité assez parfaite)

La Maestra 2024 : quarts de finale


Pour cause de saturation – le mauvais temps permanent, ainsi que l'offre vertigineuse de cet hiver, m'ont conduit à aller voir 50 concerts de début janvier à mi-mars ! –, il est probable que je doive m'abstenir d'aller écouter davantage de ce concours, malgré le très beau choix d'œuvres de la demi-finale (Parto de La Clemenza di Tito, Sérénade pour ténor et cor de Britten, concertos de Tomasi & Tailleferre) et de la finale (final de Brahms 4, Fêtes des Nocturnes de Debussy, ouverture du Freischütz… !).

Donc un mot simplement sur certaines candidates des quarts de finale.

J'ai été amusé d'entendre Olha Dondyk (Ukraine, 19 ans !) demander à l'orchestre d'allonger ses croches (et donc de les faire mordre sur les silences !) dans le début de la 38e Symphonie de Mozart – c'est tellement typique de la manière slave dans Mozart, assez réussie dans le genre « grandiose », mais vite épaisse et monochrome. Pour autant, un véritable charisme qui ne pourra que produire de belles choses avec davantage de technique au fil des ans. Elle est sortie de scène avec un grand sourire, alors même que le manque de clarté sur les endroits où l'orchestre devait reprendre, les changements d'avis sur les mesures de départ ont été fréquents – et j'imagine que ce doit être assez rédhibitoire en répétition, même si c'est, à la vérité, le plus facile à apprendre ! Elle était manifestement grisée de l'expérience, pouvoir travailler avec un bon orchestre et essayer des choses ! Ce faisait plaisir à voir – d'autant plus en songeant ce dont la carrière lui permet de s'éloigner…

Tatiana Pérez-Hernández (Colombie, 33 ans) était assez intéressante dans son genre aussi : son premier filage intégral ne m'a pas paru très efficace dans l'Ouverture de l'Italienne à Alger (même si un certain nombre d'orchestres aiment bien, à ce que j'ai compris, cette méthode, le chef laisse jouer et reprend ensuite des détails représentatifs) ; sceptique aussi sur sa façon de leur expliquer le solfège, ou de leur faire remarquer qu'ils sont décalés (n'est-ce pas avant tout sa responsabilité ?). À ce moment, j'ai perçu le souvenir fugace de la Radio de Francfort pour le concours Solti, dont le premier violon avait pris à part Aziz Shokhakimov pour lui expliquer que l'orchestre savait très bien jouer, merci, que s'ils n'étaient pas ensemble c'était peut-être à lui de se réformer. Les musiciens d'orchestre n'acceptent plus trop les approches dures, surtout de la part de chefs qui ne sont pas déjà précédés de leur notoriété et aimés par la phalange en question.
Pour autant, son énergie a réellement produit des effets au bout des trente minutes, moins par la qualité du travail de détail que par les intuitions qu'elle transmet par la gestique… avec de l'expérience, ce pourrait être un profil de cheffe invitée très intéressant !

Celle qui m'a vraiment impression, c'est Zofia Kiniorska (Pologne, 27 ans) : son travail très minutieux sur les équilibres et l'articulation lui permettent de changer totalement les couleurs (parties intermédiaires et bois en gloire, ce n'est pas pour me déplaire !) de la première interprétation de l'orchestre pour les deux derniers mouvements de la Symphonie n°1 de Prokofiev. Ses remarques sont toujours très précises, et suivies d'un effet immédiat dans le spectre orchestral. Je suis déçu qu'elle n'ait pas été retenue pour la finale, mais les autres candidates sont peut-être encore meilleures.

Et puis – rappelez-vous – comment peut-on juger d'un chef, au fait ?

[indiscrétion] Théâtre des Champs-Élysées 2024-2025 – l'intégrale




Comme les grandes salles parisiennes publient toutes quatre leur saison la semaine prochaine – ce que je n'ai jamais connu, et qui est très pratique pour ceux qui veulent s'abonner, ou tout simplement comme moi équilibrer leurs relevés de concerts, cela permettra de disposer, d'emblée, d'une vision d'ensemble ! –, vous serez peut-être contents de pouvoir prendre une semaine d'avance sur la publication de la saison du Théâtre des Champs-Élysées !

Sans avoir de relations privilégiées en interne, ni sollicité personne, ni commis aucun acte illégal, je me retrouve en possession de la brochure de la saison prochaine.

Belle découverte à vous !

Brochure TCE 2024-2025

Merci encore une fois à l'omniscient Mickt qui est, une fois de plus, ma source privilégiée.

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En première lecture, je relève quelques menues choses.

→ Les extraordinaires Variations sur la Follia de Salieri, premier exemple de ma connaissance de variations orchestrales présentées comme pièce de concert autonome, mais aussi la première occurrence d'une véritable pensée d'orchestration (qui ne se limite plus à des choix d'instrumentation ponctuels). C'est même l'une des étapes de la glorieuse série « Une décennie, un disque ».

→ Une première saison de l'Orchestre de Chambre de Paris avec Hengelbrock qui a l'intérêt de ménager des soirées tubes et des soirées découvertes : Salieri avec les Variations sur la Follia et le Concerto pour piano en ut, certes encadré par les concertos Mozart 20 et Beethoven 2, il faut bien remplir la salle… Et une autre soirée encore plus insolite avec Stamitz, Berlin, Kraus (et Mozart) !  Par ailleurs leur Sixième de Bruckner fait très envie.

→ Énormément de Haendel et de Mozart, on ne prend pas trop de risque côté compositeurs. Un anniversaire Bruckner, mais où l'on ne joue pas pour autant ses œuvres rares (symphonies 3,6,7,9 uniquement).

Werther (avec une distribution affolante : Viotti, Bernheim, Bou) et Dialogues des Carmélites (avec Vannina Santoni en Blanche et Sahy Ratianarinaivo en Chevalier !) sur crincrins et pouêt-pouêt par Les Siècles !  Werther avec Roth de surcroît – le Prince de la polyphonie organique dans les accompagnements d'opéras français…

→ Peu d'orchestres invités prestigieux (hors instruments d'époque) : les philharmoniques de Rotterdam et Vienne, l'Opéra de Lyon. Tous ont été aspirés par la Philharmonie – ou ruinés par l'évolution de la fréquentation des salles et du mécénat. Certes, il y a le Philharmonique de Sofia qui est très bien aussi, mais qui fera moins déplacer sur son seul nom, surtout pour accompagner un récital de glottes !

→ La venue du légendaire Amsterdam Baroque Orchestra de Koopman (je ne savais même pas que l'ensemble était toujours actif !) dans un Haendel rare (Deborah) et de la Kammerakadie Potsdam de Manacorda (qui fait très forte impression au disque dans ses relectures des corpus canoniques du XIXe siècle, et qui n'était pas venue jusque là, je crois bien, en France).

→ Et puis tout de même, si vous l'aviez manqué, Les (trois) Grandes Voix :

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mercredi 13 mars 2024

Yvain et les livrets


En revenant de l'opérette Gosse de riche (production Neyron / Frivolités Parisiennes / Athénée), je suis une fois de plus frappé de l'équilibre propres aux œuvres de Maurice Yvain. Contrairement à bien d'autres opérettes où la musique fait une grande part de l'intérêt, voire sauve une intrigue assez médiore, chez Yvain c'est au contraire souvent la qualité de la collaboration littéraire qui fait le sel – ou l'échec des œuvres. Dans Gosse de riche, je n'ai pas vraiment relevé de musique qui soit mieux qu'agréablement fonctionnelle – une petite bifurcation harmonique imprévue pour soutenir la description du Vidame de Kermadec (sur les paroles « rance, pas de dents, chauve depuis l'enfance »), avec une nuance de tendresse assez savoureuse – c'est à peu près tout ce que j'ai senti hors de l'ordinaire.

En revanche, encore mieux que Willemetz avait fait une proposition franchement originale pour Là-Haut (un retour de trépassé pour surveiller sa femme, rencontrant des anges gardiens assez fantasques), ici Jacques Bousquet & Henri Falk proposent un livret d'une qualité rare – intrigue touffue dans le goût des comédies bourgeoises de boulevard, assez lisible cependant pour se satisfaire du moindre nombre de mots disponibles dans une version chantées, airs égrenant des listes loufoques, mais aussi soin du beau langage (« il eût sonné »), richesse du vocabulaire (sur toute l'étendue du précieux à l'argot à la mode – « c'est bath »), et références particulièrement amusantes.

Wagner est régulièrement convoqué (murmures de la forêt, appels de Brangäne) – sans que rien n'en transparaisse dans la musique, ces clins d'œil adviennent pendant les dialogues –, et toute la littérature française défile dans la bouche des personnages, en un name-dropping incessant : Hugo, Baudelaire, Verlaine, Morand, Bazin… et jusqu'à des pastiches dans le texte même (au moins deux Verlaine, dont « voici des fruits, des fleurs » et un Guitry « que les hommes sont bêtes »).

Mais à rebours, lorsque la situation n'est pas aussi savoureuse, comme dans Chanson gitane avec le texte de Louis Poterat (qui m'avait paru, dans mon souvenir, d'un goût plus univoque, davantage « Francis Lopez »), il est plus difficile de se passionner pour l'œuvre que chez Lecocq (Le Petit-Duc), Messager (La Basoche, Coups de roulis, Véronique…), Roussel (Le Testament de la tante Caroline) ou Misraki (Normandie).

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Production

Il faut bien sûr redire tous les éloges sur le niveau et l'entrain des Frivolités Parisiennes (en joué-dirigé du premier violon pour cette série !), le savoir-faire de Pascal Neyron avec peu de décors et d'accessoires, et la qualité des chanteurs. Tout particulièrement Philippe Brocard, Charles Mesrine (un excellent ténor très sous-employé dans le circuit) et Lara Neumann – son talent vocal et scénique, explosif, et remarqué par tous production après production, rend inexplicable sa notoriété relative. 

mardi 12 mars 2024

Rhapsodisme à la suédoise – et le plus bel orchestre du monde ? (Alfvén / Radio Suédoise)


Ce lundi, concert d'Orchestre Symphonique de la Radio Suédoise, pour une rare tournée passant par la France. L'occasion de dire un mot sur Alfvén et sur l'orchestre, à même d'intéresser au delà du public de la soirée et des amateurs de concerts.

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Symphonique de la Radio Suédoise

Bien que le cadet (1927) du Philharmonique de Stockholm (1902) et de l'Orchestre Royal Académique (cité dès 1627 dans des sources, mais aujourd'hui bien moins prestigieux), j'ai l'impression qu'il s'agit de l'orchestre vitrine, sinon de la Suède – Malmö et Göteborg pourraient tout aussi bien y prétendre, considérant leur legs discographique gigantesque et leur réputation ! –, de la capitale. (Pour autant, le Philharmonique a le son le plus typé des deux et peut s'enorgueillir de collaborations particulièrement marquantes au disque avec Stig Westerberg ou Sakari Oramo, et ce serait probablement mon chouchou au disque.)

Je dois dire que je suis totalement ébahi par ce que j'entends – au disque et en retransmission, j'avais l'image d'un orchestre mordant et très capable, mais pas particulièrement chaleureux – il faut dire qu'au disque, on dispose largement de témoignages d'Esa-Pekka Salonen (directeur musical de 1984 à 1995), déjà pas le prince du coloris, dans des prises de son Sony qui sont de surcroît, pour tous les chefs de la période, assez grises.

En tout cas, après 17 ans de collaboration avec Harding, où je ne l'ai entendu qu'épisodiquement (et c'était, il est vrai, plus coloré), je suis frappé par la typicité et la beauté de ce que j'entends : son très brillant, clair, mais avec un creusé exceptionnel des cordes, et une densité, une profondeur des vents qui lui procurent une clarté parfaite dans la polyphonique, mais aussi une réserve de textures infinie, une projection sonore très prégnante alors même que le volume n'est pas aussi puissant que chez les orchestres internationaux les plus célèbres. Je crois n'avoir jamais – orchestres sur instruments anciens exceptés, peut-être – entendu un son d'orchestre aussi beau, à la fois franc et profond, moiré et uni.

Et les solistes, même deux jours après avoir entendu le London Symphony Orchestra, sont à couper le souffle : deux hautbois solos très typés (Emmanuelle Laville, Bengt Rosengren), clarinettes flûtées à la transparence typique des orchestres suédois (Niklas Andersson, Andreas Taube Sundén), trompette solo insolente au son très scandinave (Alexandre Baty s'est bien acclimaté !), violon solo (Malin Broman), alto solo (Albin Uusijärvi) et violoncelle solo (Ulrika Edström) qui pourraient prétendre à jouer tous les concertos du répertoire mieux que quiconque (ou à former le plus beau quatuor à cordes de tous les temps), contrebasse solo d'un engagement furieux (Rick Stotijn n'a pas eu de solo contrairement aux autres, mais je n'ai jamais vu un contrebassiste se ruer de la sorte sur son instrument, à chaque attaque !).

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Répertoire

L'attraction principale était En Skärgårdssägen (« Une Légende de l'archipel ») de Hugo Alfvén, une rare occasion d'entendre deux œuvres symphoniques d'Alfvén avec la Première Rhapsodie (« Nuit de la Saint-Jean ») donnée par le Rainbow Symphony Orchestra samedi et dimanche (toujours surveiller l'agenda de Carnets sur sol).

