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dimanche 28 mars 2010

Omar Khayyâm et Jean Cras : Cinq Robaiyat ("Serviteurs, n'apportez pas les lampes")


Les notes renvoient régulièrement à des quatrains de Khayyâm, pour éclairer le propos.

1. Un poète

Le persan Omar Khayyām (1048-1131) était surtout connu, à l'origine, pour ses travaux de mathématicien et d'astronome. Il a eu son importance historique dans l'algèbre (en établissant notamment, de façon rigoureuse, que les équations cubiques pouvaient avoir plus d'une racine), même si ses travaux n'ont été diffusés en Europe qu'au milieu du XIXe siècle. On lui a également prêté plusieurs prédictions réalisées, dues à son étude des astres.

Ce n'est que deux siècles plus tard que la réputation de Khayyâm comme poète se fait jour. La première difficulté que nous rencontrons est que Khayyâm était décrit comme un musulman exact, et que rien ne laisse véritablement transparaître dans ses autres écrits (sans contredire fondamentalement non plus) l'aspect très matérialiste de sa pensée sur la mort [1] [2], ses railleries du clergé et des dévots [3] [4], voire son scepticisme sur le sens de la science [5] - toutes choses que l'on rencontre dans son oeuvre poétique.
On peut penser qu'il s'agit d'une posture poétique, ou au contraire d'un vrai visage intérieur qu'il ne pouvait révéler qu'à travers une forme poétique. Mais diverses hypothèses ont aussi vu le jour, bien que rien ne les ait jusqu'à présent étayées : l'existence d'un homonyme (puisque de son vivant Khayyâm n'avait la célébrité qu'en tant que scientifique, la postérité a pu faire confusion), voire un 'roman' (dont rien n'atteste la trace) qui attribuerait des sentences à un personnage célèbre, Omar Khayyâm en l'occurrence - mais un Khayyâm de fiction. En l'absence d'éléments sérieux pour accréditer ces positions, on est obligé de les considérer avec intérêt, mais d'en rester à ce qui est le plus évident : les faces multiples d'un Khayyâm polygraphe comme c'était du reste l'usage chez les savants du temps.

Ses Quatrains (Robaiyat) rimés traitent en effet obsessionnelle de la mort inconnue, du destin de poussière des corps vivants, de jouissance instantanée dans le vin et de défiance vis-à-vis du paradis à crédit [6]. Avec beaucoup de scepticisme vis-à-vis de la teneur de l'au-delà, bien qu'il ait la reconnaissance d'un Etre suprême - mais impénétrable, peu intéressé par les mortels... et n'intéressant pas ceux-ci ! A ce titre, il y a quelque chose d'un épicurisme qui a perdu sa tempérance antique dans la philosophie véhiculée par ces quatrains. Il faut croire que la tempérance est soluble dans la boisson de la treille dont il fait si vaste dithyrambe.

Vous pouvez retrouver quelques autres quatrains de l'auteur sur CSS, en regard du texte original.

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2. Un traducteur et un corpus

La première traduction française date du milieu du XIXe siècle : en 1867, J. B. Nicolas (dont tout le monde érudit semble avoir rangé les prénoms au placard), interprète principal à l'Ambassade de France en Perse, traduit plus de quatre cents quatrains (464) attribués à Omar Khayyâm. Or, il se trouve que dans les éditions du XVe siècle, on n'en comptait qu'un peu plus d'une centaine. La tradition a ainsi considérablement augmenté le nombre réel de quatrains écrits au douzième siècle, en incluant des oeuvres de mêmes dimensions et préoccupations - jusqu'à rendre le corpus incohérent et parcouru de contradictions. Encore que ces aphorismes soient assez autonomes les uns des autres et que si Khayyâm a pu se contredire dans la vie, il puisse aussi bien en faire de même en poésie.
La langue de Nicolas est très raffinée, assez typée XVIIIe, avec ses longues périodes sophistiquées. Les pointes y perdent en efficacité, mais le galbe d'ensemble est assez réussi.

