Carnets sur sol

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dimanche 1 novembre 2015

[Carnet d'écoutes n°91] – Un opéra français de Mozart, un opéra biographique sur Schubert, le Sacre par Currentzis…


Et le nouvel orgue de la Philharmonie de Paris, Moses par Castellucci et Ph. Jordan…






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Lachnith-Mozart – Les Mystères d'Isis (1801)


Une petite douceur, tirée du concert, vient de paraître…

lachnith

Au début du XIXe siècle, on n'avait rien joué de la Flûte Enchantée, grand succès outre-Rhin, en France – en dehors de quelques airs, dont le premier air de la Reine de la Nuit… en italien !  La version originale n'est donnée qu'en 1829 (à l'Opéra-Comique, par une troupe allemande), mais l'essentiel de l'œuvre est donné dès 1801 (exactement comme pour le Freischütz d'abord joué, avant l'adaptation de Berlioz, sous la forme du Robin des Bois de Castil-Blaze) dans un nouveau livret de Morel de Chédeville (qui reprend l'essentiel de l'argument).

Les personnages et les situations demeurent sensiblement les mêmes (leurs noms sont surtout hellénisés : la Reine de la Nuit devient Myrrène, Tamino devient Isménor, et plus fort encore, Papageno transmute en Bochoris) ; en revanche la musique est redistribuée (les numéros n'arrivent pas du tout au même moment), pas toujours attribuée aux mêmes situations (la musique de Monotatos attribuée à Mona-Papagena et Pamina, par exemple).

L'œuvre devant être présentée à l'Opéra, il fallait écrire des récitatifs, que Ludwig Wenzel Lachnith fournit dans le style en vigueur, d'une sobriété gluckiste assouplie (on est très proche de l'esthétique de ceux de Sémiramis de Catel, voire des différents Grétry sérieux [voir les liens au début de cette notule], du Thésée de Gossec, etc.). Il arrange aussi la musique elle-même (suppression, ajouts de mesures dans tel ou tel phrasé), changeant des ensembles en airs et des airs en ensembles…  Le tout devient, en y ajoutant son nouveau texte français, très conforme au style du temps – la Flûte mozartienne s'échappant déjà du classicisme standard tout en en conservant l'essentiel des codes, sa concordance avec le goût révolutionnaire est assez parfaite.

Le disque lui-même est excellent, puisque servi par les meilleurs spécialistes de l'Univers de la musique française de la période : Le Concert Spirituel, Diego Fasolis, Chantal Santon-Jeffery, Marie Lenormand, Renata Pokupić, Sébastien Droy, Tassis Christoyannis, Jean Teitgen (et quand même Camille Poul, Jennifer Borghi, Mathias Vidal et Marc Labonnette dans Dames, Suitvantes, Prêtres, Ministres, Gardien !). Outre le fait que Vidal parvient à impressionner dans ses courtes interventions (maître absolu du récitatif), c'est Christoyannis qui ébaubit le plus, d'une distinction (et d'une articulation française !) à peu près sans exemple.
La diction générale est bonne, mais ne permet pas toujours, chez les dames, de se dispenser du livret.

Petit reproche, la notice de Glossa, passionnante au demeurant sur le cahier des charges et les conditions de la création, ne détaille pas clairement les correspondances entre numéros (l'essentiel est dit dans un coin de paragraphe). Certes, le disque s'adresse à un public déjà un peu informé et curieux, qui n'aura aucun mal à vaindre ce blind test – puisque se mêlent à la Flûte des numéros des Noces de Figaro (dernier air de Figaro, les cors solos du final du IV), de Don Giovanni (premier air d'Anna, air « du champagne »), de la Clémence de Titus (strette de Sextus, dernier air de Vitellia), l'adagio de la Symphonie n°103 de Haydn et quelques sources anonymes.
J'ai même cru y percevoir (première scène de l'acte II) le Quatuor de l'acte I de L'Amant jaloux (« Plus d'égards, plus de prudence »), mais à la réécoute, il s'agit en réalité des avances de Monostatos (« Du feines Täubchen »), très proche effectivement, et arrangé avec une fin d'un grand élan lyrique (qui se trouve chez Grétry et pas chez Mozart). C'est ce genre de détail qui permet d'adapter l'œuvre au goût français, avec un certain bonheur.

Voyez par exemple (cliquez pour le son) comment la comptine « Ein Mädchen oder Weibchen » devient (IV,2) à la fois galante :

La vie est un voyage,
Tâchons de l'embellir ;
Jetons sur ce passage
Les roses du plaisir.

et philosophisante :

À la ville, au village,
On est content de rien ;
Pensons comme le sage
Qui dit que tout est bien.

