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Le Freischütz de Weber-Berlioz en français à l'Opéra-Comique - [Gardiner ; Karthäuser, Pochon, Kennedy, Saks]


1. Un contexte allemand

Le Freischütz de Weber s'inscrit dans une histoire dont on a déjà tracé quelques lignes sur CSS. Un opéra allemand autonome est né dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, sous la forme d'une alternance, comme dans l'opéra comique français, entre "numéros" musicaux et dialogues parlés.

Lorsque le Freischütz de Weber est créé en 1821 à Berlin, il s'inscrit dans la romanticisation de la forme, qui est déjà établie, et prend des aspects plus sérieux. C'était le cas par exemple de l'opéra Oberon de Wranitzky (1789), une source importante de La Flûte Enchantée et surtout de l'Oberon de Weber, dont à peu près toutes les audaces (en 1826 !) étaient déjà contenues chez Wranitzky ! On peut se reporter à l'extrait publié sur la chaîne YouTube désormais associée à CSS, même si les lutins n'ont pas encore eu le temps de confectionner de notule à ce sujet.

Le succès du Freischütz est immédiat et fulgurant, pour plusieurs raisons. Son sujet est à la fois sérieux et typiquement allemand, et n'emprunte plus les chemins de traverse des exotismes géographiques ou historiques. Ses choeurs pittoresques de l'acte III (Ronde des fleurs, Choeur des chasseurs) ont été immédiatement chantés partout en Allemagne, assimilés au fonds populaire comme certains airs de Verdi ont pu plus tard l'être en Italie. Enfin, son orchestration audacieuse et nouvelle, très expressive, culminant dans le tableau saisissant de la Gorge aux loups et des apparitions infernales pendant la fonte des balles enchantées, a considérablement impressionné ses contemporains.

L'oeuvre voyage en Europe et remporte partout des succès.

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2. Un contexte français

Et, dès 1824, Castil-Blaze propose une version très aménagée, dans un contexte librettistique transposé pour le public français sous le titre de Robin des Bois. On mesure la distance qui sépare cet univers de celui du garde-chasse maladroit par amour. C'est en tout cas un franc succès qui fait salle comble pendant de nombreuses années.

Les commentateurs sont généralement très sévères avec cette adaptation très libre, qui ne valut aucun droit d'auteur à Weber malgré ses réclamations. Le tripatouillage en est sans doute redoutable, mais le résultat final est-il si médiocre ? Je serais curieux de m'y confronter.

Berlioz avait été enthousiasmé par la musique et en particulier l'orchestration mais, en consultant la partition, avait été horrifié des libertés prises par la refonte de Castil-Blaze (Kaspar y devenait un soupirant d'Agathe, par exemple).

Au passage, en 1830, on pouvait entendre une troupe allemande qui joue l'oeuvre en VO à Favart (pas situé au même endroit, à l'époque).

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3. La version Berlioz

Malgré les déclarations tapageuses de Berlioz sur les nécessités de la fidélité à l'original, c'est cependant à lui qu'on s'adresse pour une version française à l'Opéra de Paris, où il faut donc écrire des récitatifs chantés (on ne parle pas à l'Opéra) et bien sûr un ballet. Effrayé à l'idée qu'un autre mutile à nouveau la partition, Berlioz accepte, mais écrira par la suite que son choix n'était pas forcément le bon.

L'étude des manuscrits montre l'intervention de Berlioz pour adapter la traduction française à la prosodie dictée par la musique... le détail du texte serait donc de lui, à en croire Agnès Terrier (qui cite les musicologues mandatés par Gardiner en quête d'originaux), la dramaturge et conseillère artistique de l'Opéra-Comique. [Dans les parties 1 et 2 de cette présentation, un certain nombre d'informations factuelles sont empruntées à sa brillante présentation proposée les soirs de représentation, présentation passionnante et vivante comme toujours. On entend rarement des conférenciers à la fois aussi érudits, limpides, habités, enjoués et communicatifs.]

L'Opéra était alors domicilié salle Le Peletier (depuis l'Assassinat du Duc de Berry dans la rue de Richelieu où se trouvait l'Opéra jusqu'en 1820, et jusqu'à l'incendie intégral de 1873) - c'est cette salle que l'on voit sur la célèbre gravure figurant la création de Robert le Diable, qui sert de frontispice à CSS (vue inversée pour des raisons esthétiques), et l'oeuvre y est créée en 1841.

Berlioz écrit ainsi des récitatifs pour remplacer les dialogues parlés du singspiel (équivalent de l'opéra-comique), car toutes les parties des drames sont chantées à l'Opéra. C'est là le principal gain de cette version française. Si le texte en est assez naturel (la fusion prosodie-musique ayant primé sur la profondeur du sens des vers...), les récitatifs, eux, sont de la trempe de ceux de la Damnation de Faust, pourvus d'une puissance de sens, d'une agitation verbale, d'une qualité d'orchestration avec pourtant une économie de moyen... qui n'ont guère d'égaux dans l'histoire de l'opéra français.

