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Alban Berg - LULU - Schønwandt, Decker, Paris Bastille 2011


Entendre Lulu en salle est une expérience singulière.

Cette oeuvre tient du paradoxe puissant :

=> Ecrite avec les contraintes du dodécaphonisme sériel, elle demeure très lyrique et ménage une belle part aux répétitions - en principe proscrites, car elles créent des impressions de polarité contre lesquelles oeuvre précisément le sérialisme ! Les interludes et surtout les fins d'acte sont particulièrement réussis mais aussi particulièrement transgressifs à cet égard.

=> Elle ressortit en de nombreux points à l'esthétique de la conversation (nécessitant des voix pas trop lourdes), quelquefois à la parole mélodique (sprechgesang), et pourtant les cuivres sont sans cesse présents, rendant nécessaire le choix de voix sonores pour passer ce mur.

=> Le résultat final tient davantage du théâtre que de la musique, mais davantage de la musique que de l'opéra...
Autrement dit, le texte saissant de Wedekind prend facilement le pas sur son traitement musical (pas très "émotif"), mais si l'on s'astreint à l'écoute musicale (ou si on l'écoute au disque), l'intérêt de l'orchestre me paraît tout à fait premier. Un écart assez singulier.

Il s'agissait de la version complétée en trois actes, mais je reste étonné de la façon dont le matériau du troisième acte reste résolument moins contrapuntique - et l'orchestration plus massive et sommaire, mais la faute est plus facilement imputable à Friedrich Cerha. Et d'une certaine façon, même si la déchéance finale complète le tableau, on peut difficilement dépasser la "chute" sacrilège de l'acte II.

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Concernant la représentation, la chronique de concert n'étant pas l'objet de CSS, je peux me contenter de dire que c'était très bien.

Non ?

Côté direction, Michael Schønwandt présente ses caractéristiques habituelles, avec une lecture à la fois engagée et ménageant peu de ces arêtes qui aident l'auditeur face aux musiques complexes. A la fois présent et fuyant.

Côté plateau, Laura Aikin, la titulaire la plus en vue du rôle ces dernières années, est évidemment pleine d'assurance, même si la diction est relâchée (la plupart du temps inintelligible) et la voix un peu opaque - forcément, il faut bien un matériau capable de passer l'orchestre tout en tenant la tessiture haute. Je n'adore pas, mais sa maîtrise et son aisance forcent le respect.

Pas de faiblesses dans la distribution de toute façon, et même quelques très beaux portraits, comme le Lycéen d'Andrea Hill (réellement délicieux), la Comtesse Geschwitz d'un timbre extrêmement singulier (et d'une aisance rare) de Jennifer Larmore, le Peintre de Marlin Miller, voix lyrique et ronde qui se révèle tout à fait aisément projetée à travers la salle, le Schigolch mordant et plein de relief de Franz Grundheber, ainsi que les portraits cruels (Directeur de Théâtre, Banquier) tenus par Victor von Halem, dont la puissance impressionne - d'autant plus que de près, il n'assomme pas.

Kurt Streit (Alwa) et Wolgang Schöne (Dr Schön, Jack) sont moins impressionnants (timbre moins personnel, très bonne projection mais impact physique minime). Le cas de Schöne est quand même confondant : à 71 ans, après une carrière au plus haut niveau et pas constituée de petits rôles reposants... la voix est toujours audible et naturelle, il n'y a que le dernier aigu de Jack qui blanchisse un petit peu ! L'acteur aussi est très bon, aucune difficulté de mobilité, d'une rigidité épouvantablement inquiétante en Jack et tombant comme un maître lorsqu'il est frappé.

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Enfin, pour la mise en scène de Willy Decker, on reste bien sûr dans la sobriété, mais sans la fadeur qu'on pouvait redouter, a fortiori pour une reprise en son absence. Déjà, très bon décor (Wolfgang Gussmann) semi-unique (seuls les meubles changent), le reste étant constitué d'un cirque surmonté de gradins d'où une foule d'hommes anonymes se pressent, et d'où les personnages descendent (au lieu de monter des escaliers) dans l'arène au moyen d'échelles.