Une œuvre que je n'avais jamais vraiment comprise au disque (beaucoup moins élancée et généreuse que la Rhapsodie), et qui en réalité doit s'écouter comme un projet totalement figuraliste : il s'agit d'une évocation de la mer et de son ressac, avec différentes atmosphères possibles de la berceuse à la tempête, des séquences assez courtes (sur une durée totale de près de 20 minutes, pourtant !) qui se fondent sur un motif simple décliné au fil de l'œuvre, mais dont la logique reste surtout rhapsodique : malgré cette unité thématique, les atmosphères se juxtaposent davantage qu'elles n'évoluent. C'est inhabituel dans les grands poèmes symphoniques du répertoire régulièrement joués par les orchestre, mais une fois que l'on a saisi le principe, on ne peut que se laisser séduire admirativement par cette déclinaison suédoise de la mer, cousine très différente de Debussy – avec pour point commun fondamental l'effort évocatoire très réussi.

On y entend très concrètement les mouvements de l'eau, de façon très suggestive, avec une orchestration personnelle et très intelligente. La particularité d'Alfvén demeure son atmosphère élancée, souriante, mais en rien naïve, toujours intense émotionnellement – et bien sûr son lyrisme grisant qui ne peut manquer de sourdre au détour de n'importe quelle phrase.

Par un orchestre aux couleurs adéquates, c'est un rare bonheur. (On attend toujours les symphonies à Paris, des compositions d'un niveau d'inspiration encore nettement supérieur et qui raviraient le public si on prenait la peine d'aller le chercher.)

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Interprètes

Daniel Harding a toujours été un très bon chef, mais ce qu'il fait désormais dans sa maturité, en particulier avec l'orchestre qu'il mène depuis plus d'une quinzaine d'années, force l'admiration : un Zarathustra où la tension, les couleurs, le narratif, la poussée constantes tirent vraiment le meilleur de la partition.

Remplacement très stimulant, Christian Gerhaher dans les Rückert-Lieder de Mahler (au lieu de Maria-João Pires dans le 21e Concerto de Mozart !), une des voix qui passent le mieux à la Philharmonie – et toujours cette infinité de textures, la variété des techniques utilisées, la clarté de la diction (consonnes parfaitement audibles jusque dans le grandiose choral final d' « Um Mitternacht »), jusqu'à la couverture des voyelles, flexibles à volonté au service de l'expression textuelle. Je suis frappé par son refus du legato-réflexe (par défaut, les sons sont détachés, même si la ligne de souffle est maintenue), qui produit un résultat un peu saccadé, idéal pour mettre en valeur les poèmes, plutôt que de tout chanter d'une belle ligne belcantiste comme c'est – absurdement – la mode dans tous les répertoires lyriques, baroque français et lied inclus. Et la voix est densément projetée, on l'entend très bien.

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Anecdotes

Énorme succès pour Alexandre Baty aux saluts (alors même que la salle n'était globalement pas en délire), on sentait le fan-club / les potes dans la salle, content de les retrouver. Accueil très chaleureux aussi à l'arrivée de Daniel Harding en début de concert, planait comme le frisson du souvenir d'une ère dorée.

Le chef est très vivement applaudi par la violon solo, rare à ce point de chaleur – j'ai frémi en pensant qu'elle allait finir par briser nette la touche de son instrument en le secouant si énergiquement. Orchestre content.

Comme les Allemands, les Suédois se congratulent avant la fin des applaudissements – geste que j'ai toujours trouvé un peu grossier, et qui arrive parfois très vite au moment des saluts (cette fois, le public commençait en partie à se lever, c'était moins choquant), mais qui fait manifestement partie de la culture locale.

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Je vais maintenant aller fouiller dans leurs disques et leurs bandes radio (sans Salonen) pour voir si le miracle peut se prolonger. Très bon souvenir du cycle de lieder orchestraux suédois des Häxorna (« Sorcières ») de Ture Rangström (direction Hannu Koivula) chez Musica Sveciæ (2011), œuvre tout à fait digne d'intérêt, où l'orchestre avait effectivement un aspect similaire à ce que j'ai entendu hier soir.

Pour d'autres découvertes concertantes ou discographiques racontées plus laconiquement, vous pouvez suivre la version courte de CSS, Diaire sur sol.

mardi 5 mars 2024

Château de Versailles Spectacles – en flux


J'attendais ce moment depuis quelques années déjà… Voilà une poignée de jours que la soixantaine de disques de Château de Versailles Spectacles est intégralement disponible en flux sur toutes les plates-formes ! Des régals en perspective, dont pas mal d'inédits – les cantates de Dornel, des pièces pour orgue de Piroye, des motets de Fiocco, la seule version décente de Richard Cœur de Lion (et quelle version !), Psyché II de LULLY par Rousset, des opéras de Desmarest, Campra et Destouches qui n'existent pas ailleurs, plein de disques avec Eugénie Lefebvre…

Je me suis sélectionné ceux que je voulais écouter ou réécouter à travers une petite playlist que vous trouverez sur mon profil Spotify. Si jamais cela vous est également utile.



Philharmonie 2024-2025


Grâce à l'omniscient Mickt / Pécuchet / Lonelypainter (selon où vous le lisez), l'essentiel de la saison 2024-2025 de la Philharmonie, qui devait n'être communiquée que le 22 mars, est en très large part révélée sur l'excellent Forum Classik (où vous seriez inspirés de vous inscrire) :

https://classik.forumactif.com/t10127p36-philharmonie-24-25

Et ne croyez pas qu'il ait des relations soigneusement cultivées qui lui livreraient tout sur un plateau, et dont il trahirait impudemment la confidence : il fait tout ça en OSINT.

Je lui tire à nouveau mon chapeau.

(Il est par ailleurs un contributeur régulier à l'agenda des concerts franciliens de CSS.)

dimanche 3 mars 2024

Offenbach & Auber – Le Financier & Le Savetier ; Haÿdée – Les Bavards, Compiègne



Concept-troupe

La nouvelle troupe Les Bavards, issue de l'excellent ensemble amateur (de haut niveau) Oya Kephale, a un concept particulièrement séduisant : en format réduit (orchestre à un par partie, et un piano pour remplir un peu), ils proposent ainsi une opérette rare de cinquante minutes, dans une production scénique particulièrement vivante, qui tourne à travers divers lieux d'accès plus populaires à la culture (mairies du IIIe, du XIVe, du XVIIIe, mais aussi le Centre Paris Anim' Dunois dans le XIIIe), pour des représentations gratuites.

L'occasion d'élargir notre répertoire ! Je connaissais l'œuvre (il existe une très belle version discographique, pas très largement diffusée, avec les fulgurants Ghyslaine Raphanel et Éric Huchet !), mais l'avais trouvé peu marquante à l'écoute seule. La production de l'Opéra de Barie avait le mérite d'exister en ligne (et très bien chantée !), mais avec piano seulement, et une direction d'acteurs bien plus chiche. En salle, l'œuvre prend toute sa saveur dans cette version mise en scène de façon très animée par Thierry Mallet (un des fondateurs de la troupe ; également le Savetier).

La réalisation instrumentale n'est pas parfaite, mais chaleureuse et pertinente (ça vaut largement mieux que n'importe quel grand orchestre en pilotage automatique !), tout transpire l'amour de cette musique et de ce théâtre, sans s'excuser de jouer de la musique simple ou des plaisanteries du XIXe siècle. Et je suis très sensible aux couleurs avivées dans cette version pour orchestre réduit.
Les chanteurs sont en outre excellents – Audrey Maignan déjà admirée en Robin Luron du Roi Carotte au Conservatoire du XIIe et dans Les Brigands, Thierry Mallet applaudi dans Barbe-Bleue ou Les Brigands avec Oya Kephale, Thibaud Mercier, Paul Le Calvé.

L'occasion pour moi de remarquer quelques détails dans l'œuvre.

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Détails dans Le Financier & le Savetier

1) « En pincer » est déjà attesté, dans ce livret. Je n'aurais pas été certain que ça remonte si loin (1856).

2) La propension d'Offenbach à utiliser des fragments de mots répétés pour effet drolatique (et faciliter la mise en musique malgré la prosodie) réussit ici un très joli coup avec « Il faut qu'un Savetier save save save save son métier ».

3) Le meilleur moment musical, c'est l'exploitation, dans un court trio conclusif, de la musique de la chanson de la captivité de Richard Cœur de Lion (Sedaine / Grétry), un tube des années 1780 qui a été une sorte d'hymne officieux de résistance sous la Révolution et qui a repris en popularité – notamment comme « timbre », c'est-à-dire comme mélodie pour les textes des vaudevilles et des chansonniers – sous la Restauration.
Je parle de cette romance Une fièvre brûlante dans la notule consacrée au genre.

4) Dans les dialogues, « Je bois aux sultanes » évoque très fort le livret (de Scribe) d'Haÿdée d'Auber (1847), un grand succès de l'époque – dans la scène de somnambulisme de Lorédan (une des plus incroyables scènes de solo de tout le répertoire français), il livre cette réplique pendant son toast imaginaire, entre deux remords : « je bois à vos sultanes ». Une parole d'autant plus emblématique qu'elle sert de refrain et point culminant. (Merci, de ce fait, aux artistes d'avoir conservé les dialogues d'origine pour profiter de ces pépites.)
Le lien n'est pas tout à fait gratuit : le nœud de l'intrigue d'Haÿdée repose sur un jeu d'argent où l'on mise tout ce que l'on a – jusqu'à, comme dans ce Financier & Savetier, sa propre maison.

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Action de grâces

Une fois de plus, le salut provient des petites institutions, voire des amateurs : tandis que l'Opéra de Paris rejoue pour la millionième fois Giovanni et Traviata, ou l'inutile damnation, le répertoire est documenté par les compagnies qui auraient besoin de jouer des tubes pour vivre (œuvres suffisamment connues pour être appréciées même en version « dégradée » par rapport à nos disques préférés, de toute façon). Merci à ceux qui se livrent à ce sacerdoce – pour nous autres spectateurs tellement salutaire !

À cela s'ajoute l'excellent livret de salle (gratuit lui aussi) qui inclut l'argument, la Fable d'origine, l'équivalent monétaire des sommes évoquées, un récit de la création avec des citations de critiques d'époque, et enfin un glossaire très riche sur les expressions – « alêne » et « empeigne » pour l'artisanat chaussural, mais aussi « jeter du persil » pour exprimer l'idée d'empoisonner le voisin, lié à la toxicité supposée du persil sur les perroquets !

Vraiment, Les Bavards, vous avez fait carton plein !

Il reste deux dates, que vous retrouverez dans l'agenda officiel de Carnets sur sol.

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Retour à Haÿdée

Je lui ai déjà consacré une notule (où j'ai parlé de polytonalité, un peu hardiment, car l'effet est aussi dû au fait que Bruno Comparetti ne chante pas totalement juste en cette instance), mais en cherchant à vérifier l'exactitude de ma citation, j'ai rencontré par pure sérendipité la vidéo (le DVD est difficile à trouver), je ne disposais que de la bande prise par un spectateur à l'époque… et voilà qui m'a fatalement replongé dans l'intégralité de l'œuvre, que je trouve réussie musicalement – alors que beaucoup d'opéras d'Auber me paraissent dotés d'assez peu d'idées musicales. (Contrairement à son Quatuor à cordes en ut de jeunesse – 1799 – et bien sûr aux mirifiques Diamants de la Couronne.)

L'occasion, de même, de quelques remarques ponctuelles.

a) Je crois que l'histoire me touche parce qu'elle explore – certes de façon schématique vu qu'il s'agit d'un opéra comique du XIXe siècle qui doit contenir ses barcarolles, ses chants de guerre, ses romances, ses airs vocalisants, sa couleur locale maritime et vénitienne… – non pas un absolu, mais une nuance plus proche de la vie. Que se passe-t-il lorsque, vertueux, on n'a pas la force de se montrer exemplaire à un moment capital ? Le livret de Scribe, très stimulant, tourne autour de cette question de la culpabilité – Lorédan est un homme admirable, mais tourmenté par une faute qu'il aurait pu éviter. Voilà qui change des héros intrépides, mus seulement par l'amour ou la gloire, sans aucune consistance psychologique explicitée.
De même, certes on croise le poncif de l'esclave amoureuse de son maître (qui la traite respectueusement une fois que ses compagnons ont massacré sa famille…), mais le portrait est nourri de motivations qui peuvent s'entendre – l'estime pour le seul qui ne l'ait pas traitée comme monnaie d'échange, le besoin aussi de se trouver une nouvelle mission après cette catastrophe insurmontable…

b) À ce titre, je trouve les personnages principaux assez attendrissants (le jeune couple qui en personnage secondaire paraît bien plus stéréotypé et égoïste, ils s'aiment et font le nécessaire, basta). Petit indice assez élégant, Lorédan vouvoie son esclave, ce qui montre qu'elle n'est considérée ni comme une enfant déficiente, ni comme une amante dont il aurait consommé la chair.

c) Lors de la confrontation avec l'ennemi Malipieri qui a surpris la confession faite en rêve par Lorédan, je suppute que les insinuations sur le rêve qui révèle un crime constituent une réécriture, voire un clin d'œil (an Easter egg, dirait-on au cinéma) à quelques scènes célèbres de Shakespeare : le songe de Cassio surpris par Iago, mais peut-être tout autant la pièce de théâtre mise en place par Hamlet pour surprendre les émotions de son oncle homicide.

d) Je suis à nouveau frappé par les récitatifs, dont la véhémence fait quasiment plus penser à Weber et Marschner qu'à la grande école française – même si, bien évidemment, l'essentiel du langage est à apparenter au style meyerbeerien du grand opéra à la française.
Le somnambulisme de Lorédan est un peu, stylistiquement, l'équivalent français (et pour ténor, tessiture rarement pourvue de ce type de scène !) du grand récit du Vampire chez Marschner. Un moment où toute une histoire est racontée en solo, avec des récitatifs de qualité incroyable. Et quelle revélation haletante ! Révélée de façon tout à fait implicite de surcroît – « ah ! six et quatre ! », et c'est tout.

