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Boulez et l'intelligible



Pierre Boulez, lui aussi circonspect face à l'abstraction.


La figure de Pierre Boulez constitue une forme d'emblème, ou à tout le moins de repère, sur lequel se cristallisent régulièrement les débats entre mélomanes. Boulez se révèle ainsi une porte d'entrée naturelle et pour ainsi dire accessible à tous de problématiques très larges et stimulantes, telles que la nécessité de l'héritage, la définition de la musique, la part de la technique dans son élaboration, son intelligibilité. C'est ce dernier enjeu que je voudrais considérer ici, grâce à ce prétexte commode.

Pour plus de clarté, je précise immédiatement que je suis assez sensible à sa musique (en tout cas assez vivement à certaines de ses oeuvres), et dans le même temps très circonspect sur ses méthodes de composition : mon propos n'est donc certainement pas à charge, pas plus qu'il n'émanerait d'un zélateur inconditionnel. Il ne prétend pas à la vérité ni même à l'équilibre, mais mon ambivalence sincère à son égard permet de m'exprimer de façon assez confortable, sans être soupçonné de chercher à défendre un camp.

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1. Le pouvoir de l'orchestration

Un des faits frappants, chez les amateurs de Boulez, est que la majorité aime les oeuvres les plus chatoyantes pour orchestre, mais bien plus rarement (les plus radicaux, souvent) les oeuvres pour piano. Il n'est que de considérer les Notations, assez peu prisées au piano, mais admirées, souvent même des sceptiques, en version orchestrale.
Ce n'est pas tout à fait justice, au demeurant, parce qu'on retrouve la même écriture à strates dans la version originale pour piano, même s'il est évidemment plus difficile de les colorer de façon aussi aussi différenciée qu'à l'orchestre.

Je soupçonne quelquefois que ce qui plaît dans Boulez est précisément son univers orchestral, l'un des plus chatoyants et virtuoses de toute l'histoire de la composition, d'une finition plastique exceptionnelle. On aime les Notations, on aime Pli selon pli... bien moins, en règle générale, Le Marteau sans Maître ou les Sonates pour piano.

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2. L'écoute dévoyée

Si bien que j'en viens à m'interroger sur la façon dont on écoute Boulez. Si j'en juge par ma pratique, je rétablis instinctivement des pôles - autrement dit, des fonctions de tension-détente, comme dans la tonalité. Or le dodécaphonisme sériel entendait précisément supprimer ces pôles, cette "hiérarchie" des notes, en éliminant les répétitions - d'où le concept d'une suite des douze sons disponibles dans la musique occidentale (la série dodécaphonique).

Ces pôles n'apparaissent pas dans le propos musical lui-même, puisqu'on n'y trouvera pas de répétitions, mais dans les dynamiques (piano, forte) et dans les textures orchestrales plus ou moins sèches, plus ou moins fournies, etc. Le sérialisme intégral de la jeunesse de Boulez avait précisément pour objectif d'éviter ce type de biais, en assignant aux timbres et aux intensités une périodicité égale...

Dans la perspective de composition de Boulez, malgré toute l'admiration que j'ai pour sa musique - plus en tant qu'auditeur "ingénu" qu'en tant qu'observateur de la vie musicale -, j'ai vraiment l'impression de trahir son projet en l'écoutant de façon "tonale".

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3. Le sens du détail

Et les autres auditeurs ?

On se dit qu'après tout, la plupart écoute Mozart de façon surtout "mélodique" et un peu "harmonique", mais que s'il trichait avec forme-sonate (exposition, deux thèmes, développement, etc.), beaucoup ne l'entendraient pas, et pareil s'il y avait des fautes d'harmonie dans Elektra.

