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Ariadne auf Naxos : les tours espiègles de l'acoustique et de la glotte


Nous étions à la première de la reprise parisienne du spectacle de Laurent Pelly.

Considérant que la musique, formidable (avec son fourmillement de motifs, sa semi-distanciation, son hésitation entre récitatifs burlesques et über-lyrisme…) est bien connue, et largement investiguée, pas de commentaire général sur la soirée (de toute façon excellente et plutôt jubilatoire). Seulement quelques remarques sur des points de détail.

1. Passe-passe acoustique

J'ai été frappé de n'entendre aucune consonne (et essentiellement une voyelle) chez Sophie Koch, dont j'avais pourtant apprécié le Komponist lors de la retransmission vidéo de la première série. Pourtant, en Fricka, depuis le fond du parterre, j'avais eu l'impression que malgré la puissance de l'instrument, 'elle me murmurait les mots à l'oreille.

Il semblerait, d'après le témoignage d'une initiée montée du parterre vers le second balcon à l'entracte (meilleur son, et surtout mieux fréquenté), qu'on l'ait entendue très nettement au parterre (contrairement aux hommes, plus intelligibles à l'étage)… je n'en suis pas très étonné (ce genre de détail se perd facilement dans l'espace), mais voilà qui renforce les perplexités et relativités sur ce que l'on perçoit d'un spectacle à deux places différentes d'une grande salle (ou d'un théâtre à l'italienne). Il existe même des phénomènes de déperdition d'harmoniques qui peuvent, paraît-il (jamais testé personnellement) faire sonner faux une voix qui est pourtant tout à fait juste écoutée de près.

Il est aussi possible d'entendre deux fois une voix : illusion harmonique, ou effet de l'emplacement (par exemple sous un balcon dans un théâtre à l'italienne, pas tout à fait au centre, où le son arrive en décalé de face et par la rotonde latérale.

Le plus troublant de tout est probablement d'entendre des notes surchargées d'harmoniques qui paraissent plus basses que leur fondamentale (ce qui est un non-sens théorique), comme si le chanteur chantait à la tierce de lui-même. Mais ce n'est plus lié à la salle, il est vrai.

2. Émission arrière

C'est un sujet glottologique mainte fois abordé dans ces pages : la tendance, sous l'influence des micros (amplificateurs ou enregistreurs), à émettre les voix plus en arrière qu'autrefois, ce qui peut procurer un beau son de près ou en enregistrement, mais qui pose des problèmes d'intelligibilité et même de projection dans les grandes salles.

Ce n'était pas la première fois que j'entendais Karita Mattila en salle, amour de jeunesse — dès des Mozart avec Marriner, dans une esthétique vocale pourtant si éloignée de mes canons esthétiques habituels — jamais démenti. En revanche, c'était la première fois pour un grand rôle scénique. Elle porte les années de scène dans les rôles les plus exigeants (et pas toujours les plus évidents pour ses caractéristiques vocales) avec une grâce assez incroyable.

En revanche, de loin, du fait de l'émission très en arrière, on n'entend pas du tout le texte (tout est arrondi dans l'instrument, tout coule avec beauté… mais le relief du texte ne passe pas vraiment, alors même qu'elle est une bonne diseuse), et la voix, très belle et tout à fait audible, a surtout de l'impact dans le suraigu où se joue une surtension détendue assez unique… Vu le nombre de notes hautes dans Ariadne, on s'aperçoit que contrairement aux apparences, cela n'entame en rien son capital vocal et ne produit pas le moindre forçage, malgré leur aspect spectaculaire.
C'était magnifique (et pas très gênant pour Ariadne), mais j'aurais aimé l'entendre de près pour saisir les nuances de son incarnation, au lieu d'un profil global — mais Bastille est à blâmer, bien sûr… la nuance du sentiment dans un hangar à bateau, ça reste réservé à un club très fermé de superhéros.

Intéressant tout de même : je trouve sa voix beaucoup moins saisissante en vrai que celle de Delunsch, par exemple (beaucoup moins phonogénique en revanche). Si je l'avais découverte au concert, elle ne serait sans doute pas devenue la même idole…

Il n'empêche, l'artiste demeure fulgurante.

3. Arène glottophile

Elena Moșuc, qui assurait les premières représentations dans le rôle de Zerbinette, Daniela Fally étant souffrante, a particulièrement attiré le public glotto-friendly : de soprano colorature, sa carrière a largement évolué, ces dernières années, vers des rôles plus belcantistes, avec un médium, une largeur et une composante dramatique qui n'existaient pas dans son premier répertoire. Aussi la voix s'est beaucoup arrondie (voire amollie), et même un peu défocalisée, selon la tradition qui semble prévaloir désormais pour chanter le belcanto – où l'on semble privilégier les instruments opaques, mous ou incolores, quitte à dénaturer de très beaux spécimens qui auraient pu les chanter dans leur vraie voix (syndrome Damrau, parmi tant d'autres).

Elena Moșuc chante très bien au demeurant, toutefois cette évolution vocale (qui ne m'est pas sympathique, mais c'est un autre sujet) rend plus difficile l'adéquation aux qualités demandées :

  • l'articulation des mots (là aussi, on ne comprend absolument rien) ;
  • la netteté des attaques, la clarté du timbre ;
  • avec pour conséquence l'impossibilité de faire vivre la veine comique du personnage, sérieuse comme un papesse ;
  • on remarque même quelques expédients (voire des arrangements avec la partition) : l'émission arrière rend plus difficile de sortir les suraigus qu'elle a pourtant largement dans la voix.


