vendredi 17 octobre 2025
Éloge (et astuces) de l'improvisation
Ce doit bien faire un an et demi que j'ai un peu laissé l'improvisation de côté. Reprise aujourd'hui.
Lecture de la fin du premier air de l'Empereur de Die Frau ohne Schatten, puis à partir de 01:39 (sur le trémolo, quand je tourne la page et ferme les yeux), improvisation sur les thèmes :
→ Keikobad ;
→ la blessure de la Biche ;
→ la chasse éternelle de l'Empereur ;
→ le thème lyrique de l'amour ;
→ deux types de gammes ascendantes utilisées dans cet extrait.
→ la blessure de la Biche ;
→ la chasse éternelle de l'Empereur ;
→ le thème lyrique de l'amour ;
→ deux types de gammes ascendantes utilisées dans cet extrait.
[[]]
L'air d'origine : [[(Thomas) Moser, Lipovšek, Vienne, Solti]].
Évidemment, ce n'est pas spécialement réussi ou inspiré – et il y a des tas de pains horribles dans la partie lue ! –, mais ça me donne l'occasion de faire un peu de prosélytisme sur un autre sujet que la lutte contre les exercices.
Possession musicale
Je suis toujours étonné comme l'improvisation libère et donne accès à des choses que je serais incapable d'écrire – je ne comprends pas nécessairement tout ce que je joue, mais le fait d'avoir baigné dans un langage, même complexe, permet de retrouver des empreintes et des logiques très instinctivement. J'ai ressenti ça pour la première fois lorsque j'ai joué régulièrement le troisième acte du Crépuscule des Dieux de Wagner : au bout d'un moment, vu que c'était complexe et que j'ai tendance à déchiffrer au tempo quitte à m'arranger avec ce qui est écrit (je ne le fais plus maintenant que je diffuse publiquement des raretés, l'idée est que vous ayez une idée honnête des œuvres), je sentais que je ne lisais plus vraiment, mais devinais, sentais à partir de ce qui avait été écrit — et, de fait, ce n'était plus la partition mais sonnait de façon étonnamment cohérente par rapport à ce qui aurait 𝑝𝑢 être écrit.
C'est une sensation assez étonnante et difficile à expliquer, quasiment de sortir de son corps et d'être spectateur de quelqu'un de meilleur que soi qui joue à travers nous, l'impression d'être traversé par la musique et que 𝐽𝑒𝑠𝑢𝑠 𝑡𝑎𝑘𝑒𝑠 𝑡ℎ𝑒 𝑤ℎ𝑒𝑒𝑙. Je crois que je comprends mieux le processus de l'écriture automatique (qui m'a toujours laissé dubitatif, car c'est un geste très intellectualisé chez moi) et de la possession par les esprits en ayant exploré cette étrange voie.
Je précise que je n'ai jamais étudié l'improvisation, il y a donc ample possibilité de faire mieux que ça avec moins d'expérience, en exploitant plus finement ces sensations-là !
L'intérêt pédagogique
En tout cas, je recommande vraiment la pratique, quel que soit le niveau : je trouve qu'elle permet de mieux comprendre la logique interne des œuvres qu'on joue, de ressentir l'harmonie dans sa chair, de repérer les procédés qui sont des trouvailles géniales et ceux qui sont du remplissage, de découvrir des astuces de transitions… Comme on ne cherche pas l'exactitude, qu'il n'y a pas d'erreur possible d'une certaine façon (ou alors qu'elles sont inévitables et font partie du jeu, on voit ça comme on veut) on est beaucoup plus détendu et soudain on découvre que son niveau instrumental a augmenté d'un coup sans crier gare !