Néanmoins, pour Boulez, je soupçonne une différence de degré tellement considérable qu'elle devient une différence de nature : je n'ai croisé personne qui puisse entendre de près ou de loin la logique structurelle d'une oeuvre de Boulez - à l'exception de compositeurs eux-mêmes versés dans le dodécaphonisme. On aime pour le rythme de ses séquences, pour ses couleurs orchestrales, pour ses dispositifs ingénieux (typiquement Domaines, avec sa clarinette solo qui vient "provoquer" successivement quatre groupes instrumentaux)... mais on n'a absolument aucun accès à la logique de sa musique à l'écoute seule. De surcroît, cela reste valable dans une large mesure à la lecture, même s'il devient bien sûr possible de traquer les séries.

C'est une limite propre à beaucoup de compositeurs contemporains, et on pourrait faire le même reproche à bien d'autres compositeurs en amont : est-ce que Wozzeck de Berg laisse vraiment entendre, à la première écoute, une "poussée" précise ? Pour certains, oui, et pour beaucoup d'autres non. Je ne parle même pas de l'atonalité libre et très contrapuntique d'Erwartung de Schönberg, particulièrement retorse.
Même pour les fugues de toutes époques, on pourrait poser cette question, peu sont ceux qui entendent les parcours, même mélodiques, dans leur détail - c'est vrai !

Néanmoins, chez Boulez, comme cela concerne toutes ses oeuvres et que son esthétique cherche précisément à effacer les repères, le cas est particulièrement emblématique, à nouveau.

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4. La souffrance du compositeur

Je me suis souvent demandé comment il percevait la façon dont les gens écoutent sa musique : c'est-à-dire qu'à part ses étudiants et une poignée de compositeurs (donc combien de personnes sur Terre ? quarante ? cent ?), tous ses spectateurs l'aiment pour de "mauvaises" raisons (hédonisme du matériau, joliesse de l'orchestration). Pis, ils l'entendent comme une musique polarisée, tout ce contre quoi il a lutté !

Fait-il semblant de ne pas voir la chose, s'en afflige-t-il, s'en accommode-t-il très bien, ou bien considère-t-il que l'intérêt de sa démarche permet justement de composer quelque chose de beau pour le public, bien qu'au delà de ses capacités de compréhension ?
Une vraie question à laquelle il ne doit pas être aisé d'obtenir une réponse sincère, mais sur laquelle je serais curieux qu'on l'interroge un jour : a-t-il conscience de cette distorsion, et comment le vit-il ?

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5. Limites de l'émotion esthétique

Tout cela mène à des conclusions un peu cruelles, mais qui me paraissent assez intéressantes - et fécondes si les compositeurs veulent bien se les poser, au delà des questions de chapelles esthétiques et politiques.

Posons la question frontalement : une note un peu accrochée dans Mozart, tout le monde l'entend. Le repérage en serait plus compliqué dans Richard Strauss. [Au passage, il existe des versions vraiment malmenées du point de vue de la partition, comme l'Elektra de Mitropoulos à Florence ou la Femme sans ombre de Böhm 1977 - versions au demeurant extrêmement stimulantes, ce qui pose encore d'autres questions sur le respect de la lettre !] Néanmoins on ne pourrait pas changer des accords entiers sans tout saboter. En revanche dans Boulez, si l'on remplaçait un accord par un autre, qui s'en apercevrait ? Qui en serait gêné ?

Et pourtant, l'oeuvre garde une cohérence qu'on peut apprécier (moi le premier), si on réécrivait la partition de façon aléatoire, on n'obtiendrait vraiment pas le même résultat. Son discours n'en demeure pas moins obscur, voire inaccessible. Et le plaisir, en ce qui me concerne, largement hédoniste ou plastique.

Cela me conduirait à dire - au moins en ce qui me concerne - que sa musique parle à une forme d'émotion inférieure à celle d'une musique dont on perçoit la structure : plus superficielle et incomplètement. Contrairement à une musique qui aurait un discours identifiable, une ligne directrice qu'on puisse suivre, même sans percevoir la logique du détail.