Pour le reste, je vous renvoie à la notule correspondante, et surtout à la vidéo (je vous la cale directement sur la scène de somnambulisme), chantée dans un français exceptionnelle – et, par contrat (!), sans aucun [r] roulé.

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Pierre Jourdan, tu nous manques.

Les Bavards et autres amateurs courageux (Calligrammes, Elektra…), vous nous sauvez.

vendredi 23 février 2024

cycle Christoph Spering


Ces derniers jours, cycle de Christoph Spering : j'écoute tout ce qu'il a enregistré (sauf ses nombreux Bach, point trop n'en faut). En réalité, je crois que je connaissais déjà à peu près tout. Et c'est toujours admirablement pensé et conduit.

Mention toute particulière à sa Missa Solemnis de Beethoven (hélas seulement Kyrie, Credo et Agnus Dei), furieuse, aux couleurs généreuses, aux articulations très détachées des spécialistes de l'instrument d'époque, mais avec une qualité de poussée continue et de lisibilité des plans que tous les tradis non plus, loin s'en faut, n'ont pas. Exceptionnel.

Il faut bien sûr écouter son Requiem de Cherubini, la plus réussie des versions sur instruments d'époque à mon sens, version déjà sélectionnée pour « une décennie, un disque ».

Le principal disque que j'ai découvert, et adoré, c'est son ardente Athalie de Mendelssohn, qui hisse l'œuvre à des sommets que je n'y soupçonnais pas.

Il faut dire qu'à chaque fois, il s'adjoint les meilleurs chœurs et de remarquables solistes (Ann Hallenberg en particulier, pour Athalie !).

lundi 19 février 2024

Villeconin, Saudreville : 2 châteaux, des fermes vénérables… et le printemps


(Rendez-vous en fin de notule pour des élaborations sur le pourquoi de ces marches.)



Pour une lecture dans une mise en forme correcte (images proportionnelles, alignements…), je vous recommande plutôt la lecture sur Carnets sur sol (boueux), la déclinaison pédestre et méditative de Carnets sur sol.

Suite de la notule.

jeudi 15 février 2024

Marche hongroise et guitare européenne

Dans la Fantaisie sur des airs hongrois de Johann Dubez interprétée par James Akers (nouveauté discographique), on retrouve plusieurs thèmes familiers : des tournures dans le V (Vivace) qui se répandent en ce temps (cf. Auf dem Wasser zu Singen de Schubert), et bien sûr ce VII (Tempo di marcia) :

https://www.youtube.com/watch?v=nXBho-RCPrk

… réutilisée par Berlioz à la fin du premier tableau de La Damnation de Faust.

Sur ce beau disque, également une autre suite (de Mikhaïl Polupayenko) avec des thèmes collectés à Zaporijia, des variations sur un thème d'Auber, etc.

mardi 13 février 2024

Choix et doutes dans l'Adriana Lecouvreur

Le Concert sur sol n°76 est l'occasion d'une petite méditation autour du livret d'Arturo Colautti pour l'Adriana Lecouvreur de Cilea.

Un micro-mot sur l'interprétation.
Après cette reprise de la production de McVicar – où j'ai bien entendu choisi Pirozzi, tout aussi bien projetée et tellement mieux articulée verbalement que Netrebko, le son plus concentré et moins pharyngé également –, plaisir d'entendre (c'était la dernière, ils avaient fini de répéter) l'Orchestre de l'Opéra en belle forme. Mon inclination pour les actes impairs se confirme à chaque réécoute : les archaïsmes volontaires, l'alacrité du I, le second degré délicieux du ballet au III en plein nœud du drame… Le II est un peu plus vériste dans sa langue musicale, avec ses grosses doublures, ses mélodies claironnantes pour soutenir son intrigue d'amants du placard. Le IV m'intéresse beaucoup moins, mais ainsi bien interprété par une chanteuse d'une très belle présence sonore et expressive, tout fuit si vite !
Épaté aussi par la projection ample et le sens verbal des compères Leonardo Cortellazzi (l'abbé de Chazeuil) et Sava Vemić (le Prince de Bouillon).

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La voix parlée

Je reste cependant assez dubitatif sur le choix de Cilea de faire parler une professionnelle du chant pour figurer l'impact expressif de la déclamation dans Racine et Voltaire :
¶ cela crée une forte rupture dans l'illusion théâtrale ;
¶ le chant est censé être une version sublimée de la parole, il est étrange que pour, monter d'un degré dans l'émotion, on nous fasse passer du chant pour « passe-moi le sel la perruque » à la parole quotidienne pour les alexandrins ;
¶ forcément, comme ce sont des chanteuses… le texte est mal dit (en plus du Racine en traduction italienne du XIXe, bon…).

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Les incohérences du livret

De même, quelques bizarreries dans le livret, en particulier à l'acte IV :
→ le mariage d'un Prince européen décidé en deux secondes dans le salon d'un actrice (clairement le Maurizio connaît bien son bréviaire de séducteur, je ne crois pas du tout qu'il l'épousera voyez-vous) ;
→ « un soldat ne peut mentir » est considéré comme un argument valable par Adrienne ;
→ lorsque l'héroïne défaille et qu'on pressent qu'elle va mourir, on appelle la domestique et sans rien lui expliquer l'exhorte « cours chercher un médicament ». Sans avoir mentionné aucun symptôme, bon courage. On sent la phrase qui est là pour souligner l'urgence vitale, pour montrer le désespoir des personnages… mais cela n'a aucun sens, on ne va pas chercher « un médicament » au doigt mouillé pour soigner un empoisonnement – la soubrette savait seulement, n'étant pas revenue depuis le début de l'acte, que sa maîtresse dormait beaucoup pour soigner son mal d'amour…

Je ne sais pas si c'est mieux traité dans la pièce originale de Scribe & Legouvé, que je n'ai pas encore lue.

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Michonnet superstar

On y retrouve aussi le stratagème d'Amneris (Aida) dans une intrigue pauvre en sororité : annoncer la fausse mort de l'amant pour identifier une rivale. Et bien sûr l'attachant amour impossible et désintéressé de Michonnet, un des rares personnages vraiment positifs à l'opéra en général – et cependant doté d'une psychologie plus développée que les confidents habituels. Certes, on peut objecter que sa motivation reste le désir (même sans vouloir l'assouvir), qu'il pourrait tout de même être le père d'Adrienne, et surtout se demander pourquoi il l'aime – à part sa beauté et son talent –, vu que le livret ne nous détaille absolument rien de la personnalité de l'héroïne, à part qu'elle croit en Dieu et qu'elle est très jalouse (et manifestement inexpérimentée, autre incohérence forte s'agissant d'un milieu très connecté à la prostitution en cette fin du XVIIIe siècle).
De surcroît, Adriana n'est même pas vaguement sympathique : elle accepte la mission de protéger l'amante secrète de Maurizio mais… refile la patate chaude à Michonnet, avant de rompre sa parole et de vouloir dénoncer celle qu'elle devait protéger. Que lui trouve donc ce brave Michonnet à part la jeunesse, la beauté et le talent ? Non pas que je veuille régir les amours des personnages de fiction, mais cela altère sans doute son portrait déraisonnablement généreux, avec cette petite touche de superficialité. Je sais, nous sommes en 1902 et encore dans les idéaux XIXe : la femme idéale, c'est ta sœur adoptive (L'homme qui rit de Hugo) ou mieux, ta fille adoptive (Le Bossu de Féval).

samedi 10 février 2024

[nouveauté] Hjalmar Borgstrøm – Fiskeren




Grand Dieu. Voilà qui vient de paraître et de manquer de passer sous mon radar ! Si on m'avait demandé une œuvre que je voulais entendre, j'aurais peut-être cité celle-là. Et par ce chef.

J'attends cet opéra depuis la parution de Thora på Rimol en 2003 ! Je savais pas que ça avait été joué, j'avais même hésité à faire le voyage jusqu'en Norvège (mais j'étais alors à peine majeur), je n'avais jamais espéré que ce puisse être publié officiellement.

Et par le même chef, Terje Boye Hansen, qui avait été exceptionnel avec Trondheim.

Le langage de Thora est celui du Vaisseau fantôme (mais en 1894…), avec un élan, un sens mélodique, une beauté de déclamation tout à fait semblables… et en sus des couleurs vraiment propres, accentuées par les sons fruités et acidulés des orchestres norvégiens (mes préférés au monde, en particulier Trondheim et l'Opéra d'Oslo).

Pourquoi Borgstrøm est-il peu connu ? Il était critique professionnel, et ses compositions, qui ne lui permettaient pas de vivre, n'ont que très peu été diffusées de son vivant. Il ne faut donc pas imaginer de corrélation particulière avec leur qualité.

J'en reparlerai après l'écoute qui débutera… dès la publication de cette notule !

mardi 6 février 2024

Une décennie, un disque – 1850 (a) : Carl CZERNY, les Quatuors ossia Beethoven avec des mélodies


1850 (b)


czerny quatuor
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Le premier mouvement du Quatuor en mi mineur par le St. Lawrence String Quartet.


Le Prince des professeurs

    Quoique grand pianiste, Carl Czerny a commencé une carrière de professeur à l'âge de quinze ans, et a tôt renoncé aux concerts qui lui rapportaient beaucoup moins – il expliquait ses refus d'engagements en concert par la nécessité de soutenir et nourrir sa famille. Élève de Salieri, Beethoven et Hummel, professeur de piano de la reine Victoria, Liszt (les Études d'exécution transcendante ont d'ailleurs été dédiées à Czerny !), Kullak (le prof de Moszkowski), Leschetizky (le prof de Schnabel et de la profe de Prokofiev), il se retrouve ainsi l'ancêtre en technique pianistique de gens comme Rachmaninov, Arrau ou Barenboim !  

    Czerny est surtout resté célèbre pour ses œuvres pédagogiques, pour certaines toujours en usage ; elles ne représentent cependant qu'un fragment de son legs et ont beaucoup contribué à occulter sa qualité propre comme compositeur. En effet, parmi le millier d'œuvres qu'il a composées, autant on peut trouver des tombereaux d'enregistrements de L'École de la Vélocité ou de L'Art de la Dextérité, autant son œuvre sérieuse n'est que très fragmentairement représentée au disque, avec de nombreuses pièces qui n'ont même jamais été imprimées !  Pourtant la qualité de son inspiration en fait, à mon sens, un compositeur important de son temps.

    L'essentiel de son corpus ambitieux (qui ne soit ni œuvres pédagogiques, ni pièces accessibles pour élèves, ni pièces brillantes de concert) date des années 1840-1850, lorsqu'il se consacre exclusivement à la composition.



Compositeur : Carl CZERNY (1791-1857)
Œuvre : Quatuor à cordes en mi mineur (185?)
Commentaire 1 :
    Ce quatuor, comme les autres (un Quatuor à cordes en ré mineur est également présent dans ce coffret de trois disques), est écrit dans une langue totalement beethovenienne malgré sa date bien plus tardive – il faut bien voir que non seulement Beethoven était très en avance, non seulement son empreinte a très durablement marqué ses successeurs, mais surtout que Czerny se met massivement à la composition d'œuvres de musique pure dans les deux dernières décennies de sa vie, issues d'un apprentissage qui remonte aux toutes premières années du XIXe siècle.
    Je suis toujours frappé, par Czerny, par le mélange de l'ardeur beethovenienne, des structures de développement ambitieuses (même si les développements y sont plus mesurés et moins fous que chez le maître) et une chaleur, une évidence dans la mélodie qui évoque plutôt Mendelssohn. Vous imaginez si Beethoven avait eu le sens des longues mélodies ?  Eh bien vous vous figurez le talent de Czerny. Ce quatuor n'est pas sans parentés de ton avec le Sixième de Mendelssohn, par exemple ; mais on y retrouve aussi des formules plus ramassées, des pizz structurants, des réemplois de motifs, des ponts travaillés comme des thèmes, qui montrent bien de qui il procède.
    ♣ Par ailleurs, je trouve ici chaque mouvement extraordinaire et doté d'un caractère propre : la grande forme élancée du I, le recueillement bouillonnant du II, les tourbillons farouches du III, la fureur du IV…
    J'aurais aussi bien pu choisir la Première Symphonie, absolument exaltante, de la même époque – mais j'en ai déjà parlé dans ces pages (en 2012 !) en tant que « Disque du jour », et je ne voulais pas trop déséquilibrer les genres représentés : j'avais besoin de musique de chambre.
    Le coffret contient ici un large éventail du legs de Czerny : le Deuxième Trio piano-cordes, le Premier Quatuor piano-cordes, un autre superbe quatuor (en ré mineur), deux pièces fuguées pour quintette à cordes, des lieder, deux ouvertures orchestrales, un motet d'Offertoire, une pièce pédagogique, des Variations brillantes à six mains sur un thème de Bellini (« Deh, con te li prendi », le second duo Norma-Adalgisa), et la Grande Sérénade concertante pour clarinette, cor, violoncelle et piano (avec ses réjouissantes variations d'un quart d'heure sur La Molinara de Paisiello)… Un très bon moyen de disposer d'une vue générale et de haute qualité de son legs – même s'il me manque, parmi ses pièces les plus inspirées, le Nonette et la Première Symphonie.



