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Pourquoi la vie de musicien ? – Herreweghe & Brahms


Pourquoi. La question est souvent raillée, souvent caricaturée, souvent dénigrée… mais c'est une vraie, une belle, une grave question. Et, oui, dans ma proverbiale insolence, j'ose la poser. Parfaitement. Pourquoi.
Tremblez, vous les tièdes, vous les serviles, je l'ai posée cette question indicible, et je la repose encore, impavide.



Pour accompagner votre écoute, je vous laisse le choix. Mais prenez garde (la Dame blanche vous entend) :

herreweghe bruhns herreweghe bruckner

Vrai disque. Faux disque.



Herreweghe dans le Deutsches Requiem

À la suite d'un concert que j'ai par ailleurs adoré (Ein Deutsches Requiem de Brahms avec l'Orchestre des Champs-Élysées et le Collegium Vocale de Gand, un des plus beaux timbres de chœur au monde), je me suis posé cette question – qui me revient souvent.

Je ne parle pas de la vocation, ni de la nécessité de jouer des choses imposées pour le musicien de rang ou pour le chef débutant ou obscur qui doit accepter les engagements pour vivre et se faire connaître (ce qui passe plus souvent par Beethoven que par Czerny, c'est entendu). Mais pour le chef d'ensemble, d'orchestre qui a atteint une renommée telle qu'il peut jouer ce qu'il veut, les ressorts me restent obscurs quelquefois.

Je révère Philippe Herreweghe depuis toujours, il est l'un des premiers chefs d'opéra dont j'aie écouté une intégrale (Armide de LULLY, donc), et je suis toujours resté complètement sensible à sa manière, à son élégance jamais molle, à son maintien souple, et à l'évidence (de ce qui pouvait paraître, à l'origine, une radicalité), transformant en un instant tous les autres en dangereux extrémistes fourvoyés.
Même ses innombrables relectures de Bach, même ses incursions plus récentes dans Beethoven ou Bruckner m'ont toujours convaincu comme touchant une juste mesure, approchant une forme de vérité de l'esprit.

Pourtant, à l'écoute de ce Deutsches Requiem, une question que je me posais en sourdine depuis longtemps (pourquoi, si vous avec bien suivi) resurgit avec violence.

Nous avons un chef visionnaire (le premier à jouer en intégralité une tragédie en musique sur instruments anciens, autre que Rameau en tout cas), et que joue-t-il depuis vingt ans ?  Toujours les mêmes compositeurs, et pis, les mêmes compositions des mêmes compositeurs.

Or, dans ce Deutsches Requiem, je ne perçois pas cette nécessité comme impérieuse. Il est très beau, mais je n'y entends pas de nouveauté de conception particulière (l'orchestre sonne très brahmsien, assez opaque, d'abord parce que ce n'est pas formidablement orchestré, mais même pas différemment d'une version traditionnelle). Plus décontenançant, l'orchestre tend à crincrinner, les bois à ne pas être parfaitement juste… restent les détachés dans l'articulation, vraiment intéressants, mais qui entraînent souvent des trous dans le spectre, surtout dans l'acoustique sèche (superbe mais impitoyable) du Théâtre des Champs-Élysées – s'il n'y avait le chœur pour combler, ce créerait un malaise.

Du point de vue de l'effectif, cinq contrebasses, donc un grand orchestre comme d'habitude, et de la facture, quelques différences (clarinettes en particulier), mais enfin, à cette date, la différence de facture est plutôt de l'ordre du confort de jeu que de la nature du timbre. Les timbres ne sont absolument pas typés, en tout cas – le mode de jeu change, lui, un peu, mais rien qu'on ne puisse obtenir très facilement sur les instruments modernes habituels.

De même, on pourrait attendre d'une formation chorale aussi limpide et souple des qualités de diction (pas du tout) et une mise en valeur de l'intensité des frottements harmoniques (dans les mises à nu du premier mouvement par exemple – il le fait admirablement dans les chœurs de Bruckner), mais non, on assiste à une lecture parfaitement traditionnelle. Superbe, bien sûr, mais quand on se déplace pour entendre Herreweghe, on espère un peu plus que du joli comme les autres.