On va ici s'intéresser à la traduction de Franz Toussaint utilisée par Jean Cras. Elle est publiée en 1924 par les éditions Piazza, et, même si elle opère un tri, atteint les 170 poèmes, dont beaucoup ne sont pas retenus par Gilbert Lazard dans son édition sérieuse chez Gallimard - qui s'efforce justement d'effectuer le choix le plus restreint pour s'assurer autant qu'il est possible d'inclure seulement les poèmes originaux. (On choisir une autre démarche, au demeurant, puisque l'imitation et le palimpseste constituent aussi une vérité historique.)

La traduction en prose de Franz Toussaint est assez dépourvue de charme, transcrivant les vers sans rythmes, et les idées sans esprit. On est très loin du travail profondément inspiré de Gilbert Lazard (2002). Ce dernier reprend en effet le schéma qui donne leur nom de rubaiyat aux quatrains (rimes disposées de façon AABA), et qui était déjà fidèlement adopté par le premier traducteur, l'anglais FitzGerald, et beaucoup de ses successeurs. Gilbert Lazard césure de plus ses vers de quatorze syllabes à la moitié (alors sans rime, mais souvent avec des rimes intérieures pour compenser). Cette césure organisée comme une fin de vers lui donne en réalité une plus grande souplesse syllabique, quiconque s'est essayé à la versification a pu s'en apercevoir (à cause de liberté de la dernière syllabe), et rend beaucoup plus dynamique la progression des quatrains. Du reste, on l'a déjà dit :

Avec un beau respect des rimes originales, et un très beau rendu en français, aussi bien les pointes des quatrains que pour le naturel du rythme français (vers de quatorze syllabes régulièrement césurés).

La version Toussaint est néanmoins celle, la plus récente à son époque, qu'a adoptée Cras et qui est le prétexte à notre balade.

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3. Jean Cras : un homme, deux vocations, trois styles

Jean Cras à longtemps hésité entre la carrière militaire dans la Marine et la composition. Sur les conseils d'Henri Duparc, qui était devenu un proche, il se lance pleinement dans les armes, servit durant la Première guerre mondiale, devint enfin contre-amiral major général du port de Brest.
Ce qui ne l'empêcha pas de produire une quantité amplement respectable de musique, à bord, bien qu'il fût toujours interrompu par ses tâches. Une application qui force l'admiration vu la qualité de la musique, effectivement baignée par les images maritimes : témoin Journal de bord, poème symphonique divisé en quarts de veille, ou encore Polyphème, chef-d'oeuvre parent de Pelléas (en un peu plus stable et lyrique) sur le poème dramatique de Samain (écourté à cause du débit chanté sensiblement plus lent) - on se situe sur une île, près des côtes, et la musique évoque amplement cet élément, en contrepoint avec l'intrigue.
Même pour quelqu'un qui à mon exemple ne goûte pas démesurément l'élément marin, c'est profondément émouvant.

Lui aussi était doué en mathématiques, mais du côté de la géométrie : sa règle Cras est toujours en vigueur dans la marine (surtout en France) - il s'agit d'un instrument destiné à traver les routes sur les cartes, très commode, et employé y compris dans l'aviation.

Son style est très divers suivant les oeuvres.
Ce peut être un postromantisme français de type un peu international, doucement lyrique, sombre, fortement mélancolique, sans doute pas la meilleure partie de sa production, à rapprocher des grandes cantilènes du type de l'Elégie-tube de Fauré, témoin sa Sonate pour violoncelle et piano. Parfois avec un peu plus de légèreté et de thématiques populaires, comme dans son Quintette.
Il a aussi développé des pistes plus typiquement françaises dans les harmonies, parentes des wagnérismes à la française. On peut ainsi rapprocher son Trio avec piano des langages proches de Chausson ou Ropartz par exemple, avec une qualité musicale intrinsèque assez hors du commun, vraiment un des sommets de l'époque (voilà qui fera peut-être un bon sujet à venir, la musique de chambre française d'après le romantisme). D'une manière générale, ce Cras-là est plutôt parent de Chausson, Ropartz ou du Fauré chambriste tardif.
Enfin, il existe tout un versant de type debussyste, plus stable (y compris dans les figures rythmiques et les phrasés), plus tonal, mais doté de couleurs similaires, de ce minéral extraordinaire. C'est le cas de Polyphème, et de certains cycles de mélodies comme les Fontaines ou... les Cinq Robaiyat d'Omar Khayyâm. On y trouve certains sommets de sa production.