Chose plus remarquable encore, malgré la puissante originalité de cette nouvelle partie (à mon sens, bien plus intéressante que la musique de Weber...), l'intégration est cependant parfaite à la musique de Weber : il est parfois difficile de sentir les coutures si on n'est pas déjà familier de l'original.

Il adapte aussi la pièce pour piano de Weber L'Invitation à la Valse, déjà très populaire, pour orchestre (d'une façon qu'on peut juger assez modérément inspirée...), manière de servir de ballet, autre passage obligé à l'Opéra, pour la fête de mariage à l'acte III.

Par ailleurs, il nous manque la première scène de l'acte III dans les esquisses de Berlioz. Ici, je m'en remets tout à fait, n'ayant pas effectué de recherches sérieuses, à l'avis d'Agnès Terrier : le public était déjà familier de cette action, depuis le temps que l'oeuvre rayonnait en Europe, en langue originale ou non ; et il est possible que Berlioz se soit trouvé trop exposé, trop prétentieux d'ouvrir un acte par sa musique...
Pour les besoins de la représentation, que cette scène ait été perdue ou jamais restituée, John Eliot Gardiner a sélectionné le Concertino Op.26 pour clarinette, afin de servir de support à une pantomime qui rapporte de façon très schématique la perte des six autres balles - étape pourtant essentielle pour justifier le dénouement déjà tout à fait capillotracté, et que la mise en scène n'a pas vraiment réussie.

Contrairement à ce qui a été dit, donc, il n'y a pas de nouveautés majeures par rapport à l'enregistrement de Penin ou au concert d'Eschenbach il y a quelques années.

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C'était donc un plaisir considérable d'entendre en action cette version supérieure, peut-être pas dramatiquement, mais musicalement à l'original : en conservant toutes les beautés, et y ajoutant d'autres encore plus capiteuses.

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4. Exécution

Ayant pris beaucoup de délai pour parler de cette soirée (mercredi 13 avril), je ferai simple.

L'Orchestre Révolutionnaire et Romantique sonne certes un rien sec, mais les vents y sont superbes, et la netteté, la variété et les équilibres de couleur y sont extraordinaires. Le Monteverdi Choir est encore plus exceptionnel à entendre en salle qu'en enregistrement : homogénéité, rondeur, clarté, ductilité, diction, expression... tout est parfait, et même complètement superlatif.

Côté solistes, la grande triomphatrice est Virginie Pochon (Annette-Ännchen), dont le timbre n'est pas sans parentés avec Ghylaine Raphanel. La voix, quoique d'apparence légère, est glorieusement projetée, la diction est acérée, l'actrice vive, le timbre délicieux. Une pure merveille, en fait.

Andrew Kennedy (Max), voix ronde et légère, mais suffisamment sonore, était parfait dans l'optique "haute-contre moderne" pour chanter Max à la française.

Sophie Karthäuser (Agathe) était bien sûr excellente, mais j'ai été frappé, l'entendant pour la premier fois en salle, par le fait que la voix ne rayonne pas totalement, sonnant un brin en arrière et à l'intérieur. Cela en ternit un tout petit peu l'éclat et limite considérablement son impact physique, alors que la voix elle-même est délicieuse.

Tout cette distribution, dans l'optique d'un Freischütz-de-poche, avec des formats d'opéra-comique (oui, paradoxalement en jouant la version pour l'Opéra !), se tenait formidablement.

Les autres solistes, un peu plus anonymes de timbre (issus des choeurs ?) étaient pour la plupart très bons, assez mordants et dotés d'un excellent français (Matthew Brook en Kouno-Kuno, Samuel Evans en Kilian).

Seule la voix rocailleuse et peu aisée Luc Bertin-Hugault (l’Ermite) m'a plutôt déplu (méforme ?).

Reste le cas Gidon Saks (Gaspard-Kaspar), le seul au français déformé (mais tout à fait intelligible), aux antipodes du style post-tragédie lyrique des autres interprètes principaux, et très critiqué pour cela... mais en somme, sa voix inélégante, son débraillé aussi bien vocal que scénique rendait le seul personnage méchant du plateau tout à fait délibérément décalé, et cela fonctionnait bien : Gaspard avait vraiment quelque chose de louche, de pas humain.

La mise en scène de Dan Jemmett, transposée dans l'univers forain avec pas mal de discontinuités dans la logique d'ensemble, était classique, fonctionnelle... ni particulièrement jolie, ni particulièrement inspirée, ni particulièrement insuffisante.

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Excellente soirée en somme : le plaisir d'entendre cette oeuvre dans cette version... et servie au plus haut niveau par de petits formats, il ne fallait pas plus pour combler les farfadets guillerets.


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David Le Marrec

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