Esthétique de Debussy : dialogues avec Ernest Guiraud
Par DavidLeMarrec, samedi 11 octobre 2025 à :: Autour de Pelléas et Mélisande :: #3408 :: rss

Ernst GUIRAUD, compositeur superstar inconnu
Ernest Guiraud (1837-1892) n'est resté célèbre que par la bande dans le roman musical de la glorieuse histoire-épopée de la musique. Pourtant, il est l'auteur d'opéras comiques qui ont connu un certain succès, comme Sylvie (à l'Opéra-Comique) et Madame Turlupin (à l'Athénée) dans les années 1860 à 1880 – également En prison, Le Kobold, Piccolino, Galante aventure. On dispose aussi de pièces symphonies, dont deux Suites d'orchestre, une Ouverture Arteveld, une Chasse fantastique, un ballet (Gretna-Green).
En survolant ses opéras comiques, je n'ai pas aperçu d'audaces majeures, mais ce réclamerait une lecture plus approfondie.
Son nom circule pourtant beaucoup, à l'oreille du mélomane, par sa participation à des projets parmi les plus emblématiques de l'histoire lyrique :
→ suite à la mort de l'auteur, composition des récitatifs pour Les Contes d'Hoffmann d'Offenbach, avec en sus l'orchestration des actes II (Antonia), III (Giulietta-Venise) et de l'épilogue ;
→ réagencement de la musique de Bizet pour créer la Deuxième Suite de l'Arlésienne (seule la première a été conçue par Bizet) ;
→ de même pour les Deux Suites de Carmen, entièrement de sa main.
Beau palmarès ! Ses récitatifs, à cause du réflexe habituel « si c'est pas connu, c'est pour une raison », ont souvent été critiqués comme faibles ; et autant on peut préférer une version avec dialogues parlés – même si cela paraît un peu exotique, chez les mélomanes qui les veulent d'ordinaire les plus courts possible –, autant ces récitatifs eux-mêmes sont de petits bijoux de prosodie juste et d'expression simple, qui se coulent sans déparer dans la partition d'origine. Il est vrai que Guiraud n'ajoute pas véritablement d'idées musicales fortes, et se contente de s'insérer pudiquement et respectueusement, sans rupture de ton, dans l'interstice des numéros déjà composés – n'est-ce pas plutôt une vertu ?
Pour les Suites, Guiraud a surtout choisi les extraits.
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En revanche pour les récitatifs, je trouve tout à fait admirable la façon dont il se coule discrètement dans le langage ambiant, sans trouvailles ostentatoires mais en réutilisant des aspects de la couleur générale de l'opéra, que ce soit pour Carmen ou pour Hoffmann.
En réalité, Guiraud n'est pas qu'un aimable conservateur et prolongateur, il a aussi écrit un opéra sérieux d'une qualité que je trouve exceptionnelle – aussi bien à la lecture, il y a une quinzaine d'années, qu'en concert au début de la décennie 2020.
En effet, se déroula alors à Tours la re-création du meilleur opéra de Saint-Saëns, Frédégonde – hélas pas enregistré par Bru Zane qui avait tout organisé, alors que la distribution était merveilleusement adéquate – raisons de budget j'imagine, ça viendra bien un jour vu l'exploration méthodique que la fondation du Palazetto opère autour de Saint-Saëns. Toute la prom→otion fut faite (déjà à l'époque, lorsqu'on voit les partitions chant-piano qui circulaient dans les familles) sur le nom de Saint-Saëns, mais en réalité, il s'agit d'un projet de Guiraud, et les trois premiers actes sont de sa main – à l'exception de la fin du III. Musique intense et pleine d'imagination, qui tient remarquablement les promesses de son terrible sujet. L'orchestration, elle, fut essentiellement réalisée par Paul Dukas, qui fut l'élève de Guiraud.
Savoureuse ironie que le chef-d'œuvre de celui qui terminait les opéras les plus remarquables de son temps ait à son tour été interrompu par la mort et complété par d'autres musiciens de haut talent ! Mais tout compte fait, on se remémore Carmen de Bizet, Les Contes d'Hoffmann d'Offenbach, et Frédégonde… de Saint-Saëns. Pile dans la mauvaise jointure de l'Histoire de la musique.