On pourrait bien évidemment citer les quelques oeuvres, d'inspiration populaire, comme les deux (très brefs) chants bretons Le roi Loudivic et Le Barde, mais ce n'est pas non plus une composante majeure de sa production (de même que pour les Chansons bretonnes pour violoncelle et piano de Koechlin), contrairement à Paul Le Flem par exemple, qui clôt très souvent ses oeuvres instrumentales par des thématiques inspirées du folklore breton.

Bien entendu, cela correspond à une évolution chronologique, mais ces différentes composantes, et particulièrement les deux dernières, restent étroitement mêlées dans nombre de ses oeuvres.

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4. Cinq Robaiyat d'Omar Khayyâm

Les Cinq Robaiyat d'Omar Khayyâm sont donc composés sur les traductions de Franz Toussaint. Les poèmes retenus ne sont que d'un intérêt limité, et c'est aussi pourquoi j'ai longuement insisté sur la qualité intrinsèque de l'oeuvre d'Omar Khayyâm, en particulier à travers la splendide traduction de Gilbert Lazard.
Il faut dire qu'il s'agit, à mon humble avis, essentiellement de quatrains apocryphes qui figurent dans la sélection (pas très avisée) de Cras. Pas seulement apocryphes parce que très inférieurs dans les traits d'esprits (quand il y en a), mais surtout parce que très éloignés de la philosophie générale des Robaiyat.

Par exemple celui-ci (n°147 dans le recueil Toussaint) :

Quand tu chancelles sous le poids de la douleur, quand tu n'as plus de larmes, pense à la verdure qui miroite après la pluie.
Quand la splendeur du jour t'exaspère,
quand tu souhaites qu'une nuit définitive s'abatte sur le monde,
pense au réveil d'un enfant.

On est très loin de la certitude de la réduction en poussière, de la dénonciation des plaisirs incertains du paradis et des interdits hypocrites, de l'éloge du présent et du vin, seules valeurs sûres.
Cet espèce d'adage niais qui veut rassurer n'a rien du tranchant joyeusement désabusé de la poésie de Khayyâm : ce n'est pas la traduction qui affadit, juste que ce n'est pas bon (et très vraisemblablement pas du tout de Khayyâm).

Le texte de la mélodie que je vais présenter (n°146) est plus intrigant, à défaut d'être saillant ou profond - on y retrouve la préoccupation centrale de la finitude, mais il manque la composition à la fois réflexive et badine qui fait la marque de Khayyâm. C'est simplement un petit texte à chute, mais il n'est pas si mauvais.

Serviteurs n'apportez pas les lampes,
puisque mes convives exténués se sont endormis.
J'y vois suffisamment pour distinguer leur pâleur.
Etendus et froids, ils seront ainsi dans la nuit du tombeau.
N'apportez pas les lampes, car il n'y a pas d'aube chez les morts.

J'en profite pour indiquer en notes la traduction anglaise que j'ai réalisée pour une notice en anglais autour de ce lied, dont cette notule est la version développée - si jamais il y avait des anglophones de passage : [7]

Musicalement, ce cycle de Cras, comme celui des Fontaines, s'apparente à son versant debussyste, avec beaucoup de figuralismes liquides, d'harmonies complatives et suspendues, de couleurs assez froides, bleutées, minérales, mais toujours diaphanes et tendres.