Dans le même esprit d'effet mystérieux, moi qui ne connais aucun morceau par cœur et qui prends bien plus de plaisir, même pour des œuvres que je connais très bien, à pouvoir contempler la partition tout en jouant (ce qui limite sans doute mon aisance, certes), il se trouve que j'improvise bien mieux… les yeux fermés. Ce n'est pas pour laisser le flux d'énergie cosmo-tellurique traverser mes chakras intriqués, mais simplement qu'en regardant mes mains, je cherche des enchaînements connus, et ils sont beaucoup plus pauvres et prévisibles que ceux que je produis lorsque je laisse mes mains courir sur le clavier sans contrôle visuel. Très étrange, sans doute le signe qu'on appréhende la musique avec d'autres sens, et que la vue est peut-être plus intellectualisée (chez moi ?), que le toucher ou l'ouïe. Une fois lancé, je peux ouvrir les yeux, mais si je les garde ouverts et contrôle mes mains, le résultat est spectaculairement plus plat.
(Autre procédé qui fonctionne bien chez moi, la semi-improvisation : je regarde une partition et je pars de ce que je vois tout en jouant autre chose que ce qui est écrit… J'ai un peu l'impression que c'est du pillage déloyal, mais en vérité le résultat peut être assez éloigné de l'original.)
L'astuce d'inspiration
Très détendant et épanouissant, une fois qu'on en a pris l'habitude. Il faut juste accepter que nous sommes tous limités, par notre niveau théorique, par notre niveau digital… En tout cas pour l'inspiration, pas d'excuses : pour éviter les improvisations filandreuses, sans aucune fermeté, je recommande vraiment de jouer une pièce que vous aimez bien et d'enchaîner votre improvisation, comme ici, afin d'y voler des rythmes ou des mélodies. La base rythmique, en particulier, permet de tonifier l'ensemble et de donner à l'auditeur des repères plus tangibles. Quant à la mélodie, on peut la bousculer, c'est même très fécond, donc peu importe si les intervalles ne sont pas les mêmes, on peut explorer de nouvelles couleurs, et si l'on respecte seulement les mouvements ascendants et descendants, on reconnaît !
Je constate en tout cas que je suis beaucoup plus sec pour improviser sans préparation, et infiniment plus disert lorsque je viens de jouer une demi-heure d'un opéra donné, par exemple.
L'éthique d'inspiration
Il ne faut pas le voir comme un vol ou une fausse improvisation : on improvise (et compose…) forcément avec des références à l'esprit, une gamme d'outils. L'improvisation est en réalité un concept très relatif : certaines improvisations très préparées sont en réalité plus proches de compositions apprises par cœur. Pour l'accompagnement de film, typiquement, les improvisateurs ont déjà réfléchi à ce qu'ils allaient faire à quel moment, voire écrit les thèmes principaux en amont.
Il existe donc tout un continuum d'improvisation, et le matériau en est nécessairement un réflexe, des choses préexistantes. Ce peut être simplement un enchaînement harmonique ou un rythme standards, mais parfois ce sont des bouts entiers de musiques dont nous sommes familiers. Et il est bien sûr possible d'apprendre des formules par cœur, d'avoir des « trucs » auxquels recourir en cas de panne d'inspiration, soit de l'habillage (arpèges, gammes, trilles longs…), soit des enchaînements qu'on a déjà utilisés et dans lesquels on se sent bien, qui nous donnent de nouvelles directions pour repartir.
Dans cet esprit, souvenir ébahi d'un jeune improvisateur qui, pendant un exercice non préparé, s'est mis à citer, très littéralement, une symphonie de Mahler pendant les 2/3 de son passage : peut-être ne se rappelait-il même pas d'où cela provenait ! (Cela m'est arrivé quand j'étais très jeune et faisais mes premiers essais, une très belle mélodie que j'avais dans le cœur, et qui s'est révélée un thème de l'Ouverture du Songe d'une Nuit d'Été de Mendelssohn, que je connaissais déjà évidemment…)
L'astuce du langage
L'astuce est de plutôt choisir un langage complexe : il est plus facile de tolérer et de rattraper des erreurs de parcours dans un langage hyperchromatique comme chez Wagner, Franck ou R. Strauss que chez Mozart, où un parcours harmonique clair et une structure symétrique sont davantage de rigueur. (On pourrait dire qu'il est plus difficile de composer dans le style de R. Strauss et plus difficile d'improviser dans le style de Mozart, peut-être, mais je ne suis pas assez compétent en composition pour l'attester personnellement.)
