lundi 27 octobre 2025
[Enquête] — Le Concile de Trente a-t-il interdit la polyphonie – III – Lever le voile sur les légendes
Le contenu de la playlist s'éclairera au fil de votre lecture, mais il sera aussi commenté dans le dernier épisode.
Au fil de cette série, n'hésitez pas à cliquer sur les liens, ils renvoient pour la plupart vers des exemples musicaux qui permettent d'incarner davantage les notions techniques.
Pour que cette notule ne ressemble pas à une prière de curé pré-Concile et demeure intelligible, je vous engage à lire les précédents épisodes ;
→ I – La lettre des Décrets du Concile (1-6)
→ II – Les véritables recommandations de la Commission des Cardinaux (7-11)
→ II – Les véritables recommandations de la Commission des Cardinaux (7-11)
12. Alors, l'interdiction de la polyphonie ?
Comme vous l'avez vu, le Concile n'a pas émis de recommandations précises en dehors du fait de prononcer clairement et de ne pas trop diluer le culte dans l'esprit profane.
En revanche, la Commission des Cardinaux chargée de l'application des préceptes du Concile parle bel et bien de la polyphonie, en recommandant de la simplifier, de limiter les ornements qui gênent l'intelligibilité, d'accentuer la juste mise en valeur du verbe sacré. Les Synodes Provinciaux vont dans le même sens, avec des différences de détail dans les consignes et surtout l'application, on en reparlera.
Il existe donc bel et bien une intervention de ce côté-là, même si elle n'a pas réprouvé en tant que telle la polyphonie, plutôt demandé une modération de son exubérance, pour des raisons de décence et de clarté.
Pierre Gaillard cite l'anecdote (dont il met en doute la véracité, peut-être bien qu'oui, peut-être bien que non) du pape Marcel II scandalisé par les chants qu'il entend dans sa chapelle, et qu'il apparente à des chants de joie tout à fait déplacés dans la solennité du culte. La suppression pure et simple de la musique dans les églises a peut-être initialement été envisagée, mais on manque de sources pour l'affirmer ou l'infirmer. [Il faut préciser que ledit pape n'a survécu que trois semaines à son élection, et par conséquent a pu laisser moins de traces de ses convictions par écrit, ouvrant la voie aux témoignages indirects diversement fiables.]
En tout cas, pour ce qui est des textes vérifiables, il est question de réformer et non d'interdire.
13. Le mythe Palestrina
| Palestrina
et la polyphonie |
Il circule régulièrement, parmi les anecdotes de musicologie, l'histoire selon laquelle Palestrina aurait écrit une messe de moyen terme, la Missa Papæ Marcelli, faisant implicitement l'éloge de la polyphonie pour convaincre les cardinaux. Sa beauté, qui conservait l'exubérance de l'ancien style tout en tâchant d'en rendre le verbe moins distordu, aurait cherché à opérer une magistrale démonstration.
En réalité, cette messe d'hommage au pape réformateur Marcel II, qui ne régna que trois semaines en 1555 (vraisemblablement décédé des fatigues du conclave, puis des cérémonies d'intronisation), semble avoir été écrite vers 1562, et a en tout cas été exécutée pour la première fois cette année-là. Pour mémoire, le Concile s'étend de 1545 à 1563. Aussi bien Édith Weber que Pierre Gaillard en concluent qu'il était trop tard pour infléchir les Cardinaux.
Comme les débats sur la musique ont eu lieu à la fin du Concile, je ne suis pas sûr que cet argument soit si déterminant, mais ils connaissent mieux la chronologie que moi. Les deux donnent davantage de crédit aux Preces speciales pro salubri generalis Concilii successu [audio], Preces pro generalis Concilii salubri continuatione (1561), Preces speciales pro salubri generalis concilii successu ac conclusione (1562)… de Jacobus de Kerle, une commande musicale pour accompagner le concile (littéralement des « prières spéciales pour le succès du concile »). Les deux mêmes auteurs émettent l'hypothèse que leur beauté, dans une esthétique qui reste polyphonique mais favorise le « note pour note » (Édith Weber utilise cette expression de façon récurrente et entre guillemets pour désigner les chants plus syllabiques), a pu influencer les débats. J'avoue trouver leur conjecture (non sourcée) un peu hardie – ça les a peut-être influencé, mais on n'en a pas davantage idée que l'inverse, ou en tout cas ils ne le démontrent pas dans leur argumentation.