Décor qui revêt plusieurs avantages. Le premier est acoustique, car il renvoie les voix des chanteurs, ce qui permet de bien les entendre pendant toute l'oeuvre : ce point est très souvent négligé, avec la mode des plateaux vides, ou pis, les irresponsables amateurs de rideaux !
La présence d'un écran derrière le chanteur accroît la projection de façon totalement spectaculaire, et cela explique peut-être aussi en partie pourquoi autrefois, avec les planches en carton-pâte, les voix paraissaient plus grandes dans les mêmes théâtres...

Symboliquement, le cirque, les spectateurs dans les gradins (en miroir du public), tout cela file adroitement la métaphore du petit Prologue.

Troisième atout, le jeu d'échelles permet de représenter la scène comme un lieu enclavé, où l'on descend, mais d'où l'on ne sort pas à son gré, et l'inversion de la logique (on descend dans les appartements occupés par Lulu au lieu d'y monter, et on ne peut en ressortir qu'en s'échappant par le haut), indépendamment du concept, a quelque chose d'assez saisissant instinctivement.

Les lumières (Hans Toelsede) aussi sont réussies, avec des contrastes lors des ouvertures de porte parfois impressionnants.

Et globalement, la direction d'acteurs est bonne.

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Une belle soirée, donc, avec une oeuvre particulièrement singulière.

Pour lire davantage sur Alban Berg sur CSS : son rapport au dodécaphonisme.


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Commentaires

1. Le mardi 25 octobre 2011 à , par phc :: site

Je ne suis pas sûr d'avoir beaucoup de temps durant ces vacances pour aller admirer les dernières représentations de Lulu. Compte-rendu alléchant !

2. Le mardi 25 octobre 2011 à , par DavidLeMarrec

Bonsoir Philippe,

Hé oui, vous avez à faire samedi. J'aurais bien aimé assister à votre Medtner, mais je ne suis pas sûr d'être disponible ce soir-là. Partie remise sinon, vous semblez vous produire souvent.

Bonne soirée !

3. Le jeudi 27 octobre 2011 à , par Gilles :: site

Une très belle reprise de Lulu... Quel dommage que la salle soit à peine remplie à 50%...

Je suis fan de Laura Aikin et l'admire en tous points : aisance vocale, maîtrise d'une partition difficile, endurance physique, expressivité du visage, justesse des déplacements, simplicité et gentillesse hors scène. Quand on pense qu'elle devait chanter la reprise de 2003 mais qu'elle s'était cassé le pied quelques jours avant la générale... avant de chanter la première depuis le cadre de scène pour prêter sa voix à une doublure aphone... je suis ravi qu'elle puisse enfin chanter à Paris ce rôle qui lui tient tellement à coeur (cf. l'interview sur le site de l'Opéra de Paris ou encore ici :http://www.anaclase.com/content/laura-aikin-%C2%AB-je-suis-lulu-%C2%BB)

J'ai également énormément d'admiration pour Wolfgang Schöne qui remplace (quasiment au pied levé, sans jeu de mot) Vincent Le Texier, officiellement blessé à la cheville en répétition (décidément, cette production en veut aux pieds des solistes !) et officieusement remercié pour inadéquation au rôle.

Le reste de la distribution est de très haut niveau. Je suis agréablement surpris par Jennifer Larmore dont je craignais la minceur vocale depuis ce piètre récital Haendel au TCE il y a plusieurs années déjà... Franz Grundheber, dont je me souviens du Rigoletto il y a 15 ans, est tout à fait hallucinant de naturel dans ce personnage de vrai-faux-père-de-Lulu asthmatique.

Musicalement, à force d'entendre la partition, je m'en trouve imprégné et commence à l'apprécier pleinement. Oui, les préludes et les fins d'acte sont particulièrement réussis, et me font beaucoup penser à de la musique de film. J'aime également beaucoup le prologue et sa musique de cirque. Et puis signalons aussi les quelques mesures de tonalité à l'acte III lors de la reprise de cette petite chanson folklorique qui est à peu près tout ce qui reste à chantonner en sortant du spectacle...