[Par ailleurs, moi qui râle toujours après le choix de célébrités, je me demande ce qui a motivé l'embauche d'Ilse Eerens et Krešimir Stražanac en solistes – anciens du chœur ? –, valeureux, mais pas très sonores ni marquants dramatiquement, ce qui est étonnant pour une œuvre où les choristes obscurs qui l'ont étudié sont légion… quitte à prendre peu pas célèbre, ça donne justement le luxe du choix pour trouver le plus adéquat, et Herreweghe a amplement le vivier pour recruter, ne serait-ce que dans son chœur !]



Quelle démarche musicale, quelle vision du répertoire ?

Herreweghe a été un pionnier. Je comprends son désir de « mettre à jour » Beethoven, Bruckner, Dvořák, Mahler, Fauré, c'était bienvenu, même s'il a franchi le pas alors que ces répertoires avaient déjà été relus par Norrington, Gardiner, Harnoncourt, Spering… Il apportait par ailleurs une vision singulière des apports informés : épurée, apaisée, décantée, sans la sècheresse ou la rage de ses collèges.

Néanmoins, à présent qu'il a montré sa valeur dans la Solemnis et les Symphonies, dans les Motets et Messes de Bruckner, dans le Dvořák sacré, et dirigé des Mahler et Fauré tout à fait opérants, peut-il se contenter de rejouer les œuvres les plus rebattues du répertoire, pour ne rien dire de plus que les autres ?

Quel est l'intérêt, pour moi, d'entendre une centième Cinquième de Bruckner un peu molle, un millième Deutsches Requiem simplement très bien et ressemblant à tous les autres (en plus, le choix des solistes est étrange, pas très marquant) ; et surtout (car moi, je suis biaisé par l'offre pléthorique, si c'était mon seul concert de l'année, je serais hystérique, et pas par erreur), comment lui peut-il s'en accommoder ?  N'aurait-il pas envie de renouer avec son travail visionnaire et fouir plus avant dans le répertoire sacré de Le Jeune, Guédron, Rossi, Carissimi, Schein (qu'il a fait), Scheidt, Moulinié, Buxtehude (idem), Collasse, Keiser ?  Ou, s'il est devenu décidément trop romantique, s'intéresser aux chœurs sacrés de Herzogenberg, largement du niveau de Brahms (à mon sens supérieurs, même – une notule est en préparation sur le sujet) dans le registre post-mendelssohnien ?
Ce n'est pas le répertoire extatique qui manque.

D'autant que son fonctionnement en tournées permet de faire entendre un peu partout en France ces œuvres, et que son rayonnement personnel est suffisant pour inciter les gens à oser son répertoire – il a gravé Hassler et Byrd, bon sang !

L'hypothèse (absolument pas vérifiée) que je fais est qu'il doit avoir une sorte de liste close de compositeurs touchés par la Grâce, un sens un peu téléologique (théologique ?) du répertoire, et que les magnifier est un peu comme redire un texte saint. En tout cas, c'est ce type de sensibilité qui transpire de son allocution en mémoire de Philippe Beaussant et de ses choix de répertoire (Bach, à l'infini…). De mon point de vue, ça a quelque chose d'un brin tristoune, mais c'est un mode de conception de programme comme un autre, qui vaut bien ouverture-concerto-symphonie après tout.



J'adopte ce prisme pour parler de Herreweghe (et des autres), parce qu'il me paraît plus intéressant pour essayer de regarder les perspectives, mais j'aime énormément sa manière (en plus de mon lien historique avec lui) et je me précipite sur ses disques et ses concerts avec plaisir à chaque fois… Il ne faut pas le voir comme un jugement – malgré le titre de l'adresse, liée à un ancien site abandonné, je n'écris pas de critiques – même pas comme une réclamation (l'offre est suffisamment vaste, à Paris comme au disque, pour qu'il fasse ce qu'il veut !), mais plutôt comme une invitation à la réflexion sur ce qui se joue dans les choix individuels de répertoire. La façon dont chacun, finalement, façonne le legs du fonds de répertoire, impose des titres ou valide ceux qui ont été choisis avant lui.