Interprètes : St. Lawrence String Quartet
Label : Doremi (2011)
Commentaire 2 :
    Il existe deux versions de ce quatuor. Ici, le St. Lawrence String Quartet joue avec beaucoup de vibrato et dans un son qui ne déborde pas de couleurs, mais avec un enthousiasme communicatif, qui rend justice à l'élan mélodique et structurel des deux quatuors joués pour la première fois sur ce disque. On peut sans doute faire plus « informé » ou (encore) plus beau, mais on ne passe pas à côté de la spécificité et des qualités de ces pages. (Je trouve ces quatuors tellement extraordinaires que je considère qu'ils méritent autant de versions que les Beethoven, Schubert et Mendelssohn, et qu'il y a donc de la place pour encore mieux.)
    L'autre version disponible, par le Sheridan Ensemble chez Capriccio, a le mérite d'ajouter deux quatuors inédits (la mineur et ré majeur) à ces deux-là, mais leur son n'est pas très cohérent (sans doute lié au fait que ce soit un ensemble à géométrie variable plutôt qu'un quatuor constitué) et leur approche manque d'abandon, quelque chose ne se produit pas aussi bien du côté de l'urgence qui sourd chez les St. Lawrence, sans que je puisse déterminer quoi – sans doute une articulation moins pensée, ou en tout cas moins efficace. C'est donc un (double) disque à recommander pour explorer le reste du corpus, mais qui n'est pas en recommander en première approche pour ressentir tout le potentiel de ces quatuors.
    Le reste du coffret Doremi est assez généreusement servi par des artistes de premier plan ; on retrouve par exemple chez les pianistes les vedettes (et défricheurs) Anton Kuerti, le duo Tal & Groethuysen, Stéphane Lemelin



Les précédents numéros de la série, que je n'étais pas parvenu à alimenter depuis 2021, se trouvent dans le chapitre dédié (lien également en haut de la colonne de droite).

dimanche 4 février 2024

Émerveillements provençaux hivernaux


Je n'aime pas voyager. À la fin d'une journée, j'aime pouvoir reposer dans mon propre lit, écrire à mon bureau. Je ne me suis mis à l'exercice que très tardivement dans ma vie, et s'il est vrai que j'y ai pris goût, j'aime avant tout le voyage de proximité, au bout d'une poignée d'heures de train, celui que l'on peut improviser, celui qui donne accès à des lieux où l'on peut retourner – manière de ne pas accentuer inutilement la mélancolie de vivre ailleurs.

Peut-être faut-il voir dans cette méconnaissance la cause de ma naïveté, mais j'ai l'usage, lorsque je me promène, de noter mes surprises : les petites choses qui changent et qui montrent que l'on n'est plus en Île-de-France – je n'y ai pas grandi, mais j'y ai construit ma vie et mes activités depuis tant d'années, parcouru le réseau en tout sens, que je me laisse quelquefois surprendre par des contrastes très simples.

Je les partageais jusqu'ici sur Twitter et vous pouvez les remonter une à une, mais le processus est chronophage et la vie reprend son cours avec les concerts, les disques, les petites découvertes quotidiennes que je partage sans plan défini sur les réseaux. Je profite donc de ce nouveau format pour livrer les remarques collectées de ma dernière expédition.

[Je vous recommande, pour une mise en forme harmonieuse, la lecture directement sur le site consacré aux promenades de Carnets sur sol.]

Suite de la notule.

vendredi 2 février 2024

Artur Schnabel compositeur




Je découvre ces derniers jours le legs composé par le fameux pianiste autrichien.

Autant ses quatuors (1,5) un peu sérieux, ni très modernes, ni généreusement décadents, m'ont plu sans m'impressionner au même titre que d'autres interprètes-compositeurs (Oskar Fried, Felix Weingartner, Otto Klemperer, Volkmar Andreae, Antal Doráti, tous de grands compositeurs), autant son Trio piano-cordes plus tardif, qui s'essaie à une atonalité polarisée et très dynamique, m'a beaucoup séduit. On retrouve les mêmes qualités dans les 7 Pièces pour piano : énormément d'événements, et malgré tout un galbe mélodique.

De même, alors que le Quatuor Pellegrini ne m'avait pas bouleversé, le pianiste Benedikt Koehlen m'impressionne beaucoup par l'autorité qu'il imprime au discours, tellement évident malgré son langage ambitieux.

jeudi 1 février 2024

LULLY – Alceste & les leitmotive – (par Les Épopées)


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Il a déjà été question d'Alceste ici, notamment dans cette notule : Une décennie, un disque – 1670. Pour autant, la réécoute en concert permet de vérifier des constantes ou de mettre au jour de nouvelles pistes d'écoute.



Représentation

C'était à Versailles ce mardi (où le disque vient d'être enregistré), pour la version la plus complète des trois représentations (Versailles, Paris, Vienne) et, disait Stéphane Fuget, quelques inédits qui n'ont pas été gravés au disque jusqu'ici, apparemment. (En général, ce sont des danses, je n'ai pas repéré de nouveauté vertigineuse comme un grand numéro vocal d'action.)
Je ne vais pas détailler la représentation et réitérer mes antiennes autour de l'illusion de tout recréer à l'ancienne avec diapason, instruments, disposition en fosse… si c'est pour faire chanter cela par des chanteurs qui couvrent sur toute la tessiture et n'ont pas de sensibilité au mot qu'il faut porter jusqu'au public, dans la tragédie en musique. C'était globalement très honorable ce soir, mais à la fois très loin de ce qu'on peut supposer des techniques d'époque et pas toujours très efficace en projection ni incarné dans les mots. Pour autant, tout le monde chantait en style et avec un minimum de soin verbal.

Deux chanteurs se distinguaient particulièrement : Juliette Mey (La Nymphe de la Marne, Thétis, Diane, Proserpine), avec une voix tout à fait homogène et lissée d'aujourd'hui, manifeste une véritable sensibilité sur les appuis de la phrase, et parvient à projeter le son avec une certaine aisance dans ce bas-médium. J'aimerais beaucoup l'entendre dans des premiers rôles. Et bien sûr, Cyril Auvity, le prince des poètes ; la voix n'est plus aussi puissante et insolente qu'il y a quinze ans, assurément, mais (tout en assurant sans faiblesse le rôle, au demeurant) il dispense des trésors de phrasé et de conviction, faisant de chaque réplique un moment essentiel où tout se joue. Sans parler du goût merveilleux – car Admète passe, comme chez Euripide, son temps à se plaindre, et Auvity en tire des sons d'une beauté incroyable et des mots à fendre l'âme. Pour moi, c'est avec Howard Crook le grand titulaire des rôles de haute-contre à la scène, qui éclipse tous les autres par la singularité de sa voix, la justesse de ses intentions et l'abandon absolu à ses rôles.

La grande surprise et la meilleure plus-value de la soirée tenait dans l'orchestre Les Épopées : d'abord pour le plaisir évident de jouer, beaucoup de jeunes musiciens qui ont fini leur cursus de musique ancienne au CRR de Paris il y a quelques années… on voit sur les visages le bonheur de jouer cette musique, et cela s'entend très fort. Une des raisons de mon petit abattement dernièrement tenait peut-être aussi pour partie à la professionnalisation de très haut niveau des grands ensembles, certains musiciens ont joué ces œuvres toute leur vie, y sont très à l'aise, et l'enjeu n'est plus tout à fait le même.
Par ailleurs, j'ai été frappé par la densité du son d'orchestre, par son grain – charnu, dense, coloré. On disposait d'un très gros pupitre de bassons (4) et de hautbois (3), avec des instruments jamais vus en concert jusqu'ici – deux tailles de hautbois (c'est-à-dire hautbois ténor, peu ou prou l'idée d'un cor anglais ou d'un heckelphone d'époque, mais tout en longueur), un basson à la quarte (à l'allure quelque part entre la douçaine et l'ophicléide !). Marie Van Rhijn qui déborde toujours d'idées au clavecin, le Chœur de l'Opéra Royal constitué des meilleurs spécialistes (qui passent par tous les chœurs baroques, tel Samuel Guibal qui était là il y a une semaine pour Atys avec le Chœur de Chambre de Namur, et certains sont mêmes des solistes réguliers dans les grandes productions comme Clémentine Poul ou Stéphen Collardelle ; j'y ai aussi aperçu Kyunga Ko, Marcio Soares Holanda, Lisandro Pelegrina…).



La charmante Alceste

En réécoutant l'œuvre dans ces conditions favorables, je remarque plusieurs aspects que j'ai peut-être moins soulignés dans les précédentes notules.

¶ Musicalement, Alceste est probablement l'une des œuvre les plus diverses, les plus totales de LULLY. Tous les éléments de l'épique, du galant, du pittoresque s'y succèdent ; plusieurs mouvements de chaconne très prégnants, une intrigue piquante de valets développée en parallèle de chaque moment du drame (les couples se font et se défont tandis que les coups de théâtre sur les vies des rois se succèdent, avec une intrication parfois spectaculaire, comme lors de l'exil de Céphise auprès d'Alceste après la capture de la reine), des combats très développés (Fuget fait jouer la bataille du II en accélérant de plus en plus, c'est assez saisissant), de petites pastorales, un orage maritime, des Dei ex machina
Le livret ressemble quelquefois à une grande foire, où se bousculent maîtres et valets, mortels et dieux, amour sublime et petites lâchetés, grands affrontements et drames intimes, à un rythme très élevé et par séquence très courtes.
De ce fait, Alceste est probablement l'un des LULLY les plus vivants, je ne crois pas qu'un autre soit aussi contrasté et trépidant.

¶ Je me trouve absolument ravi de la veine mélodique permanente : là aussi, LULLY n'a jamais donné autant de belles lignes à chanter dans ses récitatifs, les ariettes qui donnent les petites leçons de vie figurent aussi parmi les plus soignées et inspirées de tout son catalogue. « Si l'amour a des tourments », « Après tant d'orages », etc.

¶ Je n'avais jamais prêté attention à l'identité du vieillard qui arrive trop tard à la fin de la bataille – il ne s'agit pas d'un personnage grotesque sans nom, mais de Phérès, le propre père d'Admète, dont le ridicule et l'égoïsme sont certes atténués par rapport à Euripide (pendant l'acte III, il se dérobe avec davantage de dignité que lors de la terrible stichomythie du modèle, voyez à partir du vers 720), mais je n'avais pas mesuré à quel point l'humour porte ici sur un personnage de la mythologie et un participant au drame ; et non seulement sur un personnage utilitaire inventé fugacement pour l'amusement comme les nymphes et tritons des divertissements. Cela ne fait que souligner le manque d'empathie du vieillard envers son fils à l'acte suivant, où ses défauts sont pourtant plutôt gommés.

¶ Je n'avais jamais remarqué à quel point la récurrence de certains vers (et de la mélodie qui va avec) au long de scènes entières finit par ressembler à des motifs structurants : « Le Héros que j'attends ne reviendra-t-il pas ? » pour les plaintes de la Nymphe de la Seine au début du Prologue, « J'aurai beau me presser, je partirai trop tard » lorsqu'Alcide avoue son amour à Lycas au début de l'acte I, « Alceste est morte » lorsque Céphise vient révéler l'identité de l'âme qui s'est sacrifiée pour sauver le roi (acte III), avec un effet incantatoire prolongé dans la suite de la scène où « Alceste, la charmante Alceste, / La fidèle Alceste n'est plus » est scandé par une Femme affligée, sur un modèle ensuite repris, deux opéras plus tard, pour la fin d'Atys.
Mais le plus étonnant sera « Gardez-vous bien de m'arrêter » lorsque Alcide, une fois Alceste libérée (fin de l'acte II), lui avoue à demi-mot pourquoi il doit partir : la tournure mélodique évoque sensiblement « J'aurai beau me presser, je partirai trop tard ». Ce n'est pas la même, mais le galbe ne ressemble pas à ceux des autres basses-tailles LULLYstes. Cette caractérisation fine d'un personnage par un aspect musical qui lui est propre, cet écho des mélodies préfigurent en quelque sorte ce que pourra être un leitmotiv ; et ce type de soin est assez atypique en ce temps-là. J'en ai été étonné – et enchanté.
[Les liens renvoient vers la piste sonore des répliques concernées.]

En somme, non seulement Wagner doit tout à Mendelssohn, mais le reste, il l'a volé à LULLY. Tout le reste du jour, écoutez encore Alceste. (La représentation va commencer à Paris.)

dimanche 28 janvier 2024

[nouveauté] Chopin pour quatuor de violoncelles




Petite merveille inattendue qui vient de paraître chez NFM : des arrangements de Chopin quatuor de violoncelles (Polish Cello Quartet). Ce serait, ''a priori', une très mauvaise idée, ajouter les pleurnicheries du violoncelle, dans une zone très concentrée du spectre, aux interprétations déjà dégoulinantes de Chopin…

C'est tout l'inverse qui se produit.

1) Le choix des pièces est particulièrement intelligent : il inclut évidemment des tubes (Préludes n°4 et n°15, Nocturne opus posthume en ut dièse mineur, Nocturne Op.9 n°2, Valse op.18, Valse-Minute, Valse Op.64 n°2…), mais aussi des œuvres beaucoup moins courues comme le Nocturne en sol dièse mineur (le n°12) et trois Mazurkas – pas les plus célèbres d'ailleurs, mais toutes parmi les plus belles à mon sens. L'occasion de se faire plaisir de façons très différentes, qui ménage à la fois le plaisir de la transformation de la chose connue et des (semi-)redécouvertes.