Son père Jean-Baptiste, Prix de Rome en 1827 pour La mort d'Orphée, une des années où Berlioz n'avait rien obtenu, avait eu une carrière décevante et avait émigré aux États-Unis, si bien qu'Ernest naquit à La Nouvelle-Orléans (puis partit étudier à Paris, avec Halévy notamment), ce qui n'est pas commun pour un compositeur parisien à la mode pendant le Second Empire. Clairement, la veine ne coulait pas dans les leurs.
| Les illusions de l'Histoire de
la musique |
| Il y aurait beaucoup à redire
sur cette histoire-bataille
communément transmise en musique, alors qu'elle a été remise en cause à
peu près partout ailleurs : l'histoire de la musique n'est pas
principalement une suite de gens célèbres qui ont tout seuls
révolutionné le langage et ont, une fois le scandale passé, d'un coup
embarqué tout le monde avec
eux dans l'esthétique suivante. Pour des raisons déjà explorées à plusieurs reprises (1,2,3), la musique est un art particulièrement conversateur, à la grande inertie : elle n'a pas de référent, vaut en elle-même, ne représente rien. Tout repose sur l'anticipation de schémas partagés ; aussi il n'est pas possible de bouger un curseur sans créer immédiatement incompréhension ou malaise (alors qu'on peut supprimer un mot dans une phrase, déformer un trait de visage et être parfaitement compris). Les évolutions stylistiques sont donc très progressives, et ne peuvent pas constituer en des ruptures aussi absolues que dans les arts du verbe ou de la vue. (J'imagine qu'il doit en aller de même avec les parfums, autre art très instinctif et par conséquent nécessairement conventionnel ?) Aussi, les courants musicaux sont souvent décalés (d'assez longtemps) par rapport aux courants littéraires correspondants. Le cas du baroque est un peu particulier, puisque c'est un étiquetage postérieur pas très malin – évidemment que LULLY ne pensait pas mettre en musique du drame (néo)classique avec de la musique baroque… –, mais cela fonctionne très bien pour le romantisme, qui lorsqu'il naît dans le dernier quart du XVIIIe siècle, est mis en musique avec un langage haydnien… L'évolution des codes musicaux, pour que l'effet en soit compris, doit être progressif. On a bien vu l'effet de la tabula rasa schoenbergienne, toujours inaccessible à une majorité du public aujourd'hui encore ! (Et même si j'en apprécie des aspects, je ne prétends pas moi-même y comprendre grand'chose spontanément…) Tout cela pour souligner deux faits que je trouve très négligés dans les histoires de la musique que j'ai pu lire et dans le discours grand public sur la musique « classique ». ¶ À quelques exceptions près (effectivement, Das Rheingold, les Clairs de lune de Decaux, Le Sacre du Printemps, on ne voit pas trop d'où ça sort), les innovations sont le fruit d'une évolution qu'on peut documenter. Oui, Beethoven est un génie visionnaire absolument vertigineux, mais quand on écoute les derniers quatuors de Haydn, Oberon de Pavel Vranický, les aspects percussifs des symphonies postgluckistes de Gossec et Méhul, ou même simplement les choix musicaux de Léonore de Gaveaux (dont Fidelio imite vraiment les choix de mise en musique en les transposant dans son style propre), on voit que son langage ne provient pas complètement de nulle part. Il concentre de façon radicale et pour ainsi dire violente des éléments qui étaient déjà existants. On pourrait en dire autant de Bach. Et ces deux-là sont des exceptions considérables, dont l'influence personnelle est en effet incontestable. Les expérimentations modales de Debussy se retrouvent en partie chez Fanelli ou Rimski-Korsakov, même si lui aussi pousse tous les potards au maximum. ¶ Aussi et surtout, il faut bien être conscient que l'immense majorité de la musique composée – et qui n'est pas nécessairement de moindre qualité pour autant – est très