Pour ma part, je suis plutôt dubitatif devant l'idée que la beauté de l'œuvre puisse infléchir des enjeux idéologiques aussi profonds – et légitimes – que la nécessité pour le public d'entendre le texte sacré plutôt que de la bouillie esthétisée. Mais il y a quelques semaines, on a vu un ministre vouloir projeter à tous les adolescents une série de fiction parce qu'elle l'avait ému, alors tout est possible en réalité.
Quoi qu'il en soit, l'ironie que j'aime beaucoup dans cette histoire : la Messe du pape Marcel de Palestrina serait, d'après les spécialistes, fondé sur… une variation de le chanson (profane) de L'Homme armé. (Soit exactement ce que ne désirait à aucun prix le Concile, mais suffisamment bien intégré pour rester insaisissable, et encore aujourd'hui sujet à débat.) Je trouve cette collision assez réjouissante !
| Palestrina
et les tierces |
Notre Giovanni Pierluigi da Palestrina, contemporain exact du Concile, est régulièrement présenté comme le père de notre tonalité moderne, précisément parce qu'il utilise, au sein de la polyphonie Renaissance, assez couramment les tierces et sixtes dans des accords forts / de détente / de repos, avec un effet à nos oreilles moins pur, moins dur, plus moelleux, que les quartes et quintes issues de la musique médiévale. Ces tierces (et, changeant l'ordre des notes dans l'accord, ces sixtes) sont la base de nos accords standards aujourd'hui, qui consistent en des superpositions de tierces. Un accord standard, c'est do-mi-sol — mais ce peut être do-mi-sol-si-ré-fa-la, chacune des notes après le sol étant facultatif, on les joue rarement toutes à la fois, mais les accords de 4 ou 5 sons ne sont pas infréquents.
Pour une fois dans ces pages, ce n'est pas ce que j'ai pu vérifier moi-même, mais seulement ce que je comprends de la des nombreuses allusions lues çà et là au fil des années, dans des notices éparses : j'ai peu écouté Palestrina, et à la lecture des partitions je ne comprends pas tout. Ses accords conclusifs de 4 sons qui frottent, je ne vois pas spécialement la victoire de la tierce là-dedans, on y trouve aussi bien des quartes et des secondes… J'imagine qu'il faut lire les bonnes œuvres et avec un peu d'entraînement pour constater la différence avec ses contemporains – où l'on trouve effectivement des quartes ou quintes pures en accords conclusifs.
Ma lecture est d'autant plus ralentie que je ne trouve que des partitions (je situe pour les amateurs de solfège) avec clef de fa troisième ligne et clef d'ut deuxième, qui existent dans la tragédie en musique (concordant pour l'un, ténor bouffe pour l'autre), mais très rarement, et sur lesquelles j'ai bien moins d'entraînement que la clef d'ut troisième (haute-contre) et la clef d'ut quatrième (taille), que l'on rencontre également ici. Il faut me donc tout déchiffrer doucement accord par accord, ce qui ne favorise pas le repérage des saillances et la compréhension des étrangetés.
En tout cas, c'est ce que l'on en retient généralement (mais je ne puis en garantir personnellement la pertinence) : Palestrina, par son usage plus libéral des tierces et sixtes, amorce (ou est le symptôme de) un virage esthétique qui va progressivement substituer aux consonances de quarte et de quinte des consonances de tierce (et de sixte), qui deviendront les nouveaux accords de repos / cadentiels / conclusifs.
14. Et donc, l'autorisation des tierces et des sixtes ?
Eh bien, comme je m'y attendais : aucune mention des intervalles licites ou illicites.
Rien d'étonnant à cela, pour plusieurs raisons.
a) Il n'y a pas vraiment de rôle symbolique des techniques de composition. On pourrait tout à fait imaginer une numérologie des degrés et intervalles – par exemple la tierce symbolisant la Trinité ou les trois vertus théologales –, mais en réalité ça n'a à ma connaissance pas été le cas en « musique savante occidentale ».