2) L'arrangement ne sonne pas du tout comme les horribles ensembles de violoncelles (plus larges, il est vrai, octuor souvent) qui s'entassent sur la même zone du spectre… on croirait entendre un véritable quatuor à cordes, d'autant que les interprètes ont une technique et un son merveilleux – l'impression d'entendre une contrebasse dans le grave, un alto dans le médium, un violon dans l'aigu… Si bien que le résultat est particulièrement équilibré et homogène. Les siècles d'expérience dans l'écriture pour quatuor à cordes ont clairement été mises à profit, et nous jouissons d'un festival de contrechants et pizz bien pensés. Les arrangeurs (Sabina Meck, Piot Moss, Leszek Kołodziejski) ont fourni des reformulations très abouties des œuvres originales.

3) Les interprètes sont formidables, on se repaît des couleurs sombres et chaleureuses, des touches de lumière, de la précision immaculée.

4) Surtout, ce disque procure une rare occasion de réentendre Chopin comme compositeur et non comme compositeur-pianiste. Non pas que personne ait jamais pu considérer que Chopin n'était qu'un pianiste, mais l'œuvre qu'il laisse est tellement liée au piano qu'on s'est habitué à entendre des tics pianistiques, des traits (écrits, bien sûr), et que l'instrument ou les modes pianistiques font quelquefois écran à la musique telle qu'elle est écrite. On peut alors, grâce à cette nouvelle proposition, s'abstraire des contingences pour en goûter la substance pure, réinvestie dans d'autres truchements – qui ont aussi leurs contraintes propres, évidemment. Et je dois dire qu'entendre Chopin sans les aspects percussifs du piano, un Chopin caressant, un Chopin plus harmonique (et polyphonique !) que jamais… m'a absolument ravi. Car il est sans conteste, aux côtés de Berlioz (pour l'orchestration) et de Meyerbeer (pour la pensée formelle) le musicien le plus novateur des années 1830 ; personne n'est aussi avancé que lui sur les questions harmoniques. Le libérer du seul piano lui rend d'autant mieux justice.



samedi 27 janvier 2024

Les Offertoires de Requiem


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0. L'Offertoire

Les Messes des morts – genre qui tire son nom courant de ses premiers mots (Requiem æternam dona eis Domine – « Repos éternel donne-leur, Seigneur ») – mises en musique ne suivent pas toutes le même patron. Certaines ne contiennent pas la fameuse et dramatique « Séquence », qui débute par le Dies iræ, et qui évoque de façon proprement apocalyptique la situation du fidèle / du pécheur au moment du Jugement Dernier – son texte, qui a dû naître au XIe siècle, se fixe au XIIIe siècle.

Si l'Introït, l'Offertoire, le Sanctus et l'Agnus Dei sont incontournables, en revanche le Kyrie, le Graduel (variation sur l'Introït), la Séquence, le motet pour l'Élévation Pie Jesu, la première Absoute (« Libera me, Domine, de morte æterna »), la seconde Absoute (« In Paradisum ») sont diversement présents selon l'époque, le type de liturgie, les choix musicaux des compositeurs. Le Trait (« Absolve, Domine »), la Communion, le répons « Subvenite » sont en revanche, autant qu'il m'en souvienne, très peu souvent présents. Quant au Gloria, au Credo, à l'Alleluia, ils sont traditionnellement absents des Messes des morts.

L'Offertoire bénéficie ainsi de l'avantage certain de demeurer toujours présent dans les Requiem musicaux – dans une variante propre à la Messe des morts. Par ailleurs, c'est un texte qui offre beaucoup de contraste : « délivrez les âmes des peines de l'Enfer […] et de la gueule du lion » pour la représentation graphique ou dramatique de l'au-delà, « la sainte lumière que jadis vous promîtes à Abraham et à sa descendance », multitude qui offre occasion (comme dans le Magnificat) de furieuses fugues pour évoquer l'infinité de la postérité d'Abram, dans la troisième strophe les oblats proprement dits la section Hostias (« Ces présents et ces prières de louange […] reçois-les pour ces âmes ») et pour finir une reprise du texte de l'Introitus (« Requiem æternam etc. »).

C'est l'occasion d'aborder l'immense corpus des requiems par le prisme plus dense d'un seul mouvement commun à tous – c'est aussi, souvent, l'un des plus beaux moments d'invention musicale après la Séquence (qui n'est pas toujours présente). Le Sanctus et l'Agnus Dei sont souvent bien plus convenus, même dans les requiems les plus étonnants.

Suivez-moi.


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Cette playlist contient toutes les pièces mentionnées, dans les meilleures versions que j'aie pu entendre. Vous en trouverez quantité d'autres, attachées ou non à des notules, sur mon profil.



1. Renaissance

Antoine de Févin, « Requiem d'Anne de Bretagne ».
Versions recommandées : Organum pour l'articulation, Doulce Mémoire pour les belles couleurs fumées.

Cristóbal de Morales.
Version recommandée : Musical Ficta.

Orlande de Lassus, Requiem pro omnibus fidelibus defunctis.
Version : Cappella Foccara.

Orlande de Lassus, Missa pro defunctis.
Version recommandée : The Hilliard Ensemble.

Orlande de Lassus, Requiem a 5.
Version : Pro Cantione Antiqua.

Tomás Luis de Victoria, Missa pro defunctis a 6.
Version recommandée : The Sixteen.

Pour ces œuvres, qui s'étendent du début du XVIe siècle au tout début du XVIIe siècle, le style musical, contrapuntique dans toutes les parties de la messe – chaque section de chanteurs exécute une ligne indépendante, à des rythmes différents –, n'est pas prévu pour le contraste. Ni à l'intérieur du Requiem, ni à l'intérieur de l'Offertoire lui-même, ni même avec les œuvres des collègues : l'idée est d'écrire de la musique sublime sur les paroles sacrées, pas prioritairement de souligner le sens de ces paroles. C'est d'ailleurs la source d'une querelle qui donna naissance à l'opéra – car il en allait de même dans la musique profane, avec des chœurs polyphoniques pour chanter les textes –, écrire le texte sous forme de monodie (une seule ligne mélodique à la fois), afin de pouvoir d'une part le comprendre, d'autre part en souligner l'expression par l'écriture musicale et par les inflexions des interprètes.

Ce sont pour autant des chefs-d'œuvre que je vous ai sélectionnés, dont quelques tubes (le Morales et le Victoria font vraiment partie des standards de la musique Renaissance). Je suis particulièrement frappé, à la comparaison, par l'attitude de Lassus, qui écrit, dans les deux derniers offertoires que je propose, une entrée progressive des voix supérieures, avec un effet d'illumination particulièrement saisissant. La prière de délivrance prévaut ostensiblement sur la descriptions des peines des damnés – mais il ne faut pas nécessairement y voir, comme je le suggérais précédemment, un projet figuraliste, plutôt une recherche de la beauté pure pour servir un texte sacré.



2. Baroque

Le choix est évidemment immense, aussi je n'ai retenu que mes chouchous.

Jean Gilles.
Versions recommandées : Herreweghe I (celle avec Mellon & Crook), Sow.

André Campra.
Version recommandée : Haïm.

Jan Dismas Zelenka, Requiem pour l'Électeur Friedrich August Ier ZWV 46.
Version recommandée : Luks.

Jan Dismas Zelenka, Requiem en ré mineur ZWV 48.
Version recommandée : Válek.

La proposition de Gilles contient l'un de mes moments favoris de toute la musique universelle : lorsque la basse-taille achève son récit très vertical « des peines de l'Enfer » – ce syntagme est répété plusieurs fois isolé de toute la syntaxe de la prière qui précède, si bien que l'on insiste très vivement sur la perspective de damnation –, les autres solistes entrent en canon (taille, haute-contre, soprano, puis basse) pour répéter l'invocation de « Domine, Jesu Christe » et la supplique du « libera animas ».

Le Campra, lui, est un bijou à la structure particulièrement sophistiquée, débutant par une trépidation dramatique, une plainte de trio d'hommes entrant en canon, très prégnante mélodiquement (et accompagnée de flûtes), exaltant les appuis du texte et son sens – « libera animas » constitue une véritable apostrophe à la Divinité. Les épisodes se succèdent avec beaucoup de variété : chœur soutenu par une basse en volutes, récit de taille avec réponses de ritournelles orchestrales, etc.

Les deux offertoires de Zelenka que je propose sont assez différents : le Requiem en ré mineur est plutôt à dominante chorale, avec assez peu de contrepoint, jouant plutôt de la masse symbolisant les fidèles, avec quelques solos secondaires (mais l'on a tout de même un beau fugato pour « Quam olim Abrahæ », tandis que le Requiem pour l'Électeur se présente davantage sous des atours théâtraux, avec cette note de basse répétée et ce soliste (basse) très enflammé, comme une scène d'opera seria.



3. Classicisme

François-Joseph Gossec, Grande Messe des morts.
Version recommandée : Devos (un peu ancienne, mais chaleureuse, vivante, très correctement articulée, et solistes tellement incroyables…)

Michael Haydn, Missa pro defuncto Archiepiscopo Sigismundo.
Version recommandée (pas parfaite) : Zacharias.

Johannes Chrysostomus Wolfgangus Theophilus Mozart.
Version recommandée : Currentzis (particulièrement articulée !).
Version de complément : Quatuor Debussy.

Le texte de Gossec n'est pas celui du traditionnel Offertoire de Requiem, et se trouve écrit sous forme d'un grand récitatif pour soliste acculé comme un personnage de tragédie, et aux éclats. C'est magnifique, et absolument pas mystique ni recueilli.

Le Requiem de Michael Haydn (le petit frère de Joseph) est bien connu pour l'inspiration manifeste qu'en a tiré Mozart – les parentés de l'Introitus sont véritablement frappantes, on peut quasiment parler d'emprunt ! –, et la comparaison se poursuit dans d'autres numéros, dont l'Offertoire. La traditionnelle fugue « quam olim Abrahae promisisti » (déjà généralisée dès le XVIIe siècle pour le verset parent dans le Magnificat « Sicut locutus est ad patres nostros, Abraham et semini ejus ») est traitée de façon similaire – comparez notamment l'entrée martelée des basses !  Moins souvent entendue, j'aime beaucoup l'entrée du ténor dès le début de l'Offertoire qui, par sa solitude et ses accents, souligne véritable la dimension de prière, de supplique.

Enfin Mozart, inachevé, où il existe quelques trillons de versions. Je m'étais arrêté à Currentzis comme la plus vivante dans les premiers numéros, mais à la réécoute, je trouve le latin du chœur très lisse et peu articulé, je crois que ça ne répond plus à mon goût d'aujourd'hui et il faudrait me remettre en quête. Parmi les autres que j'ai beaucoup aimées, des versions informées comme Mackerras (celle avec Gritton), Herreweghe, Harnoncourt (celle avec Yakar), Christie, Malgoire I (celle de BMG, pas celle du Brésil), Christophers… d'autres au milieu du gué comme Hickox, et certaines vraiment à l'ancienne comme Böhm (celle avec Siepi, surtout pas celle de DGG), Colin Davis (Symphonique de la BBC en 1967 ou Radio Bavaroise), Bernstein, etc.
J'attire donc surtout votre attention sur la version pour quatuor de Peter Lichtenthal : partition de 1802, qui transcrit tout le Requiem sans solistes vocaux. Le Quatuor Debussy l'a retouchée et enregistrée, il s'agit sans doute de ma version chouchoute absolue de cette œuvre, qui met la musique – et, paradoxalement, le drame – à nu. Coïncidence plaisante, alors que le disque est déjà ancien (2009), le programme est redonné en avril dans une version aux bougies mise en espace par Louise Moaty, à… Herblay !  Vous m'y verrez – à la lueur vacillante de la lumière d'époque.

Afin de vous laisser le temps de découvrir paisiblement tout cela, je vous laisse quelque temps avec ces premières présentations et reviendrai plus tard pour les romantiques et le XXe siècle. La playlist est, elle, complète, vous pouvez toujours la parcourir.



4. De ma vie

Avant de nous quitter, une anecdote que je trouve plaisante.

Depuis l'enfance, lorsque j'écoute la fugue de l'Offertoire, j'entends non pas « quam olim Abrahae promisisti » (« ainsi que tu promis jadis à Abraham ») mais « amor e barbare promettesti » (« tu promis de l'amour et des femmes barbares »). Changement de programme assez radical.

Pour autant, cela correspond vraiment bien à l'ardeur de certaines mises en musique (Michael Haydn, Mozart, Suppé notamment…) et l'illusion continue de me surprendre, je dois rectifier à chaque fois.

En somme, les choristes : articulez, c'est important.
[C'est un peu la même histoire que les dichotomies célèbres à l'écrit : « Ils m'ont tout pris. / Ils m'ont tous pris. » ou « Allons manger, les enfants. / Allons manger les enfants. »  Le détail a son importance pour ne pas briser l'adhésion sans arrière-pensée au moment.]

jeudi 25 janvier 2024

La Esméralda de Louise Bertin – Ce que l'on croit aller voir


Notre-Dame-de-Paris par Louise Bertin… ou Jeanne Desoubeaux.

Chose fascinante, dans l'objet hybride proposé aux Bouffes du Nord (transcrit pour quintette piano-violon-violoncelle-clarinette-basson, coupé au tiers, mêlé de fragments du roman de Hugo…), la réception a été parfaitement prévisible : les critiques musicaux ont détesté (même le très-obséquieux Ôlyrix !), parce que ça ne respecte pas l'œuvre (et la musique amplifiée de la Fête des Fous, certes désagréable, leur a manifestement fait très peur), et les critiques théâtraux ont adoré, parce que c'est un format original. Voilà qui donne de quoi réfléchir sur les jugements définitifs.

