Carnets sur sol

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Faux-frère - [écrivain et compositeur]

Moi-même je me mêlai à la foule nombreuse que l’admirable concert avait réunie devant la maison du conseiller, et je dois vous avouer qu’auprès de cette voix et de la magie de son accentuation, le chant des cantatrices les plus renommées que j’aie entendues me semblait fade et dénué d’expression. Jamais je n’avais conçu l’idée de sons pareils si longuement soutenus, de ces roulades empruntées au rossignol, de ces gammes ascendantes et descendantes, de cet organe, enfin, tantôt vibrant avec l’énergie et la sonorité des sons de l’orgue, tantôt n’émettant qu’un souffle à peine perceptible et d’une suavité sans égale. Il n’y avait personne qui ne fût sous le charme du plus doux enchantement, et ce profond silence ne fut troublé que par de légers soupirs lorsque la voix se tut.

Ich selbst mischte mich unter die zahlreiche Menge, die das wundervolle Konzert vor dem Hause des Rates versammelt hatte, und ich muß Ihnen gestehen, daß gegen die Stimme, gegen den ganz eigenen, tief in das Innerste dringenden Vortrag der Unbekannten mir der Gesang der berühmtesten Sängerinnen, die ich gehört, matt und ausdruckslos schien. Nie hatte ich eine Ahnung von diesen lang ausgehaltenen Tönen, von diesen Nachtigallwirbeln, von diesem Auf- und Abwogen, von diesem Steigen bis zur Stärke des Orgellautes, von diesem Sinken bis zum leisesten Hauch. Nicht einer war, den der süßeste Zauber nicht umfing, und nur leise Seufzer gingen in der tiefen Stille auf, wenn die Sängerin schwieg.

Ernst Theodor Amadeus HOFFMANN, Die Serapionsbrüder (Les Frères de Saint-Sérapion, 1817, parution 1819) : I,1, « Rat Krespel » - « Le Conseiller Krespel / Crespel », également célèbre sous le beau titre « Le Violon de Crémone ». Traduction d'Henry Egmont (seconde moitié des années 1830).

Pourquoi cette citation, somme toute assez banale ?

Pas seulement parce qu'elle s'oppose radicalement à la vision d'une autre époque et d'une vision désenchantée du monde, comme chez James, très sarcastique avec Bellini et ses semblables.

Elle est en fin de compte intéressante à deux titres.

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1. Eloge du belcanto

D'abord pour la conception de la musique (au moins vocale) qu'elle trahit. Les qualités décrites sont purement instrumentales (ce qui cadre parfaitement avec l'intrigue de la nouvelle, bien sûr), de l'ordre de l'extrême discipline virtuose, de l'égalité parfaite, de la projection « vibrante », de la rondeur de timbre.
Il n'y est pas question de mélodie, d'harmonie, de rythmes saisissants, ni d'accents dramatiques ou d'expression bouleversants...

C'est en réalité une conception totalement italienne et belcantiste (versant romantique [1]) qui se manifeste ici, où l'égalité, la souplesse et l'éclat priment sur l'expression elle-même - l'émotion émanant avant tout de la substance même de la voix, et du plaisir plastique de sa maîtrise virtuose.

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2. Eloignement du style hoffmannien (compositeur)

Et cependant, la chose est amusante, parce qu'E.T.A. Hoffmann était un compositeur d'essence complètement germanique, même s'il a mis quelques airs italiens en musique. L'essentiel de sa production réside dans une musique de chambre très marquée par Mozart (le Quintette avec harpe, une sorte de Dittersdorf contemporain de Spohr qui aurait entendu Beethoven), mais aussi par les premières effusions romantiques. Ses Sonates pour piano en la majeur et plus encore en fa mineur évoquent ainsi le Mozart de la troublante Fantaisie en ut mineur, le plus avancé donc, dans une structure qui excède les normes classique et fait clairement entendre Beethoven - pas celui des dernières sonates évidemment, mais au moins celui de la Pathétique, déjà émancipé de la poétique haydnienne. Beaucoup de paroxysmes, de fusées, de tourments, on est déjà au delà de la grande Sonate en ut mineur de Mozart.

Quant à la musique vocale, elle est marquée, aussi bien dans ses formes (Dirna est un mélodrame [2]) que dans ses techniques par l'école allemande. Voyez par exemple Liebe und Eifersucht, un petit bijou (totalement enthousiasmant !) très weberien dont une excellente version a paru chez CPO (extraits sonores disponibles ici). Le style est extrêmement proche de Wranitzky, dont les lutins ont déjà publié un extrait sur leur canal vidéo (l'entendre ici), qu'ils présenteront prochainement dans ces pages.

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3. L'Italie chez Hoffmann

Bref, l'italianité de la musique de Hoffmann se limite aux références éventuelles aux Da Ponte de l'autrichien Mozart et à un geste dramatique, dans la musique sacrée, qui peut être rapproché (sans en atteindre, loin s'en faut, les sommets) de Cherubini, dont la façon n'est de toute façon vraiment pas italienne - une élocution française avec un reste d'accent italien, disons.

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4.Le littérateur et le compositeur

Il n'empêche, cependant, qu'on peut s'étonner de la clarté de la musique sacrée et d'une partie de la musique de chambre (la musique profane de langue allemande et le piano solo étant considérablement plus avancés dans le romantisme), comparé à son écriture de conteur qui peut apparaître plus trouble (sans être, au demeurant, du tout dans le registre du désenchantement et du désespoir).

Comme si les affects musicaux étaient plus limités, et non touchés par le romantisme. Ou décalés dans le temps. Ou perçus différemment par nos oreilles qui ont entendu ce qui a été composé ensuite de plus violemment expressif.

C'est toujours la question de la discordance entre l'évolution des arts, la musique "baroque" (classification vraiment sujette à caution) étant ainsi conçue en même temps que le théâtre classique (collaborations de Lully, Molière, Corneille !), ou encore Hoffmann qui écrit du vrai romantisme germaniques en se fondant quelquefois sur des oeuvres d'un classicisme assez manifeste, ou marquées par une italianité très éloignée de son univers stylistique... Et pourtant, l'auteur sent réellement des ponts entre ces oeuvres et lui.

Toutefois, il ne faut pas exagérer le cas de Hoffmann, qui a clairement écrit une musique qui se tournait vers la nouveauté et l'écriture nouvellement tourmentée du romantisme - le troisième mouvement de son Trio avec piano en mi majeur est à ce titre d'une furie tout à fait beethovenienne, et d'un ton sacrément démiurgique !

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Aussi, cette petite citation prêtait à quelques détours aux abords de la figure des "deux" Hoffmann, vraiment stimulante.

Notes

[1] Le belcanto, au sens strict, désigne l'esthétique de chant italienne de l'opéra seria baroque, qui donne la priorité absolue à la fascination pour la voix, et qui évolue ensuite progressivement vers une manière plus vigoureuse chez les classiques, et jusqu'au belcanto romantique où la vaillance prime sur la qualité des diminutions.

[2] Mélodrame : texte déclamé en parlant, accompagné de musique.


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David Le Marrec

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