Dans ce contexte, on ne voit pas trop pourquoi le Concile, qui avait pour charge de réaffirmer la primauté de l'Église catholique face à la Réforme et de remettre de l'ordre dans la hiérarchie ecclésiastique, ses devoirs et ses pratiques, se serait mêlé de ce genre de détail, y compris lors de ses commissions subséquentes.
b) Les tierces et les sixtes étaient déjà utilisées au Moyen Âge – il y en a partout dans Léonin, par exemple, le premier compositeur polyphonique dont les partitions nous soient parvenues (et potentiellement son inventeur en Occident). J'en parle brièvement ici, avec un extrait de son successeur Pérotin. C'est simplement que les accords forts (et non de passage) étaient plutôt à base de quartes et de quintes, perçues comme des consonances parfaites.
Par ailleurs au fil des siècles – Guillaume Dufay (né en 1397 !) est déjà beaucoup plus proche de notre langage tonal moderne, j'ai l'impression –, l'usage d'accords forts avec tierces s'est de plus en plus élargi.
c) Entrer dans ce degré de détail demanderait, chez les Pères conciliaires, beaucoup de compétences, pour un résultat dont on ne voit pas le bénéfice politique ni le fondement mystique.
Et que dire de la régulation ? Faudrait-il compter le nombre d'occurrences ? Légiférer sur le contenu technique de la musique paraît quelque chose de bien étrange, et même les pouvoirs les plus absolus ne sont pas allés jusque là — en Russie soviétique, malgré les consignes du pouvoir pour une musique du peuple, les compositeurs continuaient d'écrire des fugues et de repousser les limites de la musique tonale… et pas seulement Chostakovitch qui était à la frontière de ce qui était toléré, même les plus zélés vassaux comme Khrennikov écrivaient de la musique dont la sophistication n'avait rien à voir avec de la chanson populaire ! Formellement, ils rejetaient la forme sonate et l'atonalité, mais dans les faits ils écrivaient des compositions structurées autrement qu'en refrain-couplet, et écrivaient des enchaînements d'accords qui subvertissaient dans les plus grandes largeurs les préceptes des manuels d'harmonie. Le langage musical n'est donc vraiment pas si facile à contrôler.
d) Est-ce seulement possible ? Certes, le Concile aurait pu encourager l'écriture « tonale » au sens moderne, mais cela paraît étonnamment précis pour une pratique qui était beaucoup plus souple et évoluait de toute façon dans cette direction. Et, on l'a souvent répété dans ces pages, la musique qui est un art de l'abstraction ne peut pas se modifier comme on peut le faire avec la littérature, la peinture ou le cinéma, sans se couper de l'émotion qu'elle suscite et qui provient d'une accoutumance de ses procédés. Si un roman parle soudain de sujets tabous, ou dans une langue peu apprêtée, cela peut choquer, mais l'on comprendra le projet, l'on ressentira des émotions ; de même pour une peinture sur des sujets bas ou dans une manière stylisée ; mais pour la musique, si l'on décide que soudain la consonance c'est le triton, comme il n'y a pas de référent concret, que la musique ne représente rien, on se sentira simplement agressé par la dissonance, et il faudra des générations pour s'habituer — voyez comme Schönberg, qui décréta soudain la démocratie parmi les notes, n'est toujours pas devenu une musique que l'on peut écouter et comprendre spontanément.
