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Calderón - La vie est un songe - (Théâtre 13, William Mesguich)


Je profite d'un moment de creux dans l'activité de CSS, liée à une semaine chargée en autres occupations, pour présenter sous forme de notule un compte-rendu habituellement laissé dans le fil de la saison.


Dans le petit théâtre d'arrondissement Théâtre 13 (des gradins en demi-cercle collés à la scène sur une profondeur assez minime et une élévation très modérée), une représentation assez banale de l'oeuvre de loin la plus célèbre de Calderón de la Barca, La vida es sueño (1635).

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1. Ce qu'on remarque sur l'oeuvre en action

L'oeuvre en elle-même semble le creuset de tout l'imaginaire théâtral occidental.

Assez fortement calquée sur le modèle antique tout d'abord, avec le personnage d'esclave grotesque (peureux, piaillant, gaffeur, toujours affamé, à rebours des valeurs élevées et pourtant sympathique) qui tient pourtant une part non négligeable, quoique jamais décisive dans l'intrigue (on remarquera juste l'absence de scène courue, c'est tout ce qu'il manquait). Et cette introduction en forme de balade dans un territoire inconnu, qu'on pourrait aussi bien associer à Oedipe à Colone qu'aux Oiseaux. Avec la question de la prédestination et du libre-arbitre, que Calderón repose (non sans ambiguïté) dans un sens inverse de Sophocle (car la morale catholique, saupoudrée sur la fin, doit laisser à la créature la possibilité d'accepter la Grâce et de se sauver). Et indépendamment de la macrostructure et des sujets, un certain nombre de petites recettes appartiennent clairement à cet héritage, comme les jeux de mots autour de proverbes ou encore la stichomythie pour des querelles à l'enjeu tragique et au ton presque cocasse.

Et puis un certin nombre de situations appartiennent à l'imaginaire théâtral pour ainsi dire éternel : la substitution de l'identité du pauvre hère, dont on pourrait citer des tombereaux d'exemples (Jeppe du Mont de Holberg, Un Giorno di Regno ossia Il finto Stanislo de Romani / Verdi, Si j'étais roi de Dennery / Brésil / Adam, Le roi malgré lui de Najac / Burani / Chabrier...) dont beaucoup se déroulent, étrangement, en Pologne, avec une duperie connue ou non du substitué.

Dans d'autres registres, on voit des atmosphères qui marqueront le théâtre dans les siècles à venir, parfois via d'autres auteurs, comme l'atmosphère de fin du monde de la troisième journée, qu'on peut rapprocher de Macbeth, ou encore le clairon enchanté qui égaye la prison.

Ce genre est parfois qualifié de théâtre métaphysique [1], et il est vrai que la conclusion de l'acte II pourrait être définitive et donner lieu à des réflexions assez abyssales sur les réalités du monde et la paternité du destin (sont-ce les actions des hommes ou une préscience céleste irréfutable ?). La distinction entre destin et volonté, entre inné et acquis sur le personnage du prisonnier violent, prince héritier à bon droit amer, est assez abondamment interrogée au fil des deux premiers actes. Le troisième résout de façon rassurante le tout, en appelant la morale chrétienne à la rescousse (le destin ne peut se contourner par un méfait), alors qu'elle n'avait jamais été inclue dans le dilemme initial (où, précisément, l'absence de valeur dominante empêchait de prendre une bonne décision).

En réalité, Calderón prolonge avant tout le théâtre populaire de Lope de Vega, où les tonalités sont effectivement mêlées, et où la lourdeur des questions abordées voisine toujours avec de la dérision - qui peut elle-même se tourner en morale, comme la mort de Clarín. Ce mélange a effectivement tout de baroque, mais tient finalement beaucoup du drame satyrique (né en Grèce au VIe siècle, un peu avant la tragédie), avec sa joyeuse exposition de questions au moins aussi graves que la vie.

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2. Choix de mise en scène

J'ai parlé de banalité dans la lecture proposée, pour deux raisons.

En premier lieu parce que William Mesguich a en effet proposé une mise en scène très proche de l'esprit de l'oeuvre, sans réelle surprise, en assumant par exemple totalement le mélange des registres. Et cela, jusqu'à détourner certaines répliques de leur ton sérieux pour en faire des sortes d'interrogations hébétées, à peine projetées par les comédiens (comme de petites remarques prosaïques d'adolescents qui ne prennent pas tout à fait au sérieux la vie elle-même, jusque dans le crime) - un choix qui n'est pas en rupture avec la logique globale de l'oeuvre.