La seule oeuvre où je sens véritablement cette qualité chez lui est Dialogue de l'ombre double, où le babil crée une forme de langage glossolalique qui semble obéir à une logique qu'au fil du temps de la pièce on croit (illusoirement, bien sûr) apprivoiser.

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6. Bilan

J'ai bien conscience que ce que j'avance est à certains égards plus terrible que les imprécations des détracteurs, puisque cela revient à dire :

a) que tout le monde écoute Boulez pour de "mauvaises" raisons, aux antipodes de l'esprit qui préside à la composition de ses pièces ;

b) qu'il existerait potentiellement la même différence entre Boulez et un compositeur "lisible" qu'entre un bibelot (qui est joli, agréable à voir) et un tableau de maître (qui pourra en plus nous émouvoir, ouvrir des portes, etc.).

Néanmoins, après des années de familiarité - à l'écoute seulement, puisque ma pratique des partitions se limite à avoir testé les Sonates au piano -, j'en arrive à ces observations, qui restent des questions plus que des vérités, mais qui me paraissent en tout cas rendre compte d'une tension très réelle entre ces compositions et leur réception, même bienveillante.

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7. Prolongements


Evidemment, au cas par cas, on peut reposer ces questions pour beaucoup de compositeurs actuels, même ceux désignés comme néo-tonals. Avec des réponses contrastées (indépendamment des chapelles considérées), mais le canevas me paraît demeurer pertinent.


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Commentaires

1. Le vendredi 9 septembre 2011 à , par Ugolino le Profond

Sans vouloir faire ma pub (ce dont je me passe très bien, moins on me lit mieux je me porte), j'avais évoqué la question pour un récent concert du Marteau sans maître, d'une manière moins factuelle et plus éthique. A voir si ca apporte de l'eau au moulin.

2. Le vendredi 9 septembre 2011 à , par phc :: site

Je répète qu'il faut écouter Sur Incises ! D'ailleurs pour info, avec la partition, on ne comprend pas plus ce qui se passe que quand on ne l'a pas, ce qui compte c'est l'effet général de l'oeuvre et ses 2 toccatas enchaînées, sa vivacité rythmique, sa transe progressive au cours de ces 2 toccatas, ses couleurs harmoniques très chatoyantes je trouve. Je l'ai, la partition de Sur Incises, version poche, donc illisible quand on survole les feuillets...

3. Le samedi 10 septembre 2011 à , par DavidLeMarrec

Bonsoir à tous les deux !

@ Ugolino :

Disons que n'aimant (vraiment) pas du tout le Marteau, la seule oeuvre de Boulez que je trouve irritante, et plus prétentieuse que séduisante, j'aurai de la difficulté à en tirer une conclusion personnelle, et je partage facilement certaines perches que tu tends... Mais je ne suis pas forcément juste, ce faisant, puisque je suis guidé par une appréciation déjà négative de l'oeuvre, ce qui n'aide pas à épouser sa démarche.

Ce que tu y dis ne me paraît pas valoir de façon évidente pour d'autres oeuvres. Entre cette pompeuse adaptation poétique (désagréablement instrumentée, en plus), et le jeu de rôles de Domaines, je vois plusieurs mondes.

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@ Philippe :

Oui, Sur Incises est très bien, ça fait partie des oeuvres accessibles et assez généreuses qui font généralement l'unanimité. Tous ceux qui aiment Boulez, même avec beaucoup de parcimonie, sont généralement séduits par les Notations orchestrales, Dérive 2, voire Pli selon pli et Sur Incises...

Je partage tout à fait ces observations sur les partitions, même chose pour les sonates : c'est tout à fait lisible, mais pas intelligible, sauf à entrer vraiment dans la logique des séries et des contraintes supplémentaires, je suppose.

Mais à l'oreille, oui, Sur Incises a beaucoup de charme, et peut-être plus pour son effervescence que pour son instrumentation, c'est vrai.

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