J'adjoins
quelques exemples picturaux et littéraires pour mieux incarner mon
babillage ci-dessus.![]() Cézanne, Le pont de Maincy. On comprend très bien ce qu'on voit, même si les codes ne sont pas respectés. ![]() Braque, Nature morte. On perçoit bien l'essentiel de ce qui est représenté, et on sent la tension avec ce qui ne correspond pas à la perspective réelle, sans pour autant rendre les objets méconnaissables. ![]() Poème de Krouthenykh, futuro-cubiste dont les poèmes pouvaient être sans signifié. Mais notre esprit opère des associations d'idées même lorsque les mots qu'il utilise, dans les poèmes zaoum, sont imaginaires. ![]() Beckett, L'innommable. Ça passe son temps à dire qu'on ne peut pas dire, et c'est à peu près tout. Mais on comprend très bien le projet, même si on peut soutenir à bon droit que ce n'est plus vraiment du roman. ![]() Joyce, Ulysses. Le sens précis échappe, mais là encore, le projet général est perceptible. ![]() David Albahari, La mort de Ruben Rubenović, négociant en étoffes. Où les personnages peuvent sortir de leur cadre et parler au narrateur, par exemple. Ça fait frémir, mais ça ne crée pas un sentiment de cacophonie abstraite comme si l'on ne respecte pas une règle musicale. |
Ils n'ont donc pas légiféré, et à la vérité on ne voit pas trop pourquoi (ni comment) ils l'auraient fait.
15. Hypothèses (personnelles) sur l'origine de la légende
La rumeur repose sur un fond de vérité (certes très exagéré) pour la polyphonie, mais pour les tierces & les sixtes ?
Je suppose qu'il s'agit là d'une extrapolation (et d'une confusion) à partir de la concomitance entre la tenue du concile de la Contre-Réforme d'une part, l'évolution du langage musical durant ces années d'autre part — et notamment chez Palestrina, maître de chapelle à Saint-Pierre de Rome, connu pour introduire des accords plus proches de nos standards actuels dans son contrepoint Renaissance, notamment à l'aide des accords pivots de tierce (do-mi-sol) ou de sixte (mi-sol-do) au lieu des accords de quarte (do-fa) ou de quinte (do-sol).
De là (et de sa Messe Papæ Marcelli écrite et créée pendant le concile), on a pu se dire que les deux évolutions étaient liées. Rien ne le montre.
Cette légende a sans doute été accentuée par le célèbre sketch de Kaamelott d'Astier « La quinte juste », qui reprend en caricaturant les principes énoncés précédemment (accords de pôle / de repos constitués de quartes ou de quintes entre le XIIe et le XVIe siècles), dans une langue fleurie qui a marqué toute une génération.
En réalité, la tierce et la sixte n'étaient pas du tout réprouvées, simplement ce n'étaient pas des intervalles ressentis aussi fortement comme des consonances qu'aujourd'hui. [Il existe des raisons physiques pratiques à cela, d'ailleurs, dont on peut s'apercevoir lorsqu'il faut choisir entre la justesse et des tierces et la justesse des quintes lorsqu'on accorde un piano en tempérament égal… mais comme je n'ai pas de vues assez claires sur le débat « règles harmoniques issues de la physique » vs. « règles harmoniques issues de la culture », je ne vais pas développer ça pour aujourd'hui. Vous pouvez néanmoins, pour commencer d'approcher ces histoires d' « intervalles les plus naturels », aller regarder cette vidéo au début de la série sur les cloches dans les musiques sans cloches.)
Je crois avoir à peu près répondu à la question de départ. Cependant, ne nous arrêtons pas en si bon chemin : ne me dites pas que vous n'êtes pas un peu curieux de la façon dont, concrètement, se sont incarnés ces préceptes dans les Synodes provinciaux ? (Spoiler : Pas bien.) Vous ne voulez pas connaître ces choix politiques de refus dans les grands empires, ces attestations d'affreuses désobéissances populaires locales, ces récits d'inspections qui tournent mal ?
Et puis, une fois cela fait, on pourra aller voir concrètement quelques exemples de compositions pré- et post-Trente.
J'envisage aussi un chapitre (ou une nouvelle série ?) sur le cas des noëls populaires, qui constituent une grave brèche dans la discipline générale, mais constituent aussi un réservoir inépuisable de séductions et d'amusements.
Et en attendant la prochaine notule, le flux de vidéos est programmé pour les mois à venir : au moins 1 Pelléas + 1 autre par semaine – Tosca, cloches, Jésus de Wagner, sangliers… Tout ça est déjà capté, monté, chargé, programmé. Sans compter les recensions des dernières nouveautés discographiques.
À très bientôt donc !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Domaine religieux et ecclésiastique a suscité :
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