Carnets sur sol

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Fake



En faisant mes devoirs autour de quelques standards (semi-)populaires de la littérature mondiale (1,2,3,4,5), je démasque bravement les impostures.


He noticed then that subtle background music hung over the lounge. It had been there all this time. The same as on the chopper. “Dies irae, dies illa,” the voices sang darkly. “Solvet saeclum in favilla, teste David cum Sybilla.” The Verdi Requiem, he realized.

[...]

“Quantus tremor est futurus,” the voices sang. “Quando judex est venturus, cuncta stricte discussurus.”

[...]

“Tuba mirum spargens sonum,” the voices sang. “Per sepulchra regionum coget omnes ante thronum.”

[...]

“Mors stupebit,” the voices sang. “Et natura, cum resurget creatura, judicanti responsura.” They sang on and on.


Soit, dans une rapide traduction :

Il remarqua alors la musique de fond qui pesait subtilement sur le salon. Elle jouait depuis le début. La même que dans l'hélicoptère. « Dies ir€ae, dies illa », chantaient des voix sombres. « Solvet saeclum in favilla, teste David cum Sybilla. » Le Requiem de Verdi, se dit-il.

[...]

« Quantus tremor est futurus », chantaient les voix. « Quando judex est venturus, cuncta stricte discussurus. »

[...]

« Tuba mirum spargens sonum », chantaient les voix. « Per sepulchra regionum coget omnes ante thronum. »

[...]

« Mors stupebit », chantaient les voix. « Et natura, cum resurget creatura, judicanti responsura. » Et elles poursuivaient inlassablement.


Choix d'une musique au fort pouvoir de suggestion, petit effet de climat fort sympathique, soigneusement réalisé dans l'ordre du Dies irae... néanmoins, tous les auditeurs un peu réguliers ou attentifs du Requiem de Verdi noteront que Philip K. Dick n'est pas des leurs : « Mors stupebit » est un solo de basse, sans chœœœur. Dans un roman consacré à l'illusion, l'auteur lui-même se fait passer pour cultivé par un grossier tour de passe-passe.

Ça n'a évidemment aucune espèce d'importance, mais le procédé est amusant : on pourrait croire que pour ressentir le besoin de préciser de quel Requiem la musique est tirée (sans parler du symbole fort de la musique du passé persistant comme référence jusque dans les institutions technologiques d'un roman de science-fiction, comme un acte de foi de mélomane), l'auteur aurait cédé à une impulsion admirative forte... Combien de littérateurs se sentent obligés d'écrire (plus ou moins maladroitement) sur leurs musiques préférées ! Mais apparemment, il s'agit ici davantage d'un simple « effet de réel » (un peu imprécis), d'autant plus étonnant que la principale faiblesse dudit roman (Ubik) réside précisément dans le manque d'ancrage ––– l'identité du monde décrit ne se stabilise vraiment qu'aux deux tiers de l'ouvrage. Ou alors Dick a l'habitude d'écouter de la musique très distraitement, en ambiance, comme ses personnages dans la maison de semi-vie.

Ce n'est donc pas l'erreur en elle-même (sans gravité ni intérêt, réellement) que les questions qu'elle soulève sur la raison de la précision, et potentiellement les « ficelles » de l'écrivain...
Peut-être rien du tout, d'ailleurs.


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Commentaires

1. Le mercredi 2 octobre 2013 à , par Clarisse

C'est d'autant plus étonnant que - du moins à en croire un de ses biographes (Emmanuel Carrère, Je suis vivant et vous êtes morts, Seuil, 1993) - Ph. K. Dick était un auditeur compulsif de musique classique, jouant depuis l'adolescence à identifier dès les premières notes à peu près tout morceau venant à ses oreilles (ce qui pour un Américain né dans une famille plutôt modeste n'était pas entièrement banal). Mais il était aussi grand consommateur de psychotropes (la grande époque du LSD...), d'alcool et de médications en tous genres, on peut imaginer que la plume ait dévié d'un Requiem à un autre.
Cela étant, dans le Verdi, le Dies irae est bien chanté par le choeur, comme l'est, sauf erreur, le Tuba mirum. "The voices" peut donc s'étendre à un solo de baryton, selon un procédé rhétorique qui me semble ressortir à une forme de métonymie (mais je ne jurerais pas qu'on ne soit pas plus proche d'une synecdoque, et je ne suis pas spécialiste des figures de style...). En bref, tout cela, c'est de la littérature...

2. Le mercredi 2 octobre 2013 à , par DavidLeMarrec

Bonsoir Clarisse !


Il est tout simplement facile de se tromper si on ne vérifie pas ; s'il écoutait sa musique en fond plutôt qu'avec livret, il pouvait avoir une grande culture musicale sans forcément disposer des détails internes à chaque pièce. Et puis on sait bien que l'hagiographie fait des miracles pour transformer des amateurs modestes en génies cachés, pourvu qu'ils soient déjà célèbres par ailleurs – on aime prêter aux riches.

Dans le Requiem de Verdi, la Séquence du Dies irae est chantée par diverses associations (chœurs avec ou sans les solistes, associations de solistes, « airs »...) ; les trois premiers extraits sont effectivement chantés par le chœur, mais pour « Mors stupebit », c'est la basse solo qui s'exprime pendant un petit arioso, il n'y a pas d'ambiguïté là-dessus. Je ne crois vraiment pas (surtout vu le style straightforward environnant) qu'il y ait là une recherche de style. Ce serait l'inverse d'une synecdoque, effectivement, mais sauf à considérer que « huit cents personnes se pressaient sur le quai » est une contre-synecdoque pour « il était tout seul » ; il faudrait alors des pouvoirs psioniques semblables à ceux exposés dans le roman pour pouvoir les décrypter !