Diapason
Opera Online
Ôlyrix
Concert Classic
Sceneweb
Cult.news
Théâtre du Blog

Pour ma part j'ai trouvé dommage / peu honnête de vendre « l'opéra de Louise Bertin » lorsqu'il s'agissait en réalité d'un spectacle qui en reprend de vastes fragments pour proposer autre chose. Autrement, l'arrangement sur instruments anciens et les chanteurs (Christophe Crapez, et surtout Jeanne Mendoche, à qui je dois consacrer une notule) étaient merveilleux, l'œuvre révélait de belles qualités (de belles mélodies dans les ensembles, des dispositifs surprenants comme la scène du voyeurisme du viol bel et bien reproduite dans l'opéra…) qui m'avaient parfois échappé dans le disque chanté en volapük au festival de Montpellier. Et les extraits du roman fonctionnaient plutôt bien – j'aurais simplement été davantage séduit si j'avais pu me couler à l'avance dans le format que j'allais voir – et je croyais initialement que c'était l'opéra intégral.

L'histoire de cette œuvre est par ailleurs savoureuse : Hugo tempêtait toujours contre les adaptations (sans droits d'auteur, il est vrai) de ses œuvres à l'opéra, considérant que la musique de ses vers était suffisante et n'avait pas à être contredite par l'imagination plus ou moins féconde des adaptateurs… mais pour la fille du directeur du puissant Journal des Débats, là, il fait tellement une exception qu'il va jusqu'à écrire lui-même le livret – pas bon d'ailleurs, on y découvre que Hugo peut écrire des vers de mirliton vraiment pas soignés… Berlioz a aidé à l'orchestration (il va de soi que les femmes ), ce qui a valu beaucoup de rumeurs comme quoi il aurait été l'auteur de l'œuvre – je n'ai pas vérifié les fondements de ces allégations, mais à l'oreille, ça ne s'entend vraiment pas, c'est nettement moins intéressant que du bon Berlioz, sensiblement plus intéressant que du mauvais Berlioz, et en tout état de cause ressemblant ni à l'un, ni à l'autre.

mardi 23 janvier 2024

LULLY – Atys – Rousset (Versailles 2024)


Plaisir de retrouver Atys dans une aussi belle distribution, différente du disque qui vient de paraître (Château de Versailles Spectacles) :
Céline Scheen (au lieu de Marie Lys)
Van Wanroij (au lieu d'Ambroisine Bré)
Reinoud Van Mechelen
Philippe Estèphe.

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Choix d'interprétation

La tendance est celle d'une interprétation au tempo très flexible dans les récitatifs (souvent dans le sens de l'alanguissement). Je n'adore pas cet aspect, je trouve que la netteté du rythme procure un rebond et un élan supérieur, mais c'est très intelligemment réalisé, pour souligner précisément les affects des personnages et ménager des surprises, des ruptures ; dans une œuvre aussi connue, c'est aussi une façon de renouveler l'écoute. (J'ignore absolument si l'on dispose d'éléments sur cet aspect des pratiques d'époque, rubato maximal ou rectitude métronomique.) La petite chaconne délicieuse de l'acte I « Je me défends d'aimer autant qu'il m'est possible » se trouve ainsi désarticulée et l'on ne reconnaît plus le mouvement de danse.
Rousset le réalisait de façon moins ostensible dernièrement, mais ce récitatif à tempo mobile a été caractéristique de ses interprétations il y a quelques années ; son Phaëton en témoigne avec évidence (et je n'avais pas beaucoup aimé cela non plus).

L'autre impression, moins frappante en salle qu'au disque, est l'impression d'un « concerto pour continuo » : Christophe Rousset et Korneel Bernolet réalisent un continuo très riche, inventant quantité de contre-mélodies au clavecin, simultanées à celles des chanteurs. Le résultat est d'une rare beauté musicale, et je l'adore d'ordinaire, mais peut paraître en décalage avec le langage d'Atys, assez épuré, où le texte est premier. Les remplissages audibles de clavecin pendant le déchirant chœur hors scène « Atys, Atys lui-même / Fait périr ce qu'il aime » m'ont paru parasiter l'attention tout entière tournée vers le drame – et potentiellement la beauté pure de ces grands accords, alors que Bernolet préparait les surprises harmoniques à l'aide de belles transitions (à rebours de l'effet de surprise attendu).
Pour autant, la chose est passionnante, il y a toujours quelque chose à entendre, et les clavecins sont très bien captés dans le disque, si bien que l'on peut entendre précisément toute cette musique supplémentaire et magnifique.

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Les chanteurs sont indispensables

Le gros point fort de la soirée était la distribution : je ne suis décidément pas sensible à Reinoud Van Mechelen (Atys) dans le registre tendre (les eu mâtinés de ü, on n'entend pas les attaques, phrasé musical qui met le texte à distance… c'est irréprochable, mais cette voix très également mixée m'ennuie là où j'attends le relief des mots) ; cependant dès qu'il faut de l'épique et de l'énergie, ses propositions sont toujours saisissantes.
Céline Scheen (Sangaride) a très bien négocié la douzaine d'années écoulées depuis Bellérophon : la voix est plus sombre, mais sonne toujours bien et ne s'est pas asséchée comme on aurait pu le craindre avec ce petit brin de voix charmant (mais émis plutôt du côté du pharynx, donc potentiellement plus fragile s'il faut s'adapter techniquement).

Par ailleurs, cinq chanteurs m'ont ravi – et rappellent de façon vibrante combien un répertoire où le texte est premier (et l'ambitus réduit) repose fortement, pour s'épanouir, sur le génie propre de ses interprètes.

Je ne sais pas avec qui Apolline Raï-Westphal a travaillé dans les six mois où je ne l'ai pas entendue, mais sa Melpomène était un miracle, qui m'a confirmé que, non, je ne délire pas, il est réellement possible de phraser plus précisément ce répertoire qu'on ne le fait aujourd'hui. Grâce à une émission qu'elle concentre (antériorité, nasalité, poitriné) dans une zone qui est pourtant théoriquement le point faible de sa tessiture, elle offre une variété d'accents, de couleurs, de poids sur les syllabes expressives, qui subliment absolument le récit de Melpomène dans le Prologue, jamais entendu porté avec le verbe aussi haut. Après la demi-minute de sa tirade, je savais que ma soirée était faite. Et c'est vraiment ce qui donne du sens à son répertoire, chaque mot porte avec sa nuance, aussi net qu'un poignard, aussi surprenant qu'une blessure. La plus jeune du plateau a donné des leçons de style à tout le monde.

J'ai bien sûr adoré Gwendoline Blondeel, plutôt dans les rôles qui flattent mieux son médium (les ariettes plutôt que les récitatifs graves de la suivante Doris), ici c'est la nature même de l'émission qui ravit, totalement franche, limpide, elle se projette sans effort malgré la tessiture très basse, et toujours avec un naturel musical et verbal merveilleux. (Souvenir tétanisé de son Ombre de Clorinde dans la Jérusalem Délivrée de Philippe d'Orléans.)

Troisième titulaire de rôles secondaires qui mériterait tous les feux, Kieran White (le Sommeil, notamment), ténor parfaitement équilibré, à la couleur chaleureuse, au timbre épanoui, que j'aimerais assez entendre dans un premier rôle de haute-contre. Le volume n'est pas grand, mais avec un orchestre d'effectif raisonnable, je serais curieux de voir ses capacités expressives sur une plus grande distance.

Parmi la distribution des grands rôles, beaucoup d'admiration pour Philippe Estèphe : faute de basses qui acceptent de chanter ce répertoire, ce baryton franc, clair et brillant parvient, grâce à une émission antérieure et très saine, à faire sonner la tessiture grave très audiblement, avec des attaques précises et une diction parfaite. Ce garçon fait un tour de force en parvenant à chanter aussi bien dans une tessiture qui n'est même pas la sienne. (J'espère simplement que la répétition de rôles hors tessiture ne finira pas par dérégler l'instrument ou le fatiguer gravement, mais au moins j'ai ainsi le plaisir de l'entendre dans les premiers rôles qu'il mérite !)

Enfin, très impressionné également par Judith Van Wanroij qui conserve sa voix absolument intacte depuis Pirame & Thisbé de Francœur & Rebel… en 2007 ! Je retrouve d'ailleurs ce soir les couleurs fruitées et les nasales ardentes qui m'avaient tant séduit dans sa Thisbé. Choix surprenants dans son approche de Cybèle, très calme, réellement sensible mais aussi un peu hors du monde, connaissant sa valeur… rien d'une mégère, sa colère se manifeste par un calme dépit et une vengeance implacable. Portrait très original et réussi.

Je pourrais aussi tresser des couronnes aux Talens Lyriques, et surtout au Chœur de Chambre de Namur, d'une précision d'intonation folle ; voix intermédiaires toujours audibles, et un pupitre de sopranos qui ajoute des agréments (notes de goût) sur les attaques avec une précision à peine croyable (pas un pouce de décalage sur ces notes hors mesure) et surtout un goût stylistique particulièrement étudié. Merveille.

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L'amour d'Atys

Je ne suis pas d'accord avec tous les choix – et en particulier pas vraiment d'accord avec l'affirmation de Christophe Rousset qui visait quelque chose de « différent » ; certes, les tempi changent, mais je ne trouve pas la proposition aussi singulière que Christie 1987 (sur le vif, pas le disque capté avant les représentations qui est tout figé et très ennuyeux), Reyne 2009 (petit effectif, peu de continuo, ambiance funèbre sur la pointe des pieds, épure complète) ou Christie 2011 (avec des couleurs plus bigarrées, à l'italienne). Le disque (très bon) ne m'est pas indispensable, mais en représentation, c'était un rare bonheur.

Quant à l'œuvre ? Après, toutes ces années, je reste toujours fasciné par les mêmes points forts : l'acte I fulgurant de bout en bout (musicalement et dramatiquement), un des sommets de l'histoire mondiale de l'opéra ; la jubilation musicale ininterrompue du Prologue ; la dispute insolite des jeunes premiers au début du IV ; et bien sûr la noire apothéose du V. (C'est sans doute le chœur hors scène du meurtre de Sangaride qui m'a le plus saisi ce soir.)

dimanche 14 janvier 2024

Desmarest & Campra – Iphigénie en Tauride, ou Électre superstar


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Une œuvre qui faillit ne jamais être achevée… et ne jamais être redonnée.

Joseph-François Duché de Vancy et Henry Desmarest commencent à écrire une Iphigénie en Tauride en 1695, dans cette période particulière où LULLY est mort, où le roi ne s'intéresse plus guère à la musique depuis longtemps, et où le public boude la plupart des nouvelles tragédies en musique – tandis qu'il s'enthousiasme pour la nouveauté du ballet à entrées (chaque acte constitue une micro-intrigue avec une couleur locale forte, sur le modèle de L'Europe galante de La Motte & Campra). C'est pourtant le moment où les livrets sont les plus ambitieux, osant des fins réellement tragiques, et où la musique ose puiser à davantage d'italianité : contrepoint, harmonies, solos virtuoses s'accumulent. Les opéras de Desmarest restent assez nettement dans la filiation LULLYste, mais ceux de Charpentier, Jacquet de La Guerre, Marais, Campra, Destouches osent quantité de gestes nouveaux, avec une théâtralité souvent beaucoup plus hardie.




1. Le livret

Ici, le sujet proposé par l'Académie Royale de Musique est inspiré par le projet d'un Oreste & Pylade commandé à François-Joseph de Lagrange-Chancel pour la Comédie-Française. Cependant la pièce n'est livrée qu'en 1697, et les librettistes ne pouvaient donc avoir une connaissance précise. Les choix dramaturgiques en sont aussi différents que possible : dans la tragédie de Lagrange-Chancel, Thoas s'est épris d'Iphigénie et délaisse la princesse scythe Thomiris à laquelle il a promis le mariage – l'intrigue se dénoue par la mort de Thoas dans la bataille qu'il livre aux Grecs venus dérober l'image de Diane.

Dans la tragédie en musique écrite par Duché de Vancy (l'auteur du livret de Céphale & Procris de Jacquet de La Guerre) et achevée par Danchet (l'auteur du livret de plusieurs grands Campra, comme Tancrède ou Idoménée), le centre de gravité est totalement différent. Certes, Thoas s'y trouve aussi au centre, mais cette fois-ci, il soupire pour Électre, qui a fait le déplacement avec Oreste et Pylade (auquel elle est fiancée) pour les protéger. La princesse argienne feint ainsi d'accepter la main du tyran barbare pour garantir la vie de son frère et de son amant – tout en projetant de se donner la mort ensuite. Évidemment, elle est d'abord maudite par Oreste pour s'être ainsi donnée, avant que de révéler son geste généreux. Les deux duos de non-reconnaissance, puis de reconnaissance entre Iphigénie et Oreste sont très touchants, mais Électre se trouve réellement au pivot de l'intrigue, comme le personnage le plus entreprenant et le plus courageux, celui qui peut réellement opérer des choix, tandis que Thoas se trouve balloté par ses affects (et l'opposition des dieux, avec une grande tempête qui interrompt la fête d'hyménée) et que les Grecs se trouvent tout simplement… prisonniers.