Oui... vraiment dommage que le public, qui peste contre les délires de Faust, ne soit pas plus tenté par ce spectacle très abouti.

4. Le jeudi 27 octobre 2011 à , par DavidLeMarrec

Bonjour Gilles !

Que la musique de film doive quelquefois à Berg, c'est possible, mais on entend davantage de strausso-holstismes, il me semble. Que ces interludes soient de la musique décadente plus lyrique et plus polarisée que d'autres moments de la partition, c'est l'évidence, mais je ne les perçois pas comme du si straussiens que cela.

J'avais aussi entendu le récit des blessures de la précédente série. Rien d'étonnant qu'on se blesse, la mise en scène réclame vraiment de la souplesse, en particulier sur les échelles instables. Chanter une musique aussi difficile vocalement et solfégiquement dans une aussi grande salle... et en équilibre, j'avoue que l'exploit me laisse profondément admiratif.

Pour Le Texier, je suis un peu plus dubitatif sur la raison officieuse que vous avancez. Je n'ai pas d'échos particuliers et vos sources sont peut-être très bonnes, mais c'est tout de même un artiste extrêmement endurant et fiable. Même si, comme beaucoup, je me suis félicité qu'il soit remplacé, surtout par un chanteur que j'aime - n'ayant jamais beaucoup goûté le timbre et le style de VLT.

Jannifer Larmore a grandement changé son profil vocal ces dernières années, avec une nouvelle extension de l'aigu dans le même temps que la fréquentation des rôles de caractère - bizarre paradoxe. Et elle s'en tire admirablement, j'y entends une seconde jeunesse. Le récital devait être un jour de méforme, parce que j'en ai entendu d'autres dans les années 2000 où elle était impeccable, et j'avoue même ne jamais avoir réussi à la prendre en défaut.
Voilà bien une artiste que j'admire...

Quant à Faust, je ne m'y suis pas rendu, donnant la priorité aux raretés (et l'accès, entre Alagna et le nombre réduit de dates en version scénique, en étant particulièrement complexe), mais les extraits de la mise en scène que j'ai vus m'ont plu. Spectaculaire peut-être, au delà du nécessaire sans doute, mais ça me paraissait très bien fonctionner, avec une véritable poésie visuelle.
Martinoty est quand même, dans le camp des tradis relatifs, de ceux qui dirigent efficacement leurs acteurs.


Merci pour vos impressions !

5. Le jeudi 27 octobre 2011 à , par Gilles :: site

Merci de votre réponse.
Effectivement, Jennifer Larmore semble s'orienter vers des rôles de caractère... Sauf erreur de ma part, elle a mentionné, l'autre jour sur Fµ, Kabanicha pour bientôt... En tous cas, c'est une artiste très sensible et dont j'admire l'humilité.
Je ne partage pas votre enthousiasme (même modéré) pour Martinoty : je n'ai pas eu l'impression que M. Alagna était "dirigé" ;)
PS à propos de VLT : moi aussi j'ai été surpris vu qu'il a déjà chanté Wozzeck, Jochanaan etc mais... mes sources sont très bonnes :)

6. Le vendredi 28 octobre 2011 à , par DavidLeMarrec

Bonjour Gilles !

Joli, ça, j'adopte !

Rôles de caractère exigeants, tout de même, parce que Gertrude dans Hamlet, c'est très demandeur tout de même (le final des tréteaux !).

Il me semble qu'elle devait aborder Kostelnička (en mars, au Deutsche Oper) plutôt que Kabanicha, ce qui est beaucoup plus cohérent avec son état vocal actuel - soprano grave plutôt que contralto.

Concernant la mise en scène de Martinoty, comme je l'ai dit, je n'ai pas vu assez pour juger. Mais ça ne m'a pas semblé ressembler aux années soixante comme je l'ai souvent lu...
De façon plus générale, c'est un bon directeur d'acteurs (excellente exploitation de la mobilité contenue dans les Noces), même dans son Pelléas que je n'avais pas beaucoup aimé, mais plus à cause de la difficulté d'apposer une esthétique visuelle, quelle qu'elle soit, sur cette musique et sur ce texte.