Non, c'est vraisemblablement une négligence, ou une petite erreur due à une image faussée de ce passage qui n'a pas été vérifiée. Au demeurant, la mention des différents épisodes du Dies irae correspond assez bien à la temporalité de ces quelques pages, ce n'est pas absurde du tout indépendamment de cette contre-vérité sans importance.

Ce qui est étonnant, c'est que personne ne le lui ait signalé lors qu'une relecture ou réédition et qu'il n'ait pas à un moment changé le texte ou remplacé « the voices » par « the low voice ». Sauf si la distortion était volontaire pour ménager son effet de répétition (« Mors stupebit » étant particulièrement bien choisi pour la situation romanesque), mais vu son intérêt limité pour le style, j'en doute assez.

Et ce qui est amusant, c'est qu'on pourrait croire que le besoin de parler de musique aussi précisément serait le fait d'un mélomane très informé, voulant partager ses morceaux préférés dans ses romans... Mais non, tout est plus compliqué.

3. Le mercredi 2 octobre 2013 à , par Thomas Savary :: site

Bonsoir, David!

Même si je n’ai pas d’affinités pour le Requiem de Verdi — sinon, comme tout le monde, pour l’artillerie lourde du début du «Dies irae» —, voilà le genre de détail que, en tant que correcteur, j’aurais vérifié. Cela dit, c’est tellement plus facile de nos jours qu’à l’époque: merci Youtube, merci CPDL!

Et si Dick l’avait fait exprès, pourtant? Un «effet d’irréel», plutôt que de réel, justement. Voilà qui serait bien dans la thématique de ses romans: l’illusion, le monde truqué. À quel moment du roman ce passage se situe-t-il, avant ou après l’explosion? Je n’ai que des souvenirs assez vagues d’«Ubik», que j’avais trouvé surévalué quand je l’ai lu, vers la fin du collège (c’est dire si ça remonte). Dick a écrit de nombreux romans bien plus intéressants et réussis, à mon avis. Mon préféré est «Glissement de temps sur Mars».

J’essaie de répondre à votre réponse sur les solistes garçons dès que j’aurai un peu plus de temps. Ce soir, je retourne à mes corrections: trois bouclages approchent…

À bientôt, j’espère!

4. Le mercredi 2 octobre 2013 à , par DavidLeMarrec

Bonsoir Thomas !

C'est étonnant, je croyais que ceux qui n'aiment pas le Requiem de Verdi étaient précisément rétifs à ses éclats tonitruants (en tout cas, ce n'est pas là que je trouve le meilleur), même si l'effet de gouffre est impressionnant à cet instant précis.
On ne peut pas cela dit exiger des correcteurs de romans de science-fiction qu'ils maîtrisent dans le détail la partition du Requiem de Verdi ou le contenu des rébus de l'Almanach Vermot 1927.
(Effectivement, quand je vois la place prise par mes partitions, et que désormais on peut mettre vingt fois ça dans une tablette d'entrée de gamme... Pas vraiment utilisable pour jouer, mais pour lire, ça rend la consultation tellement plus facile ! Et je ne parle même pas des prix, souvent prohibitifs dès qu'on quitte les quelques tubes, du fait des situations de monopole, devenus nuls avec le fonds libre de droits d'IMSLP !)

Je me suis effectivement posé la question de l'intentionnalité (c'est la musique qui accompagne le corps de Runciter, juste après l'explosion sur la Lune), mais ça ne tient pas. Ça ne joue aucun rôle dans l'histoire, c'est indétectable à moins d'écouter précisément l'œuvre, et c'est à un moment où l'auteur insiste seulement sur la situation pratique et la sidération, où il n'est pas encore question d'illusion et de paradoxes temporels.
La virtuosité stylistique de Dick n'est pas telle qu'on puisse attendre qu'il glisse de micro-clins d'œil qui feraient écho à sa macro-histoire... c'est simplement une erreur. Ou un choix volontaire de s'arranger avec la réalité, parce que les mots lui plaisaient et qu'il ne voulait pas altérer ses effets de répétition. Mais certainement pas quelque chose doté d'un sens profond.

Je n'ai pas trouvé, ici ou ailleurs, Dick particulièrement surestimé, dans la mesure où on m'avait vendu un maître de l'invention et de la surprise plutôt qu'un esthète ou qu'un philosophe. Ses expositions manquent un peu de corps (particulièrement dans Ubik, on ne peut se représenter l'univers qu'assez loin dans la lecture, et ses personnages meurent avant que le lecteur ait pu leur attribuer une place ou une apparence un peu individualisées), le style est sans aménités, mais c'est écrit sans gaucherie.

Parmi les autres standards du genre, Les Robots d'Asimov, qui étaient précédés chez moi d'une réputation flatteuse, s'apparente à de gentilles fables pour la jeunesse (et franchement, Bambi, c'est mieux). Là, j'ai senti le manque par rapport à ce que j'en avais entendu dire ; non pas que ce soit mauvais, mais la portée est un peu courte pour nourrir durablement un imaginaire.

À bientôt, à votre gré.

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David Le Marrec

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