« L'amour des femmes barbares » – kakemphatons choraux et sacrés
Par DavidLeMarrec, dimanche 2 février 2025 à :: Domaine religieux et ecclésiastique :: #3441 :: rss
Je me suis rendu compte avec amusement que dans certaines pièces du répertoire, je me suis forgé spontanément un certain nombre d'hallucinations auditives.
La raison en est simple, et j'imagine que le phénomène doit donc être partagé – n'hésitez pas à lâcher vos meilleurs exemples.
Dans certaines pièces du répertoire, découvertes assez tôt à une époque où l'accès au texte n'était pas commode, si l'on n'achetait pas une version CD avec un livret fourni (donc plutôt les versions les plus chères, alors que je cherchais plutôt celles qui me plaisaient le plus)… on devait se débrouiller à l'oreille. Et cela produisait quelquefois des associations d'idées étranges avec des formules plus familières.
On est assez proche de l'hallucination auditive ou du kakemphaton – ces calembours plus ou moins involontaires produits par des liaisons malheureuses (« Et le désir s'accroît quand l'effet se recule » version Corneille, « Un homme tout nu marchait, l'habit à la main » version Bobby Lapointe).
J'y ai repensé récemment en écoutant la dernière version discographie du Requiem de Mozart, par Pichon, puis cette semaine la toute nouvelle version Gardner du Requiem de Brahms. Et il peut être divertissant de partager ces délicieuses naïvetés issues d'écoutes ingénues.
Le faux Magnificat de Brahms
Comme vous le savez, Ein deutsches Requiem de Brahms ne s'appuie pas sur le texte de la messe des morts latine, mais est constitué d'un patchwork de textes sacrés hors de la liturgie : extraits aussi bien de l'Ecclésiaste et de la Sagesse de Salomon (absente du canon catholique), des Psaumes évidemment, que de livres prophétiques tardifs (Ésaïe), des Psaumes, des Évangiles de Matthieu et Jean, de textes apostoliques (Épîtres pauliniennes, Apocalypse). Ces fragments sont juxtaposés à l'intérieur de chaque mouvement.
Dans le sixième, « Denn wir haben hie keine bleibende Statt » (« Car nous n'avons pas de séjour permanent ici-bas »), tirée de l'Épître [anonyme] aux Hébreux, on débouche soudain sur ces exclamations qui promettent la résurrection, extraites de la Première Épître aux Corinthiens de Paul :
Hölle, wo ist dein Sieg !
Enfer, où est ta victoire !
On l'entend plutôt bien ici, par le chœur de la MDR (Radio de Leipzig) avec David Zinman – je vous ai calé l'extrait.
Cependant, n'ayant appris l'allemand que plus tardivement, en débutant par la poésie et le théâtre, mon oreille faisait plutôt sonner « dispersit » (« Il dispersa », en général une punition divine du type Babel), et le tuilage du chœur à ce moment-là correspond très bien à cette idée de profusion et de disparité.
L'illusion fonctionne plutôt bien dans cet extrait de la superbe version toute fraîche de la semaine dernière du Chœur Philharmonique de Bergen avec Edward Gardner, voyez vous-même.
Outre les réponses en imitation assez comparables, je pense que mon esprit a pu opérer ce parallèle en raison de l'usage figuratif de ce verbe dispersit dans le Magnificat, souvent assorti de figuralismes profusifs.
Voyez par exemple la vision de Marc-Antoine Charpentier de ce verset dans la glorieuse chaconne-Magnificat H.73, une des pièces les plus irrésistibles du baroque français.
Le Requiem de Mozart : l'orgie après la victoire
Principal point commun musical entre les mises en musique du Magnificat et des Requiem, les motifs fugués pour signifier la pléthore de la descendance d'Abraham : « Sicut locutus est ad patres nostros, Abraham et semini eius in saecula. » (« Ainsi fut-ce annoncé à nos Pères, Abraham et sa descendance »), dit le Magnificat. Dans l'Offertoire de la messe de Requiem, dont le texte est tiré non pas des Écritures mais d'un répons du IXe siècle, le même épisode de généalogie abrahamique apparaît dans une syntaxe différente :
in lucem sanctam.
Quam olim Abrahae promisisti,
et semini eius
vers la sainte lumière,
comme vous l'avez jadis promis à Abraham
et sa descendance.
Puis :
de morte transire ad vitam.
Quam olim Abrahae promisisti,
et semini eius
passer de trépas à vie,
comme vous l'avez jadis promis à Abraham
et sa descendance.
(Traduction maison ; pour toute suspicion d'hérésie, veuillez vous adresser au guichet dicasterepourladoctrinedelafoi@carnetsol.fr.)
À l'origine, dans le cadre du répons, la formule était formulée par le chantre puis reprise par le choeur ou l'assemblée des fidèles.
Voici ce qu'en fait Mozart, de façon très solennelle et farouche, presque sombre – le peuple de Dieu réclame son dû ! Dans la version Pichon parue à la fin de l'année dernière, peut-être la meilleure version discographique que je connaisse.
Mais, vous le savez, ce Requiem est énormément joué, et pas seulement par de beaux chœurs transparents à la diction soignée, mais aussi par de vastes phalanges d'amateurs moins aguerris à la technique du chant, ou au contraire de professionnels aux voix très charpentées et couvertes ; l'école viennoise en particulier est redoutable, avec des voyelles très arrondies assombries, des [i] émis comme des [u] français, beaucoup de [eu] mêlé à toutes syllabes…
Et ce sont souvent les versions auxquelles on était confronté en premier comme jeune mélomane : Karajan avec le Wiener Singverein, Böhm avec le Wiener Staatsopernchor…
Et moi, sans avoir le texte sous les yeux, j'entendais un mélange d'italien et de latin : « amor e barbare promisisti », c'est-à -dire, peu ou prou, « tu nous promis de l'amour et des femmes barbares », ce qui cadrait assez bien avec la sombre vaillance de l'extrait. En réalité, en italien, ce serait « amor e barbare promettesti », et en latin « amorem et barbaras promisisti… », mais dans ma rêverie sonore, ce mélange étrange s'imposait spontanément.
Laissez-vous porter par cette pensée dans cette version où Solti dirige un chœur « de concert » issu de l'Opéra de Vienne.
J'espère, estimés lecteurs, que cette promenade vous aura amusés. Je suis curieux de vos propres hallucinations & kakemphatons dans ce genre.
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