Pour finir, deux fun facts que je n'ai pas réussi à placer :

♣ Alexis Kossenko, fondateur des excellents Ambassadeurs (ceux du disque seria de Staskiewicz), est flûte solo dans l'Orchestre des Champs-Élysées.

♣ Ah oui, sinon, je ne l'ai pas dit, les Chants sérieux de Brahms, qu'est-ce que c'est atrocement orchestré. Oui, même en vrai, et même sur jolis crincrins. Donc vraiment atrocement.
[Et je ne me fais décidément pas à son sens très lâche de la prosodie dans le répertoire du lied, sans contrepartie mélodique d'ailleurs. Tellement étonnant pour un compositeur aussi éloquent, et mélodiquement prégnant, dans la musique de chambre (et chorale !). Syndrome Mendelssohn ?]


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Commentaires

1. Le vendredi 21 octobre 2016 à , par Frédérick

Bonjour,

Je vais rarement au concert mais j'étais au TCE ce lundi et j'ai été émerveillé par la lecture de ce requiem allemand. Êtes-vous sûr que cela n'apporte rien ? Ne serait ce que les tempi, très rapides (à peine une heure je pense, un record ?)

Deux autres remarques si vous le permettez :

- Êtes vous sûr que l'on puisse remplir un théâtre avec une oeuvre de Herzogenberg? (Le TCE n'était pas rempli lundi)

- Je n'ai malheureusement rien compris à votre commentaire sur les chants sérieux...je les écoutais pour la première fois, cela ne m'a pas paru...si mal (désolé mon incompétence musicale m'empêche de trouver quelque chose de plus intelligent à dire )

Bien à vous

2. Le vendredi 21 octobre 2016 à , par la souris :: site

Ou pourquoi 9 sur 10 le bis d'un violoniste est de Bach.
Peut-être qu'il y a simplement un plaisir hypnotique à revenir encore et encore sur ce qui enchante-captive (un peu comme quand un gamin regarde le même Walt Disney pour la 16e fois en un mois) ?

3. Le vendredi 21 octobre 2016 à , par DavidLeMarrec

Bienvenue Frédérick !

Je ne veux surtout pas porter de jugement définitif : j'ai trouvé ça très beau, et rien que pour le timbre unique du chœur, c'est un délice – pour le reste, c'était quand même très loin d'être mal joué ou terne, je m'en suis surtout servi comme support pour poser quelques questions.

Ensuite, en termes de conception générale, à part l'aération du spectre (et même quelques trous, donc – le public s'y est même parfois trompé, croyant à une fin de mouvement tant il y avait de l'espace sonore entre les détachés des accords !), je ne trouve pas que ce soit fondamentalement différent de ce qu'on entend d'habitude. Certes, il y a moins de vibrato (il y en a quand même) et c'est plus vif, mais ce n'est pas très flagrant, ça ne sonne pas « droit » ni « pressé ». Je crois que ça tient largement à l'œuvre de toute manière : les versions des autres pionniers (dont Gardiner, certes avec Vienne) n'apportent pas non plus de contraste saisissant.
Si, Norrington ou Spering, là on a quelque chose de différent, mais dans une veine radicale, presque méchante, qui n'est pas du tout l'univers de Herreweghe.

Évidemment qu'on ne pourrait pas remplir avec Herzogenberg, mais si Herreweghe avait profité de sa notoriété pour jouer, disons, des œuvres a cappella de Bach (Singet dem Herrn), Mendelssohn (il les a enregistrées aussi), Bruckner (idem, et de quelle façon !), Brahms et Herzogenberg, ou simplement un programme Brahms / Herzogenberg (avec le titre « Brahms et son double » ou un truc racoleur dans le genre, éventuellement avec des lettres de Clara intercalées), ça n'aurait pas forcément sensiblement plus mal rempli – le Deutsches Requiem est donné très régulièrement, et le public qui s'y intéresse n'est pas forcément assez nombreux pour aller tous les voir.

Et encore, hors de Paris, si Herreweghe passe à Caen ou Dijon, il n'y aura pas forcément le choix pour entendre quelque chose qui sorte de l'offre locale, donc si le chef est célèbre, il peut jouer un peu ce qu'il veut.