Ce motif est à ma connaissance une invention de Duché de Vancy, je ne l'ai vu nulle part (et en tout cas pas chez Lagrange-Chancel) ; passé la surprise première, je le trouve très astucieux, on réutilise un personnage connu (on précise même qu'elle est née après le ravissement d'Iphigénie) tout en conservant son tempérament volontaire, et en lui fournissant une intrigue amoureuse secondaire – comme on en ferait pour Alcide ou Achille. Il est assez inhabituel de rencontrer des héroïnes aussi entreprenantes (ou alors ce sont des sorcières comme Armide, Circé, Médée ou Alcine), et celle-ci cadre assez bien avec son profil mythologique. Je suis d'autant plus amusé qu'on peut retrouver Électre à nouveau loin d'Argos dans une autre situation – Danchet, dans Idoménée, la place comme la promise délaissée d'Idamante (le fil du roi de Crète), avec plusieurs scènes de dépit et de colère (dans le goût de l'Herminie de l'Andromaque de Racine).

Le livret se termine de façon joyeuse pour pouvoir ménager la chaconne finale, de façon pas très ambitieuse : après la scène de reconnaissance, les Grecs sont trahis au moment d'enlever la statue de Diane et la bataille menace de faire périr tout le monde… à ce moment, les librettistes font le choix du gros deus ex machina bien gras et pataud, avec l'apparition de Diane qui, exactement comme chez Guillard plus tard (pour Gluck), fait la leçon aux Scythes de ne même pas bien parler grec, et confie son image aux Grecs venus la voler.

Au demeurant, je trouve le livret très bien bâti, avec des actes bien identifiés et utiles, ce qui n'est vraiment pas systématique dans la tragédie en musique – où il est fréquent que des moitités d'action se sépare entre des actes, et où les divertissements paraissent souvent artificieux.
I : Iphigénie et Thoas se plaignent (séparément) de leur situation.
[Divertissement : prières et danses scythes.]
II : Tourments d'Oreste.
[Apaisement par Diane.]
III : Négociation d'Électre, rompue par l'oracle de l'Océan.
[Danses de mariage et tempête.]
IV : Préparation de la fuite par Iphigénie, sans reconnaissance.
[Rituel de purification.]
V : Reconnaissance et dénouement.
[Chaconne de réjouissance.]



2. La catastrophe dans le monde réel

Seulement, voilà, Desmarest se remarie avec une jeune femme de dix-neuf ans, certes consentante, mais sans l'aveu du père, médecin à la Cour. Condamné par contumace en 1700, il est pendu en effigie en place de grève pour « séduction et rapt ». Louis XIV, très mécontent de son inconséquence, ne fit lui fit jamais grâce, et Desmarest ne put revenir en France que sous la Régence, sans pouvoir cependant obtenir aucune charge à la Cour. Il est vrai que son style très LULLYste (en un peu plus coloré) devait paraître tout à fait hors de saison en 1720, époque à laquelle les galants ballets à entrée triomphaient, et où le style italianisant beaucoup plus complexe et extraverti était en vogue avec les cantates de Morin, la musique sacrée de Blamont, et même le début de la carrière de Francœur & F. Rebel !
[Il nous a cependant laissé quantité de belles choses – sacrées en particulier – issues de son séjour à la Cour de Lorraine.]

Et notre Iphigénie en Tauride n'était pas achevée. Francine, le directeur de l'Académie Royale de Musique (alors en grave difficulté financière, car il s'agissait d'une entreprise privée) charge Campra d'achever ce qui doit l'être, quantité de choses au sein de chaque actes, et le Prologue en entier. Succès limité à la création de 1704, mais grand succès à la reprise de 1711.

La partition publiée par Ballard en 1711 indique explicitement ce qui appartient à chaque compositeur. Globalement, Desmarest a composé les premiers actes (avec quelques trous, comme les visions d'Iphigénie à l'acte I) et n'a pas achevé la fin. Le Prologue, la fin de l'opéra, les deux duos entre frère et sœur sont de la main de Campra. Mais je suis frappé du respect par celui-ci du style général de l'œuvre : non seulement on n'entend pas nettement de ruptures, mais jusque dans les parties totalement laissées à sa fantaisie comme le Prologue, Campra adopte la manière de Desmarest – davantage de place à l'écriture en accords et à la couleur, moins de contrepoint et de virtuosité que chez Campra qui, quoique né à deux mois d'écart, est en général beauccoup plus marqué par l'influence ultramontaine : harmonies sophistiquées, solos instrumentaux, volutes vocales, travail sur le contempoint.

On a donc bel et bien l'impression d'entendre un opéra de Desmarest de bout en bout – vraiment, j'aurais juré que le Prologue appartenait à Desmarest avant que de lire les érudites précisions apportées par Benoît Dratwicki dans le programme de salle.

[Mais vu que personne ne peut le vérifier, je vais plutôt me vanter du contraire : faites-moi penser à corriger ce paragraphe et à écrire plutôt « malgré la tentative d'imitation très réussie de Desmarest, Campra n'a pu tromper un spécialiste génial et profond tel que moi, et j'ai immédiatement relevé les quelques enchaînements caractéristiques qu'il n'a pas eu la finesse de gommer ». Je compte sur vous pour me le rappeler avant la publication, il en va de ma réputation.]

Seconde catastrophe : le Concert Spirituel devait déjà remonter l'œuvre en 2007 au Festival de Montpellier, dans la foulée du succès éclatant de Callirhoé (recréée à Beaune en 2005 et donnée à Montpellier l'année suivante dans une version mise en scène). Mais, pour une raison qui n'a jamais été communiquée, le projet a été annulé et France Musique a diffusé le… Don Giovanni donné à la place. Certes, les couleurs et l'urgence, du Concertspi, la tension de Cyril Auvity en Ottavio constituaient un rare bonheur, mais pour ce qui est de la découverte du répertoire, le compte n'y était pas. J'ai attendu un an, puis deux, puis trois… et me suis finalement résigné à ne peut-être la réentendre de ma vie. Ou alors un jour où je n'y croirais plus. Et ce fut finalement le cas, inespéré, par le même ensemble ! (mais pas du tout les mêmes artistes, évidemment)



3. Des surprises musicales

De même que le livret, la partition est une réussite : quelques très belles pièces comme les deux duos fraternels entre Iphigénie et Oreste, beau livret et mise en musique assez lyrique et généreuse, mais aussi et surtout beaucoup de gestes réellement originaux que je n'avais pas entendus ou lus ailleurs, en tout cas pas dans cette génération-là !

Les fureurs d'Oreste sont écrites avec une grande variété d'intonations, ce n'est pas simplement une scène homogène comme un air, toute la musique s'adapte à l'évolution du texte de façon très plastique, le résultat en est très impressionnant.

¶ Étonnant concertato familial à 4 (Électre, Iphigénie, Pylade, Oreste qui chantent chacun une partie différente) lors du dénouement du cinquième acte… ce type de situation est caractéristique du grand opéra à la française au XIXe siècle (et auparavant des scènes de stupeur dans le belcanto romantique italien, du type opéras bouffes de Rossini ou grands ensembles comme dans Lucia di Lammermoor de Donizetti), mais il est très rare que les personnages chantent simultanément à plus de deux dans la tragédie en musique pré-ramiste !  (Et même chez Rameau, ce n'est pas systématique du tout, je pense spontanément surtout au quatuor « Tendre amour » des Indes Galantes et au Trio infernal avec chœur de Castor & Pollux.)  Rien de révolutionnaire musicalement, mais ils chantent tous ensemble une réjouissance comme à la fin d'un opéra de Haendel, et c'est surprenant.

¶ Malgré ses superbes récitatifs ambitieux, je crois que le sommet de la partition réside dans les danses !  Pas nécessairement sa chaconne finale qui ménage de belles ruptures, plutôt le paradoxal ballet champêtre suscité par Diane pour apaiser les fureurs d'Oreste à l'acte II, d'un ton très direct et campagnard, qui évoque davantage les ballets aux aspects plus « populaires » réalisés dans plus loin dans le XVIIIe siècle par Boismortier (Ballets de village, 1734), Grétry ou Gossec (Le Triomphe de la République, 1793).
Et surtout, les danses scythes de l'acte I, qui réussissent à conserver la grammaire du ballet de tragédie en musique tout en trouvant réellement des accents sauvages de barbares mal dégrossis. Tout à fait inattendu et particulièrement jubilatoire !

Très belle découverte, qui valait assurément ma patience et ma constance !

Cependant, je n'ai pas passé une très bonne soirée. « Pourquoi donc Monsieur Sursol », me demandez-vous ébaubis après que vous passâtes dix minutes à lire mes investigations passionnées et mes éloges ininterrompus ?

Cela me donnera l'occasion d'explorer quelques autres aspects, du côté des conditions pratiques de représentation.


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4. Une technique vocale d'un autre âge

La question est à entrées multiples, et il n'est pas évident d'y répondre de façon ordonnée. J'ai souvent évoqué mon problème ici avec les voix à la mode dans la tragédie en musique, mal calibrées par ce type d'œuvre, car constituées dès l'origine pour chanter de l'opéra XIXe avec des tessitures tendues vers l'aigu, une couverture vocale indispensable, une diction secondaire et une émission souvent plutôt en bouche que dans les fosses nasales (qui permettent de mieux projeter et de résonner avec plus de clarté).

C'est un problème récurrent (et assez préoccupant pour moi), mais force est d'admettre que, si la distribution ne me tentait pas beaucoup de prime abord, tous tirent le meilleur de leur instrument – Véronique Gens (Iphigénie) conserve une véritable clarté, son verbe haut, et plus d'assurance et de projection que dans de précédentes soirées ; Reinoud Van Mechelen (Pylade) a vraiment fini par se couler avec justesse dans la tragédie lyrique des origines (le style et la voix ont vraiment beaucoup progressé, davantage de mordant et de transparence) ; Thomas Dolié (Oreste) couvre toujours beaucoup trop, mais la générosité et l'abandon qu'il met dans ses mots emportent tout…
Pour Olivia Doray (Électre), c'était peu intéressant du second balcon mais très bien réalisé depuis le parterre ; quant à David Witczak (Thoas), toujours une voix étonnante : elle sonne faiblement au parterre mais on entend exactement le même volume tout au fond de la salle !  (l'émission manque quand même de liberté et les couleurs de variété pour camper ce type de méchant charismatique, à mon sens)

Donc ce soir-là, pas le grand frisson de mes voix chouchoutes, mais clairement une exécution engagée de la part des chanteurs, qui permettaient de compenser assez largement mes préventions esthétiques / le cahier des charges non totalement rempli / mon goût personnel.

Ce sont quatre autres problèmes qui ont vraiment pesé sur mon ressenti.



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La disposition avec hautbois et bassons devant, les violons au second plan et le « petit chœur » de la basse continue au centre de l'arc de cercle,
perçue depuis la distance d'un théâtre à l'italienne du début du XXe siècle.




5. Une salle du XXe siècle

Le premier problème tient clairement dans la salle. Depuis le second balcon, on entendait mal les chanteurs, minuscules, écrasés par le grand orchestre. On entendait mal les cordes aussi (disposition inspirée des connaissances musicologiques, avec les vents de chaque côté du chef et les cordes en arc de cercle plus au fond), sans doute parce que reculée derrière le mur de vents et moins à l'avant-scène, le son devait rester bloqué dans la cage de scène.

Au parterre, cette question-là se réglait d'elle-même, sans bien sûr supprimer la question de la projection très faible des chanteurs. On entendait les violons plus étouffés que d'ordinaire, les chanteurs plus ténus, mais on entendait tout, raisonnablement.

La difficulté demeure au demeurant similaire dans l'Opéra Royal de Versailles, qui date de 1770 et qui est adéquat pour des accompagnements à l'orchestre complet et non – comme c'est le cas avant la réforme gluckiste des années 1770 – pour de vastes parties de l'opéra accompagnées au continuo seul, même avec un effectif renforcé comme ce soir-là.

Je n'ai pas vraiment de solution pour cela, à part de jouer les œuvres à perte dans de petits espaces rectangulaires dans des versions pour orchestre réduit. Dans la Salle des Croisades ou dans le Salon d'Hercule, c'est tout à fait bien ; dans la Galerie des Batailles, c'est difficile – et aucun de ces espaces n'était prévu pour les exécutions d'opéras. Je n'ai évidemment pas pu tester la salle de bal de Saint-Germain-en-Laye (où fut créé notamment Atys), désormais encombrée par les vitrines du Musée National d'Archéologie.



6. Attention, peinture fraîche

Plus conjoncturellement, le concert a clairement manqué de répétitions – il est un fait que depuis des années, les plannings sont toujours plus resserrés, avec la double injonction (contradictoire) de remettre au théâtre des œuvres inédites et de le faire avec moins de services (séances de répétition) qu'auparavant. Avec, souvent, un disque à la clef ! 

C'est ce qui permet à Château de Versailles Spectacles de sortir autant de nouveautés extraordinaires, mais cela explique aussi qu'occasionnellement, les délais soient un peu courts. Je ne crois pas qu'il y ait de facteur Desmarest, mais pour la remise au théâtre de Circé, ça avait été assez spectaculairement le cas.

Et en effet, pendant le Prologue et l'acte I, l'orchestre paraissait sans cesse décalé – impression confirmée chez d'autres compères habitués du répertoire et placés ailleurs –, au sein de ses propres pupitres et surtout pour suivre les chanteurs, qui n'osaient pas prendre beaucoup de libertés et qui étaient déjà un peu perdus… on sentait que les deux parties avaient peu eu l'occasion de se coordonner.
(Il ne faut pas leur jeter la pierre, encore une fois, sur un opéra de 2h40, s'il n'y a pas assez de services, on ne peut pas tout mettre au point. C'est très différent lorsqu'un ensemble réalise une tournée et peut répéter la même œuvre sur des mois – mais j'ai l'impression que ce modèle a à peu près disparu pour la tragédie en musique, et que tout se passe désormais à Paris et Versailles, même les festivals reçoivent moins de représentations qu'auparavant, et même les ensembles spécialistes locaux en font moins. Je n'ai pas vérifié côté chiffres si mon impression est fondée.)

