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Relativité de l'exercice discographique


J'ai souvent répété, en commençant une discographie, combien l'exercice était vain, subjectif, peu informatif, sujet au changement. Car à moins de détailler intimement une version en explicitant ses critères personnels et le cheminement des interprètes en parallèle, on ne propose qu'un survol impossible à objectiver pour le lecteur - l'intérêt étant tout de même qu'il puisse y transférer ses propres critères à partir de la descripion proposée. Je m'y essaie pour les commentaires monographiques, mais pour ceux en batterie comme les discographies comparées, c'est sensiblement plus compromis ; par ailleurs, l'exercice de comparaison fausse en lui-même l'appréciation, rendant inutilement sévère à la recherche d'un idéal qui ne peut, sauf très rare exception, exister dans les termes où nous l'attendons. (Inutile de développer donc ce que je pense des comparaisons discographiques en tranches où professionnels de la radio ou mélomanes avertis lapident en quelques mots les deux mêmes minutes de musique hors contexte : c'est au mieux amusant, mais jamais pertinent.)

Tout récemment, en réécoutant un disque que je trouvais épouvantable (celui qui m'avait longtemps tenu éloigné de Wagner), que je trouvais chaque fois plus désagréable, j'ai fait l'expérience d'une conversion lumineuse qui atteste de la vacuité de ce genre de hiérarchie. Et ce n'est pas, comme quelquefois, que je lui trouve des vertus insoupçonnées ; simplement, ce qui avait pu me déplaire, au stade de fréquentation de l'oeuvre où j'en suis rendu, me séduit (alors qu'elle n'avait rien pour me plaire aux étapes antérieures).

J'ai tenté une exégèse que je reproduis ici, suivi du commentaire discographique actuel (tiré d'une série de discographies wagnériennes informelles pour un charmant boudoir voisin) ; pas pour le contenu en lui-même sur ladite version, mais sur ce qu'elle peut révéler du processus de réception chez un auditeur.

J'ai opportunément débuté Wagner avec le Vaisseau fantôme ; avec Klemperer, et c'était folie. L'oeuvre est prise très lente, le son du Philharmonia est déjà gros d'habitude, alors, avec lui ! Du coup, cela crée une lenteur qui fait perdre toute l'urgence de l'oeuvre, et sa structure devient très peu sensible. Klemperer traite ça comme s'il jouait du Wagner beaucoup plus tardif, tout est pris au sérieux, même les récitatifs.

Chez Böhm, c'était la respiration formidable de l'orchestre et de la prise de son : au contraire, tout est précipité, mordant, les timbales rugissent, les cordes fusent, c'est une tempête, mais pas une tempête figurée, une tempête réelle, presque cosmique.

A la réécoute, à présent que je me suis gorgé de cette oeuvre en l'écoutant à n'en plus finir, en la jouant aussi (même si ce n'est pas franchement confortable au piano, rien à voir avec Götterdämmerung et plus encore Parsifal qui tombent plutôt bien sous les doigts), Klemperer me fait entendre des choses nouvelles.
Déjà, devant la discographie mitigée en Senta, Silja que je trouvais peu séduisante a quand même le mérite d'être expressive et d'échapper au travers de la grosse voix (ou du lyrique inexpressif). Adam, peut-être parce que depuis je me suis plus gorgé d'allemand qu'à l'époque (je l'ai appris avec Schubert et Wagner, précisément), me paraît, à défaut d'être très expressif, sobre et juste. C'est un peu froid, mais pas neutre. Ce n'est pas Uhde ou Stewart, mais c'est amplement très bien, mesuré, pas braillard, vraiment quelque chose de la noblesse spectrale.

J'ai été frappé par la profondeur de ton de l'ensemble, et j'ai alors perçu ce qui avait gêné ceux qui voulaient passer de Klemperer qu'ils aimaient à d'autres versions plus alertes et plus exactes : Klemperer procure une ambiance lourde, de brume, de mythe, quelque chose de très global, mais qui fait un peu penser au Siegfried de Knappertsbusch. Une chappe de plomb bien mythique.
Alors que Böhm est élancé, lyrique, jubilatoire.
L'exaltation des trombones, qui jouent beaucoup, donne un aspect vraiment étonnant (chez Böhm, ce sont plutôt cordes et à l'autre bout timbales, comme séparées par un grand espace de résonance libre). Le moment de l'affrontement des équipages, malgré la lenteur, est parmi les plus saisissants (Böhm aussi, un rien plus extérieur, mais terrifiant).
Bref, c'est lent (les chants de marins ne dansent pas pour un sou, c'est joué comme un Requiem, totalement décalé), mais on entend un climat différent. Lorsqu'on adore déjà cette oeuvre, on est plongé dans une atmosphère ininterrompue, sans baisse de tension, et ça c'est très fort.

Il est vrai cela dit que le duo entre Senta et le Hollandais se traîne franchement, et c'est dommage ; ça semble un tunnel alors que c'est tout de même le point culminant vers où tout le début se dirige et d'où procède toute la fin.