Sinon, VLT serait incapable à quel niveau de chanter le rôle ? Trop jeune ? Il a totalement perdu sa voix durant les quelques semaines où je ne l'ai pas entendu ? Ca me paraît étrange.
Maintenant, il est tout à fait possible qu'il ait manqué de temps pour se préparer, mais c'est tellement peu concordant avec ses habitudes... [Et je me méfie beaucoup des médisances du milieu, qui est ce qu'il est...]

7. Le vendredi 28 octobre 2011 à , par Gilles

J'avais oublié qu'elle avait chanté Gertrude... Effectivement, c'est (après réécoute du podcast) Kostelnička, ce qui est effectivement plus logique, comme vous dites... Et je suis certain qu'elle le fera très bien. Mais n'oublions pas qu'elle continue avec des premiers rôles : Dulcinée, Charlotte et même Lady Macbeth à Genève en juin 2012 ! Honnêtement, je suis un peu sceptique, mais pourquoi pas...

Apparemment, VLT n'était pas assez "germanique" (ça m'étonne) et le rôle "trop lourd/long/exigeant" (difficile de choisir un adjectif... ça m'étonne aussi...). [Je ne crois pas que ce soit une médisance, très honnêtement.]

8. Le vendredi 28 octobre 2011 à , par DavidLeMarrec

Oui, Gertrude, et magistralement. C'était passé dans les cinémas et à la télévision, vous devez pouvoir en trouver trace sur la Toile sans problème.

Lady Macbeth, ça ne sera sûrement pas le grain dramatique qu'on entend d'habitude, mais ça risque d'être furieusement intéressant. De toute façon, rien ne semble lui résister...

Oui, très étonnant tout ça sur Le Texier, qui est précisément un habitué des rôles germaniques, même longs, même complexes. Il a quand même chanté Saint François et même des compositions post-spectrales (Giraud). Alors trop lourd / long / complexe, Schön est une promenade de santé à côté de saint François...
Et pas assez germanique, alors qu'il chante Wozzeck et le Hollandais Volant...

A moins qu'il ait été mal préparé à cause d'une surcharge de travail ou de raisons plus personnelles, je ne vois pas d'explication !

9. Le jeudi 3 novembre 2011 à , par Ugolino le profond

Je me demande quand même pourquoi il n'y a pas de chiennes de garde à l'entrée de bastille. C'est quand même d'une misogynie assez improbable, comme œuvre, en tout cas en l'état. L'opéra, c'est décidément conservateur, mais j'attends quand même le metteur en scène qui nous retranscrira tout ça dans les banlieues ;-).

10. Le jeudi 3 novembre 2011 à , par DavidLeMarrec

Transposer dans les banlieues, c'était le truc à la mode il y a vingt-cinq ans, non ? :) Tu peux te moquer, après ça ! +-{|:o)}}

C'est quand même d'une misogynie assez improbable, comme œuvre, en tout cas en l'état.

Il ne s'agit pas d'opéra mais de littérature en l'occurrence : on est assez loin des codes opératiques, même des "décadents", tu ne trouves pas ? La fragmentation du temps scénique, la juxtaposition d'intrigues à peu près autonomes...

Je me suis aussi beaucoup interrogé sur le personnage de Lulu, tellement énigmatique et comme vide. On ne peut même pas dire qu'il soit rempli uniquement par le regard de ses admirateurs, parce qu'elle a indubitablement une volonté propre, qui s'exprime plus nettement dans ses entretiens avec Schön.

Mais je ne dirais pas misogyne, même si ce personnage est terrifiant, et n'attire finalement une forme de sympathie (ou plutôt de commisération ?) que dans sa déchéance. Ce serait plutôt de l'ordre de la gynophobie, où le spectateur est placé du point de vue absolu de l'homme incapable de décrypter la logique fémine. :)


(Sinon, pour répondre comme il se doit à ton interrogation badine initiale, l'enjeu de la protestation se fait en bonne logique d'abord sur les objets culturels qui touchent un vaste public, plutôt que sur les secteurs de niche.)

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