Le résultat était en tout cas une sorte de mollesse généralisée, tout joué de la même façon (Niquet a l'habitude de tempi homogènes, mais d'ordinaire au service de l'urgence trépidante… pas ce soir), du flottement, on se regarde… on a même eu un gros moment de solitude des flûtes qui ne savent pas trop où prendre et s'arrêter.

Globalement, cela s'améliore au fil de la représentation, mais c'est forcément, côté public, un manque – pas pour les décalages en eux-mêmes, mais pour le manque d'investissement émotionnel qui en résulte, le manque de concentration sur les événements de l'action, les chanteurs plus prudents, etc.



7. Orchestre brucknérien historiquement informé

On en arrive aux deux sujets qui ont motivé cette notule, et qui sont à mon sens les plus intéressants, car potentiellement deux angles morts dans notre appréciation de cette musique. [Bien sûr, j'ai l'habitude de dire un mot des tragédies en musique inédites que je vais voir, et j'aurais sans doute un peu parlé de cette singulière place d'Électre et de ces sauvages Scythes louisquatorziens !]

Les dernières recherches musicologiques conduisent à une compréhension différente de ce qu'était l'orchestre de tragédie en musique, quasiment à rebours exact de la façon dont on l'a pratiqué aux début du renouveau baroque français dans les années 80 et 90 : en réalité, il faut un grand orchestre (on le savait, mais ça coûte cher), et un continuo (instruments de basse qui accompagnent les chanteurs) très fourni (pas une seule viole de gambe, mais comme ici deux violes de gambes et deux basses de violon, en plus des deux théorbes et du clavecin), qui ne joue pas pendant les tutti. Alors que nous étions habitués à de petits ensembles et à une basse continue qui, comme son nom l'indique, ne s'interrompait jamais.

La basse continue qui se tait lorsque les violons jouent, pourquoi pas, avec un grand orchestre de cordes avec doublures de quatre hautbois et quatre bassons, il y a suffisamment de son et de couleurs pour ne pas le requérir. En revanche, la basse continue à plusieurs, fatalement… elle est moins précise, moins mobile, moins expressive… on peut moins expérimenter d'effets, de coups d'archets qui fassent écho à la situation. Et même si on le fait, le geste est gommé – c'est le processus physique qui fait qu'un chœur de chanteurs moyens peut sonner très harmonieusement… mais il fonctionne aussi à rebours, cela lisse les intentions.
Par ailleurs, avec des chanteurs dotés d'une projection aussi ténue, cela tend à les mettre encore plus en difficulté.

J'ai bien conscience que c'est l'état de la science, et il faut bien sûr au moins l'essayer – on a désormais adopté dans les orchestres les violons de la famille française (dessus de violon plus petit, haute-contre, taille et quinte plus grands), qui paraissaient moins convaincants à l'origine parce que les musiciens les découvraient. De la même façon que l'approche sur instruments anciens a d'abord déstabilisé la plupart des mélomanes, les a privés d'aspects auxquels ils étaient attachés (le vibrato, les tempéraments inégaux par exemple) pour leur faire découvrir un autre visage des œuvres qu'ils aimaient, plus cohérent avec la façon dont elles étaient écrites… (Monteverdi ou LULLY avec orchestre de cordes, vibrato, tempo lent et tempérament égal, ça paraît vraiment très archaïque, lisse et ennuyeux.)

Pour autant, une grande tristesse m'a envahi pendant ce concert : j'en arrive au point où tout ce que j'ai passionnément aimé dans ce répertoire me glisse entre les doigts.
→ Le théâtre ?  Ce soir tout le monde était en déchiffrage avancé, même les chanteurs faisaient des fautes de texte ou de liaison.
→ La clarté des mots ?  Désormais la mode est aux voix rondes (et pâteuses), mal projetées, trop couvertes, poussant des sons peu gracieux depuis l'arrière de la bouche. On comprend très bien, en se concentrant, parce que l'orchestre reste petit et sur instruments naturel, mais il n'y a pas l'émotion directe du texte déposé avec une intention précise, une allusion, etc.
→ La précision de l'attaque ?  Maintenant qu'ils sont nombreux même au continuo, un halo enveloppe tout.

Considérant qu'en plus le langage de ces œuvres est très homogène, aussi bien dans la poésie que dans la musique, j'ai la triste impression d'en arriver au point où je peux surtout être déçu. (J'en suis au point de me demander si je ne devrais pas arrêter d'en écouter et uniquement en pratiquer pour pouvoir réaliser mes fantasmes au lieu de déplorer qu'ils ne soient pas / plus réalisés.)

Je suis un peu gêné de me retrouver dans la situation du (presque) vieux (quasiment) blasé qui voudrait que tout reste comme dans sa jeunesse, mais en réalité je crains qu'il ne gise là une véritable raison que je ne pourrai pas secouer si facilement. Autant pour les instruments d'époque (bien que né assez tard pendant le mouvement de renaissance musicologique), j'ai progressivement accepté de faire mon deuil des Mozart ronds et de trouver autre chose (dont je ne saurais désormais me passer) dans les nouvelles propositions des ensembles spécialistes, autant j'ai toujours été attiré par le caractère directe du un par partie. Je sais qu'il est en réalité peu fréquent dans l'histoire de la musique (pour Bach, où il a été largement expérimenté, il n'est en réalité pas très bien fondé, ou en tout cas anecdotique numériquement dans les exécutions de son temps, si j'ai bien compris la littérature sur le sujet), mais concrètement, ce qui me touche, c'est d'entendre une voix singulière d'instrument ou d'humain placer une inflexion précise… Pour les voix, vraiment, même dans les chœurs, le un par partie ou à tout le moins les petits effectifs changent tellement la donne en terme de précision expressive, et donc d'émotions transmises ! 

C'est une provocation que je fais souvent, mais c'est davantage une opinion impopulaire qu'une provocation : je voudrais entendre la Symphonie des Mille pour dix musiciens, voire le Crépuscule des Dieux par des chanteurs baroques accompagnés par un consort de théorbes… Pour moi, le plaisir est infiniment plus intense avec des émissions claires et antérieures, des effectifs réduits.

Or, je vois bien que ce répertoire, que j'ai tant aimé, glisse inexorablement vers tout autre chose, avec des chanteurs qui, même spécialistes, ont une technique calibrée sur les exigences du répertoire du XIXe siècle, et des effectifs instrumentaux qui tendent à s'étoffer. Je n'ai plus qu'à espérer un effondrement économique (partiel, il faut viser juste) pour retrouver des exécutions par des voix minuscules qui ne trouvent pas d'engagements ailleurs et accompagnées par dix musiciens faute d'argent.



8. Tout ça est trop grave

Dernier élément, assez considérable car il remet en cause toute la pratique historique informée. Je ne sais quelle technique était utilisée par les chanteurs d'époque – c'est très difficile, voire impossible à établir, les qualificatifs sont trop vagues (on ne connaît la physiologie de la voix que depuis la première moitié du XIXe siècle, et là encore, il n'est pas possible de recréer précisément les techniques décrites), la voix est trop liée à l'évolution de la langue, à la vie même… Cependant ils n'avaient aucune raison de couvrir les sons (modifier les voyelles pour se protéger dans l'aigu) – au contraire, les contemporains ont décrit des voix plus proches du cri – vu les tessitures très basses.

Et de fait, on peine en voyant ces sopranos chanter des rôles qui culminent au fa4 (sol sur la partition, mais au diapason à 392 Hz, c'est un ton plus bas que notre diapason actuel), ces barytons qu'on distribue dans des rôles où il faut réaliser des fa 1 (qui seraient un mi bémol à 392 Hz !).

J'ai déjà posé la question des techniques utilisées : on peut imaginer des voix émises plus en avant (ça c'est à peu près cetain), avec un larynx plus haut… Mais même dans ce cadre, à part les aigles comme Marc Mauillon, peu parviennent à faire sonner le bas de leur tessiture assez bien pour qu'on puisse imaginer un chanteur réalisant toute sa carrière dans ces notes-là.
La question se pose moins pour les ténors, les rôles de haute-contre sont plus confortables et même assez aigus, requérant du mécanisme léger dans la musique sacrée. Mais pour les sopranos, les mezzos, ténors graves (voix de taille), les barytons et les basses, clairement le répertoire les sollicite dans leurs mauvaises notes.

Je m'interroge donc sur la pertinence, les voix actuelles étant ce qu'elles sont, de respecter absolument les hauteurs et diapasons. Bien sûr, on est contraint par les instruments naturels dont l'ambitus et les bonnes tonalités sont limités, mais ce serait au fond un moindre mal de ne pas respecter les hauteurs, si cela évite de se retrouver avec des chanteurs étouffés et contraints, qui ne reflètent pas du tout le but de cette musique. Question d'équilibre et de priorités.

J'ai bien conscience de blasphémer, mais pour que le résultat soit probant, je pense qu'il faut vraiment choisir entre une émission adéquate – pourquoi ne confie-t-on pas de premiers rôles à Dagmar Šašková, Blandine Staskiewicz, Gwendoline Blondeel, qui connaissent ce répertoire par cœur et dont la voix se fond idéalement dans ses contraintes de tessiture ? – et un changement de diapason ou une transposition, en l'état ce n'est pas probant.



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Une fois plus près, ça allait mieux…



9. Tous mes sens égarés ne m'abusent-ils pas

Étonnante expérience, donc, que de découvrir une œuvre tant attendue, de l'admirer intensément, et de se sentir si mélancolique, triste peut-être. J'ai l'impression de faire le deuil d'un répertoire qui s'est changé sous mes yeux sans que je puisse rien y faire – malgré tous mes cris d'alerte.

Et si je compare autour de moi, je vois moins de fans des chanteurs que lorsqu'on était confronté aux générations précédentes (où il y avait les fans de Mellon, de d'Oustrac, d'Auvity…), avec beaucoup de commentaires similaires sur les problèmes de projection – vraiment, dans le même TCE à placement égal, l'impression générale que le volume sonore a beaucoup diminué.

Bien sûr, tout ne va pas à vau-l'eau – j'ai été ébloui par l'Acis & Galatée des Talens Lyriques, par exemple. Beaucoup d'autres étapes à venir cette saison : l'Alceste de LULLY par Les Épopées, l'Atys des Talens Lyriques (dans une distribution assez différente du disque qui vient de sortir), l'Atys des Ambassadeurs (avec une application rigoureuse des dernières découvertes musicologiques qui risque de me déplaire à nouveau, mais qui sera passionnante et à coup sûr très différente de toutes nos habitudes)… nous verrons tout cela sur le temps long.

Et je me réjouis, bien évidemment, qu'on n'ait pas totalement abandonné la remise au théâtre de tragédies en musique de l'école post-LULLYste où se trouvent les meilleures œuvres de ce répertoire !

dimanche 7 janvier 2024

[nouveauté] Henryk Melcer-Szczawiński – l'Arenski polonais


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Lourdement handicapé auprès de la postérité par un patronyme composé peu exportable, Melcer-Szczawiński (1869-1928) est quelquefois (et notamment pour ce disque) nommé plus simplement Melcer (à prononcer « Mèltsèr »). Pourtant, il dispose d'atouts proprement musicaux exceptionnels.



Formé aux mathématiques et à la musique à Varsovie puis à Vienne, il devient concertiste, comme pianiste accompagnateur et soliste, tout en remportant pour ses compositions le premier prix lors de la deuxième édition du Concours Anton Rubinstein (1895).

Je suis avant tout frappé par la générosité de ses inventions mélodiques. Ce Trio, que je n'entendais pas pour la première fois, développe quelque chose dans le goût la phrase slave infinie, comme une chanson d'opéra inspirée du folklore, mais dont la mélodie s'étendrait sur un mouvement entier. L'évidence, l'élan, mais aussi la cohérence thématique sont immédiatement persuasifs, et le rendent accessible à tous les amateurs de romantisme tardif, même sans connaissance des normes en matière de structure – sans lesquelles il est plus difficile d'apprécier d'autres figures comme Brahms, mettons. J'ai vraiment pensé très fortement au Premier Trio et au Second Quatuor d'Anton Arenski.

Je ne dois la trouvaille de ce disque du Trio Apeiron qu'à mon exploration systématique du catalogue de certains éditeurs, comme CPO ou, en l'occurrence, DUX, parmi les labels les plus stimulants en termes de découverte de répertoire (de qualité). Nouveauté relative, puisqu'elle date déjà de janvier 2023, mais ne me blâmez pas si l'on ne met pas en tête de gondole les merveilles les plus essentielles – d'autant qu'à part la version chez Arte Préalable en 2020, je n'ai pas vu, à ce jour, d'autre disque intégral pour ce trio, que j'ai simplement connu par son Andante dans la collection « Moniuszko Competition » chez le même éditeur DUX.

Le reste du disque n'est pas beaucoup moins intéressant, incluant une Rhapsodie en trio de Ludomir Różycki (autre figure polonaise capitale, davantage tournée vers la modernité, quelque part entre Melcer et Szymanowski), une très lyrique Romance en duo (violon-violoncelle) d'Antoni Stolpe, et 6 Bagatelles de Mikołaj Górecki (le fils de Henryk) pleines de simplicité.
Un petit tour d'horizon d'œuvres polonaises remarquables, qui élargissent le répertoire du trio, dans une exécution à la fois maîtrisée et intense. Donnez-nous davantage de disques de ce genre en 2024, s'il vous plaît.

David Le Marrec

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