Ce n'est pas non plus une obligation, mais je me demande la justification interne qu'on peut trouver, lorsqu'on est célèbre, à rester dans son pré carré… Il arrive un peu la même chose à Christie, qui ne forme plus d'aussi près ses chanteurs sur le plan du style, et qui rejoue en boucle ses anciens succès avec très peu de nouveautés, alors qu'il en reste tout autant à remonter…

Concernant les Chants Sérieux, je disais simplement que je n'aime pas beaucoup l'œuvre : la mélodie et la prosodie ne sont pas marquantes (même si l'usage de l'Écclésiaste est plutôt atypique et amusant). En version piano, on a de grands aplats pas très intéressants ; et dans la version pourtant orchestrée par Brahms, je trouve ça mal fait, beaucoup de doublures lourdes, une écriture en accords, on dirait que ça a été écrit pour piano et vaguement instrumenté ensuite (mais en piano, ce n'est pas beau non plus…). Comme tout ce que la musique a fait d'érudits semble se pâmer devant le résultat, je cherche ce que j'ai manqué, et ce n'est pas cette fois-ci que je trouverai. Pourtant, je les ai joués, chantés, écoutés en plein de versions au disque, et en concert en version piano et en version orchestrale, mais rien n'y fait, je ne vois pas ce qui est extraordinaire là-dedans. Des fois, on passe à côté des choses, c'est ainsi.

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Bonsoir, …otages de Mimy !

[Oui, ça m'amuse toujours, je ris à chaque fois que je le lis…]


Ou pourquoi 9 sur 10 le bis d'un violoniste est de Bach.


Ça s'explique un peu mieux pour les bis de violon : un bis est supposément célèbre ou festif. Or le répertoire en violon solo contient certes des merveilles, mais pas forcément célèbres, ou alors un peu superficielles. Bach permet, par sa relative nudité, de mieux mettre en valeur son talent propre – je suis tout sauf un inconditionnel de Bach, mais souvent, le meilleur moment d'un concerto pour violon ou violoncelle, est le bis de Bach qui suit, où l'on entend vraiment les qualités de l'interprète. Et puis c'est quand même plutôt bien fait, ces petites choses (et ils jouent ça tout le temps).

Mais on pourrait se demander pourquoi on n'a pas plus de Paganini ou d'Ysaÿe, pour en rester à des choses qui ont leur notoriété (plutôt que du Bériot ou du Handochkine).


Peut-être qu'il y a simplement un plaisir hypnotique à revenir encore et encore sur ce qui enchante-captive (un peu comme quand un gamin regarde le même Walt Disney pour la 16e fois en un mois) ?

Quand on pratique, oui, c'est très différent, on ne sent pas du tout la répétition, parce qu'on est actif, on est dans l'enjeu de bien faire… Au contraire, jouer quelque chose dont vous êtes sûr vous procure une forme d'ivresse, une facilité à vous exprimer… Mais à ce niveau, on peut supposer qu'ils peuvent aussi acquérir de la familiarité avec des œuvres moins courues, d'autant que Herreweghe l'a déjà fait…

Ce que je trouve un peu triste, c'est que les interprètes célèbres s'enferment finalement dans le grand répertoire – pareil, Kaufmann enregistrait Marschner à ses débuts, et maintenant il faut Verdi-Wagner-chansons napolitaines… Alors que justement, ils sont ceux qui pourraient promouvoir au delà des seuls geeks de nouveaux titres. C'est bizarre, mais j'ai l'impression qu'ils veulent leur empreinte dans l'histoire de l'interprétation, se mesurer aux pièces déjà célèbres, et pas dans l'histoire de la musique en infléchissant le cours des programmations.

Je comprends très bien les logiques de remplissage et le plaisir subjectif à se réapproprier ce qu'on connaît, mais quand on en fait son métier et qu'on trouve que c'est un truc sérieux ou important, je m'étonne que peu se sentent concernés par la question. Le non-renouvellement du répertoire (dans le temps ou dans le contenu) est quand même un vrai sujet en musique classique, me semble-t-il.

4. Le lundi 24 octobre 2016 à , par Mathieu

Bonjour David.