conservatrice. La majorité des compositeurs des années 1850 ont un langage encore beethovenien – et même en général moins radical –, y compris chez des gens relativement connus, joués et dotés d'une personnalité saillante comme Carl Czerny ou Max Bruch. Le goût de l'expérimentation artistique en Allemagne et le verrouillage des commandes publiques par les bouléziens en France ne doit pas non plus masquer le fait que, dans la seconde moitié du vingtième siècle, l'immense majorité de la musique « classique » mondiale était tout à fait tonale, marquée par Debussy, Richard Strauss, Bartók, Poulenc, Chostakovitch… Et c'est encore plus vrai, évidemment, aux époques d'artisanat local des XVIIe et XVIIIe siècle, où chaque cour avec son maître de chapelle qui écrivait ses propres œuvres dans le langage à la mode, ne cherchant pas spécialement à se distinguer dans la mesure où la circulation des musiques était plus limitée, et où le talent attendu était celui de la variation plutôt que de l'innovation. Il ne faut donc pas se laisser abuser par l'idée que la connaissance des novateurs à succès suffit pour comprendre l'histoire de la musique, et il n'y a ainsi pas de raison valable de mépriser l'excellent Guiraud pour sa place dans la musique de son temps. |

Mise en scène de la création à l'Opéra-Comique.
Ernst GUIRAUD, le professeur patient
L'autre occurrence fréquente de Guiraud, qui m'intéresse ici – mais pouvais-je mentionner son nom et taire à mon tour ses mérites ? –, est à nouveau comme faire-valoir : professeur d'harmonie au Conservatoire depuis 1876, puis surtout de composition à partir de 1880. Il enseigne notamment à Erik Satie, Paul Dukas, André Gedalge (un futur professeur de contrepoint emblématique de la maison, excellent compositeur de musique symphonique et chambriste sur lequel je tiens une notule presque prête)… et à Claude Debussy.
Dans la grosse somme d'artistes et de documents Pelléas et Mélisande, cent ans après parue chez Bru Zane, Sylvie Douche propose une transcription de conversations notées par Maurice Emmanuel en 1889-1890, tenues entre Guiraud et son élève Debussy. J'en trouve certains extraits, que je vous livre, particulièrement révélateurs de l'approche harmonique de Debussy – de la patience de Guiraud. Pour plus de fluidité, je transforme (très marginalement) la prise de note de M. Emmanuel en phrases, sachez donc ce n'est pas toujours du verbatim, même si le contenu en est absolument identique. [Entre crochets, je précise les accords joués et ajoute éventuellement quelques commentaires.]
| Récit d'Emmanuel : Debussy ayant joué au piano des séries d’intervalles, Guiraud lui dit : GUIRAUD — Qu’est-ce que c’est que ça ? DEBUSSY — Ce sont des accords incomplets, flottants. Il faut noyer le ton ; alors on aboutit où on veut, et on sort par la porte qu’on veut. Ainsi l'on agrandit le terrain et l'on augmente les possibilités de nuances. GUIRAUD — Mais quand je fais ceci : [la-do-ré-fa#, autrement dit un
second renversement de septième de
dominante, autrement dit l'accord qui de tous appelle le plus fortement
une résolution, une détente],
il faut bien que ça se résolve !DEBUSSY — J’t’en fiche ! [sic] Pourquoi ? GUIRAUD — Alors vous trouvez ça joli ? [accords de fa majeur, sol
majeur, la mineur en position fondamentale,
autrement dit plein de quintes directes, qui sonnent durement et sont
en principe « interdites » dans l'harmonie traditionnelle]
DEBUSSY — Oui ! Oui ! et oui ! [vous remarquez la formulation mélisandisante avant l'heure] [à nouveau des seconds
renversements, accords de fa, de la bémol, de sol bémol et à nouveau de
fa]