Cette mélodie-ci est très intrigante : elle est fondée seulement sur quatre accordstoujours identiques. Et une fois sur deux, un petit motif répété, légèrement oriental comme un trait d'oûd, apparaît sur le troisième. Seule la voix progresse du grave vers l'aigu, jusqu'à l'éclat spectaculaire des fa dièses aigus répétés, pour retomber dans le néant - en effet le sol dièse grave, pour une voix qui peut monter si haut, est généralement un peu timide. C'est un très grand ambitus pour une mélodie (près de de deux octaves), un genre qui a des origines plus légères que cela ; et cela contraste grandement avec le statisme planant (mais grave et sombre) du piano.

En voici ma proposition d'enregistrement libre de droits (fait maison) :



Comme toujours, l'extrait est conçu dans le but de donner une idée à partir d'un matériau librement téléchargeable, pas de proposer une référence.

De plus, ici, cela a déjà été enregistré (et superlativement) par le couple de rêve Lionel Peintre et Alain Jacquon, peut-être chacun le plus grand représentant de la mélodie française de tous les temps, s'il fallait jouer au jeu vain des podiums et des lauriers.
C'est disponible chez Timpani, qui est sans doute aussi, en concentration de chefs-d'oeuvre, le label le plus intéressant du marché (TOUS les disques y sont indispensables, passionnants... et excellemment interprétés). Dans ce cas, le couplage avec d'autres mélodies de Cras permet d'explorer tous ses courants (postromantique, debussyste, populaire...), et le choix des mélodies (j'en ai lu ou déchiffré d'autres qui n'y figurent pas) est très avisé. Indispensable pour qui aime Cras, indispensable pour qui aime la mélodie française, indispensable pour qui aime la bonne musique, indispensable pour qui veut se cultiver.


On trouve une très belle illustration de cette mélodie à la fin de la partition éditée chez Salabert. A l'occasion, je la mettrai en ligne - mais ce n'est pour l'instant pas envisageable techniquement.

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Et on espère que le voyage a été à votre gré.

Notes

[1] Quand la vie vient à son terme, / qu'importe Bagdad ou Bactres ? // Et dans la mesure est pleine, / qu'importe douce ou saumâtre ? // Prends ton plaisir : on verra / longtemps après toi et moi // Au firmament bien des fois / croître la lune et décroître.

[2] Serons-nous captifs longtemps / de la raison quotidienne ? // Qu'importe que nous mourions / dans cent ans ou la semaine ? // Viens, vidons ce pot de vin / avant que dans l'atelier // Fatidique du potier / nou devenions pots nous-mêmes !

[3] Mieux vaut un bon coup de vin / que l'empire de Darius, // Que la lampe d'Aladin, / que les trésors de Crésus ; // Mieux vaut la plainte à l'aurore / d'un buveur sans foi ni loi // Que l'oraison à grande voix / des très religieux tartuffes !

[4] On nous promet dans le Ciel / des houris aux yeux de braise, // Et du vin, du lait, du miel, / pour notre joie et notre aise. // Pourquoi donc d'aimer le vin / et l'amour nous faire honte, // Puisque c'est en fin de compte / ce qu'on nous offre demain ?

[5] Un temps, durant notre enfance / nous nous voulûmes savant ; // un temps, de notre science / nous eûmes contentement . // Mais écoute maintenant, / ami d'exactes mesures, // La somme de l'aventure : / de l'eau courante et du vent.

[6] Je ne sais pas si mon âme / par Celui qui m'a pétri // Est abandonnée aux flammes / ou promis au paradis. // Un verre, une belle, un luth / dans quelque jardin : à moi // Ces trois au comptant, à toi / le paradis à crédit !

[7] Servants, do not bring lamps, / since my exhausted guests fell asleep. / I can see enough to distinguish how pale they are. / Cold, lying down, so they will be in the funeral night. / Do not bring lamps, because there is no dawn among the deads.

David Le Marrec

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