Je trouve ça aussi dommage que les grands interprètes (re)jouent très souvent les oeuvres les plus connues. Ils ont peut-être un côté très perfectionniste qui fait qu'ils ne sont jamais satisfaits du résultat final... Il faut dire aussi que ce sont des oeuvres très riches et on peut imaginer qu'au fil du temps, les chefs découvrent toujours de nouvelles choses qu'ils estiment nécessaire d'exprimer.
Mais comme ça a été dit, il y a sûrement aussi une volonté de répondre aux attentes du public. Et le public est souvent paresseux et se peut se contenter d'écouter les compositeurs qui font "autorité" en estimant qu'ils sont sûrement les meilleurs. Dans ces conditions ça n'est pas la peine d'écouter autre chose puisque c'est a priori moins bien. On peut alors n'écouter que du Bach toute sa vie ... Je caricature mais je me dit qu'on peut rapprocher ce phénomène de la tendance au cinéma des "suite, remake, reboot ..." : on revient constamment aux même choses en se disant que le public répondra présent et ainsi, on ne prend aucun risque.
Après le souci c'est qu'à côté, on a de très belles oeuvres qui demeurent dans l'oubli. Et ça pose peut-être plus problème dans la musique que dans d'autres arts puisque, contrairement au théâtre par exemple où le texte peut suffire, il ne suffit pas (pour la majorité des gens) de lire une partition pour s'imprégner de l'oeuvre. D'où la nécessité pour les interprètes connus qui peuvent se le permettre de prendre des risques. Mais ce n'est jamais évident...

5. Le vendredi 28 octobre 2016 à , par DavidLeMarrec

Bonsoir Mathieu,


Je trouve ça aussi dommage que les grands interprètes (re)jouent très souvent les oeuvres les plus connues. Ils ont peut-être un côté très perfectionniste qui fait qu'ils ne sont jamais satisfaits du résultat final... Il faut dire aussi que ce sont des oeuvres très riches et on peut imaginer qu'au fil du temps, les chefs découvrent toujours de nouvelles choses qu'ils estiment nécessaire d'exprimer.


C'est le bon côté de la chose : effectivement, il y a quelque chose de très particulier dans le fait de posséder un morceau, de pouvoir lui faire prendre forme à loisir, d'entrer en communication avec lui pour ainsi dire… En particulier lorsqu'il y a plusieurs strates simultanées (donc au clavier, ou en dirigeant), l'ivresse est très spécifique.

Néanmoins, je crois que dans la vraie vie, la première raison est la pression des formateurs et recruteurs d'abord (il faut faire ses preuves en montrant qu'on peut, et c'est logique, bien jouer Mozart/Beethoven/Verdi/Brahms/Mahler), du public ensuite (qui attend telle célébrité dans telle œuvre) – il suffit de voir les vagues de déception lorsqu'un artiste célèbre est remplacé par un autre aussi bon, voire meilleur (ou plus adapté), et les cascades de protestations ou de revente qui s'ensuivent. Dans le répertoire vocal, il y a un côté très spécifique et épidermique de l'adhésion à un timbre, qui peut expliquer l'hystérie, mais ailleurs, c'est vite encore moins sympathique.

En tout cas, dans le parcours d'un artiste, s'il ne veut pas jouer devant une salle vide, et s'il espère recueillir un peu d'enthousiasme, il est plus prudent de jouer Bach que Buxtehude, Mozart que Vranický, Weber que Marschner, Verdi que Meyerbeer, Brahms que van Gilse, Boulez que Manoury, etc. Et ce n'est même pas scandaleux, dans la mesure où, pour remplir une salle, on ne peut pas s'adresser qu'aux quelques exaltés qui veulent tout écouter – moi le premier, en écoutant un répertoire dont je ne suis pas aussi familier, je vais d'abord vers les artistes emblématiques ou les grands titres (j'ai abordé le folk avec Joni Mitchell, le musical avec Schoenberg – C.-M., pas le nôtre –, avant d'aller chercher des chemins de traverse…). Tout cela est très légitime. Mais ne favorise pas l'audace.