Le vrai bien n'est qu'imaginaire,
Chacun jouit de sa chimère ;

pour finir sur l'inévitable éloge bachique :

Chantons, célébronts tour à tour,
Bacchus, le plaisir et l'amour
Que sous la treille
Le plaisir veille :
Tenant le flambeau de l'amour,
Bacchus sera le Dieu du jour.

Si l'on n'est pas en France avec ça !

Autre beau moment, la strette de l'air de bravoure de Sextus (Parto), qui devient un duo pour ténor et baryton (avec clarinette obligée) – acte I, scène 7 (« Ô Ciel, quelle injustice »).

Du fait de l'usage d'autres sources, il manque quelques tubes (Der Hölle Rache, quand même !), mais il y eut plusieurs états de la partition, peut-être l'inclusion eut-elle lieu à un autre moment. En tout cas, je trouve pour ma part le résultat infiniment plus convaincant que les îlots de musique très mélodique au milieu de babillage terne comme c'est le cas dans l'original (où la rupture entre le parlé et le chanté est vraiment abrupte) – ici, on passe progressivement du récitatif assez nu aux airs très mélodiques, avec beaucoup plus de souplesse. Sans parler du plaisir d'avoir du Mozart en français, bien sûr !

On peut jeter une oreille et consulter le livret (avec des indications sur les sources musicales – incomplètes et vagues, mais tout de même).

Vous pouvez trouver d'autres œuvres du même genre dans ce chapitre de CSS.

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Franz von Suppé – Franz Schubert

Largement fondée sur des lieder de la Meunière de Schubert (Das Wandern, Morgengruß, Ungeduld) – mais on y retrouve aussi Marguerite au Rouet, Heidenröslein, La Truite ou la strophe majeure de Gute Nacht, par exemple – cette opérette égrène sous forme réarrangée un certain nombre de lieder-cultes… Il faut entendre ce Morgengruß en trio avec ses jolis contrechants, entrecoupé de récitatifs alternativement schubertisants et johannstraussiens !

suppé schubert

Très bien servi par l'omniprésent et omnipotent American Symphony Orchestra (le plus large répertoire du monde ?) sous la direction du visionnaire Leon Botstein – on reparlera d'eux prochainement.

Se trouve dans leur collection de téléchargements numériques officiels.

Dans le genre des adaptations insolites, il y a bien sûr Pagnol-Rossi.

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Le nouvel orgue Rieger de la Philharmonie de Paris

(Entrée commandée par le tout nouveau carnet collectif Battement(s).)

rieger

Mercredi et jeudi, inauguration de l'orgue de la Philharmonie de Paris, que les spectateurs avaient déjà pu découvrir, de façon inattendue, dans le concert d'opéra français de Minkowski (l'air inédit de Poniatowski se déroule dans une cathédrale).

La disparité des salles de concert permet sans doute d'anticiper moins facilement le rendu d'un tel instrument, et la firme Rieger était donc face à un véritable défi.

L'orgue n'est pas entièrement prêt (tous les tuyaux sont là, bien sûr, mais deux tiers des jeux seulement sont harmonisés), mais on pouvait déjà percevoir quelques constantes :
¶ les timbres, pour un orgue néo-classique de concert, ne sont pas trop froids ni métalliques, principal écueil pour la plupart des proto-Klais en circulation ;
¶ les jeux de fond sont même d'une rondeur et d'une fermeté rares, pas souvent entendu d'aussi beaux ;
¶ la réverbération plutôt généreuse de la Cathédrale Œcuménique de la Porte de Pantin évite la trop grande sécheresse, et gère assez bien la surpuissance de l'instrument (capable d'engloutir un orchestre entier en plein tutti !). Pas de flou, pas d'aspiration du son… l'instrument et la salle sont mutuellement parfaitement calibrés.

Le jeudi, l'improvisation de Thierry Escaich, nettement moins vaporeuse et sophistiquée que le mercredi, était un bout de patrimoine : répétitions sur différents registres (et à traverse force marches harmoniques) d'un thème de toute évidence inspiré de Widor (ou du Chasseur maudit de Franck),  avec une partie centrale où l'on sent poindre le Bartók de Barbe-Bleue. Le tout s'achève avec des accords typiques du style organistique (grands aplats triomphants) enrichis de notes étrangères, très impressionnants.

Curieux d'entendre les quatre improvisateurs sur l'orgue complet, au début de l'année prochaine.

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Schönberg – Moses und Aron – Castellucci, Ph. Jordan

moses_castellucci.jpg

Déjà touché un mot à l'occasion de la retransmission (toujours visible), mais depuis vu en salle.