Par exemple, une basse chromatique descendante permet d'essayer plein de choses, et de se rattraper facilement si un accord dissonne. Je ne l'ai pas pratiqué ici dans cet exemple, mais c'est une astuce bien commode lorsqu'on se coule dans un langage de type Franck / R. Strauss / Schillings…
Les « trucs »
Bien sûr, pour habiller l'inspiration mince, répétitive ou empruntée à d'autres, les improvisateurs disposent de tout un tas d'expédients — enfin, pas tous, les meilleurs comme Escaich ou Busatto produisent des progressions qui peuvent être jouées nues, en simples accords, et aussi passionnantes et cohérentes qu'une œuvre écrite à la table. Disons que pour les simples mortels, un peu de coquetterie n'est pas superflu.
L'artifice le plus fréquent est bien sûr l'arpège — et les traits d'une manière générale. Une petite fusée ascendante, ou une gramme chromatique, voilà qui occupe l'oreille et anime le discours, sans rien ajouter à la complexité de sa progression. Peu à penser pour le claviériste, qui a en général déjà ces configurations dans les doigts, et cela replit le spectre sonore, occupe le public tandis que l'improvisateur médite l'étape suivante. On peut bien sûr ajouter des notes de goûts comme pour des variations, de façon à creuser le même contenu, là aussi en se laissant le temps de produire une progression d'accords.
Parmi ceux que j'aime utiliser – et que je trouve un peu plus élégants –, le chromatisme (typiquement, faire glisser la basse de demi-ton en demi-ton), qui autorise beaucoup de dissonances et d'erreurs de parcours, on peut oser davantage sans risquer d'être pris trop à découvert dans une erreur qui ruinerait tout l'édifice.
Dans le même esprit que la variation, altérer les intervalles de la mélodie fonctionne très bien : on déforme la mélodie, donc on peut changer des harmonies, tout en restant dans un discours identifiable, puisque le public l'a entendu juste avant et peut le relier à son original (surtout, cela permet d'expérimenter progressivement, sans inventer ou convoquer à chaque étape un nouveau thème, cela permet de se consacrer pleinement sur les couleurs, sans perdre de vue le discours qui reste fermement ancré dans le thème déjà entendu (contrairement aux ruptures que pourrait engendrer un changement d'accords sis sur un autre thème).
Et bien sûr, comme je joue surtout des opéras, des symphonies et des quatuors (oui, c'est absurde, mais non sans fondement, j'en ai déjà parlé ici), j'utilise beaucoup de trémolos (au piano, ce sont des battements entre plusieurs notes, un peu comme un trille, mais pas forcément sur des notes contiguës – j'en parle là en vidéo), qui procurent immédiatement une sentation de tension : même en jouant des choses assez simples, on ressent une urgence très différente des accords posés sans ces battements. (Pour le coup, ce n'est pas un effet subtil, mais très efficace, et assez congruent avec mes habitudes de jeu.)
J'imagine que les improvisateurs sérieux ont infiniment plus de tours à proposer, mais l'idée est, comme dans beaucoup de notules, de partager la démarche et de dévoiler ensemble des logiques qui semblent échapper de prime abord… y compris à celui qui les écrit ! (cf. les notules sur le Concile de Trente…)
Ite missa est
Je ne l'ai essayé, à ce jour, qu'aux claviers (piano, orgue, clavecin), mais je suis sûr que ce doit être très intéressant pour les autres instruments, et même en chant — notamment pour gérer le soutien et la configuration vocale avec des intervalles imprévus.
En somme : improvisez, même si vous ne savez pas grand'chose. C'est gratifiant et permet de progresser au minimum en aisance et en compréhension générale.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Déchiffrages & Improvisations a suscité :
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