Pour faire venir le public vers de la rareté, il faut un bon argument de vente, souvent lié au thème plus qu'à la musique elle-même – il y a donc d'excellentes musiques qui n'ont pas de thématique figurative avenante, et d'autres pas particulièrement indispensables qu'on va jouer pour remplir un programme sur la paix, les animaux ou la couleur violette.


Mais comme ça a été dit, il y a sûrement aussi une volonté de répondre aux attentes du public. Et le public est souvent paresseux et se peut se contenter d'écouter les compositeurs qui font "autorité" en estimant qu'ils sont sûrement les meilleurs. Dans ces conditions ça n'est pas la peine d'écouter autre chose puisque c'est a priori moins bien.

Ce genre de raisonnement est effectivement irritant chez les mélomanes : « les bons sont célèbres, les autres sont des épigones ». Parce qu'il est factuellement faux, et surtout tellement illogique (on fait comment pour les mauvaises œuvres restées à la mode ? – certains considèrent que la présente de Donizetti et Verdi au répertoire constitue un scandale permanent, après tout), puisque les conditions de création (œuvre jamais donnée, mal interprétée, victime de cabale ou de préjugés, difficile d'accès, tombée rapidement…) ou l'évolution des goûts (renouvellement permanent du répertoire, abandon de certains instruments nécessaires à l'exécution…) peuvent empêcher de grandes œuvres de parvenir jusqu'à nous.
    Et fussent-elles moins grandes que leurs vis-à-vis célèbres, c'est aussi l'occasion de creuser un style musical qui nous plaît…

En revanche, chez le grand public, ma foi, lorsqu'on va peu au concert ou qu'on écoute peu de disques, on a tout intérêt à aller à ce qui certain, les grands compositeurs (par les grands interprètes, c'est plus délicat, puisque le système ne favorise pas forcément les plus adéquats, mais plutôt les plus célèbres, fussent-ils célèbres pour un répertoire précis…). C'est ce que nous faisons tous, je crois, quand nous nous commençons à nous intéresser à un domaine, quel qu'il soit. On ne peut pas lui en tenir rigueur.

À cela s'ajoute qu'écouter quelque chose que les autres écoutent permet dans parler, dans un domaine qui est déjà de la musique de niche !  On ne croise pas tous les jours des gens capables de parler des différentes symphonies de Beethoven, alors gloser sur les frères Vranický… c'est s'assurer un plaisir un peu plus solitaire.


On peut alors n'écouter que du Bach toute sa vie ... Je caricature mais je me dit qu'on peut rapprocher ce phénomène de la tendance au cinéma des "suite, remake, reboot ..." : on revient constamment aux même choses en se disant que le public répondra présent et ainsi, on ne prend aucun risque.

Je perçois différemment les deux phénomènes : les suites développent des éléments nouveaux, des variations sur un thème certes connu, mais qui change selon le goût du temps… le matériau est en partie neuf. Dans le cadre d'une interprétation tel que l'univers du classique le conçoit, le changement est assez minime (même si l'effet peut en être spectaculaire), et j'ai beau être le premier à collectionner les versions, il faut bien admettre que dans les musiques très écrites comme les symphonies de Mahler, ça revient à chaque fois à entendre sensiblement la même chose ; en tout cas très loin d'une œuvre différente.


Après le souci c'est qu'à côté, on a de très belles oeuvres qui demeurent dans l'oubli. Et ça pose peut-être plus problème dans la musique que dans d'autres arts puisque, contrairement au théâtre par exemple où le texte peut suffire, il ne suffit pas (pour la majorité des gens) de lire une partition pour s'imprégner de l'oeuvre. D'où la nécessité pour les interprètes connus qui peuvent se le permettre de prendre des risques. Mais ce n'est jamais évident...

Dans certains répertoires (ceux qui intègrent l'improvisation), c'est naturel. Dans ceux où l'on a pris l'habitude d'être scrupuleusement exacts (sous prétexte de respecter des partitions qui n'étaient pourtant pas du tout respectées à l'époque…), je suis tout à fait partisan des transcriptions sauvages, au minimum… Götterdämmerung pour deux flûtes et quintette à cordes, c'est grandiose. Et renouvelle vraiment l'écoute.

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David Le Marrec

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