Quant à Böhm, je trouve toujours ça superbe et impressionnant, mais Jones manque quand même de grâce (sans compter que c'est très faux sur les attaques, souvent une seconde ou une tierce en-dessous), et Esser est désagréablement nasal et forcé, un brin farineux, sans véritable contrepartie expressive (au contraire, il est gêné). Du coup, la première moitié du II tourne à vide, alors que la musique, même si elle en est moins évidente, est extrêmement belle, un moment de respiration au milieu de moments plus frappants et lyriques.

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En résumé : Böhm est une très grande version, potentiellement inégalable pour le duo Hollandais / Daland (dont je faisais grand cas à l'époque de ma découverte de la version) mais il est vrai que je ferais plus entrer en ligne de compte aujourd'hui la présence de faiblesses dans les autres rôles.
Et Klemperer, qui est à contre-courant, je ne renie pas du tout ce que j'ai pu dire sur sa lourdeur et son caractère qui marque une mécompréhension profonde du style de l'oeuvre, a quand même un charme assez extraordinaire lorsqu'on s'y plonge en conservant à l'esprit le plan de l'oeuvre, une autre oeuvre en quelque sorte.

Tout ça pour dire qu'hier j'ai pris beaucoup de plaisir à fréquenter les deux. Cela ne fait que confirmer au demeurant ce que je disais il y a quelques jours sur la vacuité très subjective de l'exercice de la discographie, très amusant, mais que je trouve sans grand intérêt informatif.

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Il faut bien avoir à l'esprit que j'avais dit les pires choses sur le fait que cette version abîmait l'oeuvre originale, la rendait inintelligible, l'alourdissait désagréablement, sans compter tout un tas de défauts auxquels on est plus sensible lorsque la pâte ne prend pas : justesse, mise en place, exactitude...

Et à présent le commentaire discographique au goût du jour, qui inclut ce cheminement.

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1968 - Klemperer - Adam, Silja, Talvela, Kozub, Unger - studio London Phia (février-mars)
La grande controverse ! Je me suis assez longuement expliqué ci-dessus. Je fais juste un petit rappel. Je déconseille résolument cette version pour débuter : elle est très lente, assez lourde, à contre-courant de l'esthétique de l'oeuvre (hors-style, en somme), et crée des tunnels aux moments les plus exaltants (le duo Senta / Hollandais, qui est le moment vers lequel tend tout le début de l'oeuvre et dont procède tout le reste, est presque ennuyeux tant il se traîne). Pas toujours en place de surcroît.
En revanche, en y revenant après des années de fréquentation en disque ou en partition pour faire bien dans les salons, on peut y découvrir des beautés. Notamment un pupitre de trombones très présent, très intégré, et très éloquent. Une atmosphère brumeuse (sans opacité des pupitres) et pesante qui nous plonge dans le mythe. Une fois qu'on a le schéma de l'oeuvre à l'esprit, on peut tout à fait suivre ce qui se passe dans ces tunnels très homogènes, et s'en passionner, parce que tout est joué comme s'il s'agissait de Parsifal, avec beaucoup de solennité (ce qui est un contre-sens manifeste), mais avec une telle qualité qu'on entend des choses vraiment très belles.
Adam, quoique très sobre comme toujours, n'est pas totalement inexpressif et son hiératisme a précisément quelque chose de spectral - d'autant plus estimal que le verbe n'est jamais raboté. Silja est une alternative intéressante aux grosses voix expressives ou aux purs lyriques trop hédonistes - même si on aurait pu rêver timbre plus avenant. Au moins, le personnage est impliqué. Les deux ténors sont abslument magnifiques et se placent en haut de la discographie.
Lorsqu'on s'est repu de l'oeuvre, ce peut être un bon point d'attaque pour l'entendre autrement, c'est largement plus radical que Knappertsbusch, Nelsson, Karajan ou Böhm comme version 'typée'. Après, c'est vraiment pile ou face, c'est cette version qui ma tenu très longtemps éloigné de Wagner, tant ça me paraissait pesant, traînant et terriblement abstrait (forcément, toute la structure est noyée dans le même brouet, au demeurant remarquablement articulé [1]).

1971 - Böhm - Stewart, Jones, Ridderbusch, Esser, Ek - Bayreuth
Une version absolument formidable. Parce que Böhm exalte une modernité rêvée de l'oeuvre, déchaînant des tempêtes qui ne sont pas figuratives et liées à l'évocation de la mer, mais tout de bon cosmiques. Stewart et Ridderbusch forment le duo idéal : diseurs hors pairs, timbres splendides, voix idéalement calibrées, insolentes d'étendue et de santé. On trouverait difficilement plus détaillé sur les personnages, plus mordant, plus brillant, plus impliqué.
Après cela, il faut accepter quelques faiblesses qui peuvent ne pas en faire un premier choix pour découvrir l'oeuvre (mais un impératif second !) : Jones, quoique tout à fait correcte, chante faux sur beaucoup d'attaques une seconde ou une tierce plus bas, et peine à alléger (un certain tempérament, mais aucune grâce évidemment), diction moyenne. Et Esser, nasal et un peu poussif, n'est pas franchement séduisant en Erik.
Cela reste une expérience hors du commun.

Notes

[1] Je crois que cela résume assez bien le paradoxe fondamental de cette version.


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David Le Marrec

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