En second lieu, parce que cette proximité de l'esprit se fait aussi étrangement (et inutilement) avec une lettre déformée. Mais déformée d'une façon extrêmement téléphonée.
On peut passer sur la façon de se déplacer dans le public (le texte suggère de toute façon une harangue aux spectateurs à certains moments), de le mettre en valeur avec des lampes-torches, tellement vue qu'elle ne mérite même plus d'être mentionnée. Mesguich mélange abondamment les époques, par exemple : le roi porte bien un lourd costume épais qui évoque cette Pologne imaginaire, le palais est bien dans l'atmosphère du conte aussi (à défaut de la même époque), avec ses robes à crinoline, ses grands miroirs, ses tables de toilette très typées... tandis que la prison maintient son prisonnier dans une cabine de verre où un gaz vert vient calmer les crises du prince héritier, où la vidéosurveillance rejoue pour la cent millième fois 1984, où l'insurrection se fait dans un uniforme d'officier soviétique.

Bref, la transposition n'est pas homogène, ce qui est une facilité habituelle pour faciliter les références sans demander une grande adaptation (ici, le palais Sissi vs. la prison 101), mais il est vrai que les raccourcis sont si prévisibles que sans être hostile au principe, il n'émerveille pas beaucoup. De même, l'usage de musique en fond est souvent très banal (un peu comme si on avait saupoudré de la musique de série B en boîte - 'tension dramatique', 'romance', 'calme avant la tempête'), avec en sus un peu de Chopin avant la fin du monde (Op.9 n°1) et de la musique électrorock pour les précipités. Bref, rien de bien neuf.
Concernant le personnage du bouffon Clairon, on pouvait effectivement défendre l'idée de la présentation en clown-Auguste, qui contraste avec la face de clown-Pierrot de Sigismond l'héritier, mais cette présentation est si explicite (le texte déclamé ne laisse aucun doute sur la nature de Clarín), et la bouffonnerie si ostentatoire (parlé du nez pendant à peu près tout le spectacle) que la plus-value me paraît bien mince, voire irritante.

De surcroît, la taille modeste de la salle rendait toute outrance immédiatement sensible - et effectivement, on ne timbre plus toujours ses cris aujourd'hui au théâtre, et c'est à la fois laid et inefficace. Pas beaucoup de fautes de goût cela dit, on reste dans une sorte de tradition contemporaine, le spectacle illustrerait à merveille ce qu'est l'esthétique scénographique de ces vingt dernières années.

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3. Un mot sur la distribution

Aucun acteur ne m'a fortement frappé par son jeu ou son phrasé, mais l'ensemble était amplement satisfaisiant. Tout juste n'ai-je pas aimé Zbigniew Horoks (le roi Basyle) dont la voix partait en arrière, comme épuisé. Fatigue vocale assurément (ils jouent tous les soirs), mais aussi, on dirait, un placement spécifique destiné à faire sonner certaines harmoniques, mais qui produit une voix filandreuse et soufflée assez désagréable. Au demeurant, un jeu assez touchant. Sébastien Desjours (Clothalde) ne m'a pas beaucoup plus non plus, affectant un jeu sombre de méchant (dans son inévitable ensemble cuir laqué noir) avec une voix elle aussi un peu abîmée, qui semble chercher plus l'effet que la dignité paradoxale de son personnage - de pair avec le choix de mise en scène, faible sur ce personnage-là.

William Mesguich (Sigismond) se tire avec un certain équilibre des différentes composantes du rôle, y compris la grande tirade emphatique initiale, avec un petit accent mis sur certaines situations où son caractère paumé le rend risible. Les cris occasionnels sont pénibles en revanche, et l'incarnation pas particulièrement bouleversante. Alain Carbonnel (Clairon) ne m'a pas enthousiasmé, mais pour d'autres raisons que son talent réel : en assumant sans faiblir, avec une grande justesse même, les pitreries outrancières qui lui sont demandées, avec une projection très efficace aussi, il réussit son contrat, mais dans un registre qui ne me séduit pas le moins du monde.

On entend trop peu de Rebecca Stella (princesse Étoile) pour pouvoir être disert à son sujet, tout fonctionne très bien. Peut-être l'amateur lyrique pourrait-il espérer que sa jolie voix renforce un tout petit peu son timbre (parfois couvert par un peu de souffle).

En fin de compte, j'ai surtout goûté Matthieu Cruciani (prince Astolphe) qui fait un sans faute dans un rôle où la distinction est la principale tonalité à exploité, et Sophie Carrier (Rosaura) qui avec une très belle voix médium, mate et dense, réussit particulièrement la séquence travestie du ouvre l'oeuvre, très convaincante.

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Bref, un grand plaisir de voir en action le texte, sans être distrait par son exécution professionnelle et très peu originale.

Notes

[1] En particulier à partir du début du vingtième siècle, chez des critiques comme Marcelino Menéndez y Pelayo - qui parle de drama filosófico.


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Commentaires

1. Le mercredi 3 février 2010 à , par Moander

Tiens, ça me donne bien envie de la lire cette pièce quand j'aurais le temps...
J'ai comme l'impression que les thèmes ne sont pas éloignés des pièces contemporaines type l'Illusion Comique (1635) de Corneille ou Les Visionnaires (1637) de Desmarets de Saint-Sorlin!!

2. Le jeudi 4 février 2010 à , par DavidLeMarrec

Oui, c'est du baroque abymé, si c'est ce que tu veux dire. :)

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