Quelques précisions : très bons solistes, en particulier Thomas Johannes Mayer (Moïse), bien sûr, mais aussi John Graham-Hall (Aaron) dont on peut lire plutôt du mal un peu partout, et qui passe très bien dans Bastille – le grain n'est pas aussi pur et juvénile que Langridge en studio, forcément, mais on n'entendrait pas forcément Langridge au font de Bastille !  Il joue adroitement d'un mécanisme léger très puissant (sorte de voix mixte légère ou de fausset renforcé, mais qui a encore plus de largeur que sa voix de poitrine standard) et assène tout son rôle avec assurance et nuances, de quoi mériter de meilleurs commentaires que ceux soulignant un timbre fatigué (en réalité, c'est surtout que le métal est assez apparent, ce qui lui permet d'être entendu).

Pas mal de doutes sur la sonorisation, je m'explique vraiment mal comment la voix parlée, même d'un chanteur aussi aguerri que Mayer (par ailleurs pas la plus grosse projection du monde, quand même), peut être aussi sonore qu'une voix chantée (et sembler provenir de toute la scène). Ce n'est pas honteux du tout, mais ça confirme ce qu'on peut supposer sur la sonorisation de confort (remarquablement faite d'ailleurs, puisqu'on ne peut jamais en jurer et que ça paraît toujours naturel).

J'avais dit du mal du Chœur de l'Opéra à partir de la retransmission, mais en salle, cette pâte lourde et cet impact brutal correspondent assez bien au sujet. Bien sûr, j'aurais volontiers échangé contre les demi-teintes de n'importe quel chœur allemand, mais ce n'était pas indigne du tout, en tout cas pas braillé comme c'est quelquefois le cas à l'ONP, et très conforme au climat archaïsant campé par le livret et Castellucci.

Sinon, visuellement, ce que fait Castellucci est assez joli – pas du tout dramatique, mais vu le vague néoplatonisme visqueux du livret pseudo-talmudique, on ne peut pas forcément faire mieux. L'œuvre elle-même fonctionne moins bien sur scène qu'au disque pour cette raison : la musique, malgré les nombreuses formes exploitées, ne sonne pas avec beaucoup de variété (tout le temps pleine, pléthorique, légèrement tendue), et il ne se passe à peu près rien – de l'Égype au Veau, tout peut être résumé par « avoir l'idée de Dieu, n'est-ce pas déjà une représentation de Dieu ? ». Sacré pitch pour un thriller.

Agréable (à défaut d'être profond, puisque ce sont finalement de grands aplats visuels), la mise en scène finit par se répéter assez pendant la seconde moitié de l'acte II (après l'avertissement du Jeune Homme – Nicky Spence y est assez marquant, d'ailleurs), surtout que le goudronnage et la piscine à double fond ne sont pas les trouvailles les plus vertigineuses de la soirée.
Rien de très hardi ni choquant en tout cas – à part pour les choristes souillés et les femmes de ménage surmenées, sans doute (ils doivent moins rigoler).

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Stravinski – Le Sacre du Printemps – Musica Æterna, Currentzis

currentzis sacre

Écouté avec curiosité la toute neuve version de Teodor Currentzis dirigeant son orchestre MusicAeterna (je crois que c'est la graphie officielle…). Après avoir trouvé sa Dido chichiteuse, ses Noces magnifiques, son Rameau décoratif, agréablement translucide et étrangement planant, son Così très pâle… je ne suis pas très surpris de son Sacre.

On retrouve en réalité exactement la même ligne stylistique dans tous ses enregistrements (sa Quatorzième Symphonie de Chostakovitch incluse : sèche, claire, méditative), et ce Sacre ne fait pas exception.

Pour Currentzis, la musique est clairement première, et il semble surtout passionné par le naturel du résultat, la qualité du flux sonore… Aucune recherche dramatique, par exemple. Cela fonctionnait magnifiquement dans les Noces où le livret et la musique sont déjà très virevoltants, et pas pour Così qui se transformait en une suite d'ensembles vocaux sans grand enjeu ; pareil pour sa Didon contemplative et apprêtée, que je n'ai pas vénéré pour ma part, mais qui en a séduit beaucoup d'autres ; ou pour son Rameau qu'on peut trouver superficiel (très lisse) ou très séduisant (de très beaux climats suspendus, une lumière crue, une vivacité froide).

Et pour le Sacre, il en va de même : net, limpide, dans un son d'orchestre très fin, très simple, aucune boursouflure, aucune recherche de violence. Currentzis ne prête attention qu'à la musique, absolument rien de dramatique ici – la danse, elle, est plus présente dans la légèreté de la touche que dans la pulsation sauvage. L'œuvre s'écoute d'un flux unique, avec une évidence étonnante considérant la variété des épisodes très typés, sur la partition.

J'aime vraiment beaucoup, mais ça ne plaira pas à ceux qui veulent avoir le goût du sang, assurément.


David Le Marrec

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