GUIRAUD — Mais comment vous en tirez-vous ? Ce que vous faites est joli, je ne dis pas. Mais c'est absurde, théoriquement. DEBUSSY — Il n’y a pas de théorie ! Il suffit d’entendre. Le plaisir est la règle. GUIRAUD — Je veux bien, pour une nature exceptionnelle, ordonnée par elle-même et qui impose. Mais comment apprendrez-vous la musique aux autres ? DEBUSSY — La musique, ça ne s’apprend pas. GUIRAUD — Allons donc ! Vous oubliez, mon petit, que vous avez passé dix ans en Conservatoire ! Récit d'Emmanuel : Debussy en est convenu. Et qu’il peut bien y avoir tout de même une doctrine. DEBUSSY — Oui, c’est imbécile ce que je dis ! Seulement je ne sais pas comment concilier tout ça. Il est sûr que je ne me sens libre que parce que j’ai fait mes classes et que je ne sors de la fugue que parce que je la sais. Récit d'Emmanuel : Il est étonnamment droit dans les discussions et il ne se dérobe jamais par une pirouette. […] Il ne veut pas démordre de son chromatisme. Il ne croit pas au plain-chant, ni aux chansons. [Plus tard, après plusieurs enchaînements parallèles de type sib-mi-sol#-do : ] GUIRAUD — C’est bien tortueux tout ça. DEBUSSY — Mais non ! pas tortueux. Regardez donc l’échelle doublement chromatique. Est-ce que ce n’est pas notre outil ? C’est pas pour des prunes le contrepoint. En faisant marcher les parties, on attrape des accords chics. [Sans lien avec notre sujet du jour, mais pour le plaisir, cet avis sur Wagner qui éclaire la position de Debussy sur les leitmotive : ] DEBUSSY — Ce que j’aime dans Tristan c’est les thèmes [sic] reflet de l’action. La symphonie [comprendre : l'accompagnement orchestral] ne violente pas l'action. Wagner trouve ici un bel équilibre. Les thèmes autant qu’il faut pour donner à l’orchestre la couleur qui convient à son décor. [Parle-t-il de la quantité de thèmes, de leur prégnance lyrique, de la durée des moments symphoniques purs ?] [Et, dans cette lettre à Guiraud de 1889, tandis que Debussy est à Bayreuth pour la seconde fois, en compagnie de ses potes Ernest Chausson, Paul Dukas, Étienne Dupin et Robert Godet : ] « Je vous envie d’être resté à Paris et de n’avoir pas eu l’appétit du voyage. Quelles scies, ces leitmotiv [sic] ! Quelles sempiternelles catapultes ! Pourquoi Wagner n’a-t-il point soupé chez Pluton après avoir achevé Tristan et Les Maîtres ? Les Nibelungen, où il y a des pages qui me renversent, sont une machine à trucs. Même ils déteignent sur mon cher Tristan et c’est un chagrin pour moi de sentir que je m’en détache… » |
J'ai trouvé ces dialogues éclairants parce que face à Guiraud un peu effrayé mais très à l'écoute, Debussy peut expliciter sa démarque, qui est véritablement expérimentale et surtout très intuitive : il « attrape » au vol des accords chics en tentant des enchaînements qui n'ont pas nécessairement de fonction grammaticale dans la logique tonale traditionnelle.
On le ressent souvent en lisant Pelléas : il y a des accords qui ne semblent pas le fruit d'un discours, mais simplement glissés là pour la couleur, ou encore des notes étrangères qui se baladent sans correspondre à la logique de l'extension de l'accord ou des appoggiatures.
On pense aussi à ces cas où Debussy écrit des notes vocales en dehors de l'harmonie explicite de l'accompagnement — ainsi lorsque Golaud pris de jalousie crie « et vous ! » dans sa scène avec Yniold ou encore « vous voyez ! vous voyez ! je ris déjà comme un vieillard » lors de l'outrage à Mélisande, son aigu est décalé d'un demi-ton (ou d'un ton dans le second cas) de la note correspondante dans l'accord (qui se situe, lui, dans une progression logique), une discordance volontaire et très saisissante.
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(On l'entend bien mieux au piano, avec orchestre cela passe quasiment inaperçu. Je vous renvoie donc aux épisodes correspondants, à paraître, de la série vidéo.)
À bientôt pour de nouvelles trouvailles autour de Pelléas et de quelques autres sujets !
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