Évidemment, seule une technicienne hallucinante peut se mesurer à cette partie redoutable, mais parmi celles-là, c'est assurément la moins bonne (techniquement) et probablement la moins frémissante (expressivement) des Zerbinette que j'aie entendues.

Le public semble ravi — soit par l'air pyrotechnique pour les plus ingénus, soit par la largeur inhabituelle d'un rôle dévolu d'ordinaire aux sopranos légers (déjà qu'il n'ont pas beaucoup de répertoire « légitime », alors si on leur vole Zerbinetta et la Reine de la Nuit, autant leur ôter le pain de la bouche !). Étrangement, alors que ce sont en général des voix bien faites, nettes, claires, sonores, l'amateur de voix regarde souvent avec condescendance le soprano léger, voix commune, à l'extension jugée trop facile… Pourtant, à force de valoriser les qualités de voix dramatiques, on pousse les chanteurs, même excellents, très formés et informés, à abaisser et postérioriser leur émission, à assombrir artificieusement… et à perdre leur impact, leur intelligibilité et même leur agilité. Dommage.

Dans un registre très différent, je m'amuse beaucoup des débats autour de Klaus Florian Vogt, parfois décrit comme un ténor léger inadéquat… En réalité, la charpente « métallique » (les formants, en fait) de la voix est très robuste, et vraiment taillée pour les rôles larges (d'ailleurs, dans Mozart, il sonne trop charpenté et épais, pas assez flexible). Ce qui surprend, c'est qu'au sommet de cet édifice, il utilise une voix mixte très claire, qui tranche avec les habitudes dans ce répertoire. Cela a beaucoup d'avantages, notamment la crédibilité juvénile et la suprême intelligibilité du texte, totalement audible jusqu'au fond de Bastille. Le phénomène a déjà été décrit plus en détail sur CSS.

Néanmoins, il comporte quelques inconvénients :

  • un vibrato assez important s'est installé, un peu dérangeant sur un timbre aussi pur ;
  • la technique paraît bizarrement incomplète, les voyelles sont timbrées différemments, et certaines rayonnent ([o] et [a]) tandis que les [i], par exemple, restent plus terriens et sans véritable rondeur ;
  • surtout, ce qui frappe, c'est que Vogt, qui laisse pourtant primer le texte sur le legato, n'en fait rien… il le débite avec une sorte d'hébétude qui peut confiner à la niaiserie. Certes, ce n'est pas bien grave dans Wagner ou dans le final d'Ariadne, mais c'est vraiment une posture à l'ancienne : tout rendre intelligible… et ne rien chercher à exprimer. Un peu frustrant, tout de même, malgré toutes les qualités énoncées.


4. Le modèle

Je prends le prétexte de la soirée pour évoquer un peu des tendances dans le chant actuel, et il ne s'agit pas vraiment d'un compte-rendu de concert dans la mesure où je ne dis rien de la mise en scène (très regardable, mais dont la logique me paraît assez pauvre, sans que je puisse blâmer Laurent Pelly chargé d'organiser ce fatras très hiératique) ni de la direction d'orchestre (Michael Schønwandt, un rien indolent comme à l'accoutumée, mais capable de mettre en valeur ce type de partition – les décalages nombreux du Prologue, liés au style très récitatif de cette partie, s'estomperont vite au fil de la série)… et ça n'aurait pas grand intérêt, puisque j'ai passé une délicieuse soirée, toutes les remarques faites n'étant pas des réserves, mais plutôt des nuances à retirer de la perfection.

Pourtant, si on veut bien prendre le temps de saluer une perfection en particulier, c'est celle de Martin Gantner, interprète du Maître de Musique. Proverbial, quasiment : alors qu'il chante tout de même Pizarro et Jochanaan, sa voix est totalement claire (tout est tellement facile qu'on dirait presque qu'il va soudain se transformer en baryton-basse ou en ténor héroïque…), entièrement concentrée à l'avant du visage, très fortement projetée mais sans dureté, dans un timbre homogène mais versatile, tout le texte se déversant sans effort dans les oreilles des spectateurs, avec toute la flexibilité expressive nécessaire. Réussir ça, c'est déjà beau, mais le faire percevoir du fond de Bastille, voilà qui force le respect l'admiration l'hystérie.
Ce n'est pas un type d'émission à la mode (un peu plus et ce serait nasal), fondé sur la clarté et le caratère direct du son, sans chercher à le « viriliser » ou à le « dramatiser », avec pour conséquence une sûreté et un impact… dramatique, paradoxalement.

Il existe assez peu de témoignages facilement accessibles (même pas sûr qu'il y ait des disques en premier rôle), il faut courir aller l'entendre s'il chante.

Sinon, bravo pour avoir recruté, plutôt que des noms pour faire joli, des nymphes à la fois capables de faire sonner Bastille et de conserver le minimum de grâce nécessaire à leurs rôles : Olga Seliverstova, Agata Schmidt, Ruzan Mantashyan ; on leur confie tout de même plusieurs des plus beaux moments de cet opéra.

Edwin Crossley-Mercer (Harlekin), après une période terne où la voix s'est beaucoup empâtée, semble avoir réussi sa transition depuis le format de liedersänger baroqueux vers les rôles plus larges et dramatiques. Je l'aimais davantage avant, mais le pari semble finalement réussi.


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