[comprendre] Les commas, le tempérament égal et le Clavier bien tempéré
Par DavidLeMarrec, samedi 1 août 2009 à :: Pédagogique :: #1329 :: rss
Un essai de vulgarisation sur la question des tempéraments. D'après une contribution des lutins en un lieu voisin, très largement réorganisée et précisée.
1. Qu'est-ce que le tempérament ? - 2. Commas dépassés ? - 3. Tempéraments inégaux - 4. Le tempérament égal - 5. Le tempérament égal aplanit-il vraiment tout ? - 6. Le Clavier bien tempéré, le premier tempérament égal ? - 7. Vers un tempérament égal et parfait ?

Clavecin inspiré du facteur français Blanchet.
N.B. : Pour plus de clarté, on désignera par « accord » un groupe de sons et par le plus rare « accordage » l'accord au sens de l'acte d'accorder, de préparer un instrument pour le faire sonner avec justesse. C'est assez indispensable pour éviter les confusions. « Accordage » n'est au demeurant pas un néologisme, mais bien un terme attesté jusque chez le très-sérieux Trésor de la Langue Française - qui autorise même l'oublié « accordement » (non, pas accordailles tout de même).
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1. Qu'est-ce que le tempérament ?
Le tempérament désigne l'accord (dans le sens d'« accordage », acte d'accorder) d'un instrument à sons fixes, en particulier d'un clavier.
Le problème est qu'il n'est pas possible, pour des raisons mathématiques, d'obtenir à la fois des octaves et des quintes pures ; dans l'usage musical, la tension va surtout s'exercer entre la pureté des tierces et des quintes, qui sont au fondement de l'accord parfait du système tonal (do-mi-sol pour le versant majeur, do-mi bémol-sol pour le versant mineur).
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2. Commas dépassés
Cette susdite impossibilité a été théorisée dès Pythagore. Le comma est ainsi censé, à l'origine, rendre compte de cette tension mathématique, cette inexactitude nécessaire du résultat sonore.
Pour les musiciens, la chose est plus simple : ils ne se préoccupent pas (à part, sans doute, chez certains compositeurs récents qui utilisent la microtonalité) de la dimension mathématique et des nombreux types de commas qui existent après celui défini par Pythagore. Le comma est alors en théorie le plus petit intervalle perçu par l'oreille (du moins par convention, on imagine bien que ça variera d'un individu à l'autre).
Dans un intervalle d'un ton, les musiciens diront (mais c'est une approximation) qu'il y a neuf commas. C'est en tout cas bien pratique.
Pour faire simple : dans une 'vraie' gamme, un dièse ou un bémol n'est pas équidistant des deux notes qui l'encadrent. Sol dièse est plus proche de la que de sol, et la bémol plus proche de sol que de la. [1]
Soit : sol - 4 commas - la bémol - 1 comma - sol dièse - 4 commas - la.
Le sol dièse a donc une vocation ascendante, et le la bémol une vocation descendante. Tout cela a des raisons physiques (au XVIIe-XVIIIe, on cherchait des accordages qui permettent la pureté des tierces).
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3. Les tempéraments inégaux
Cette recherche avait l'avantage de produire des tempéraments très variés, qui, chacun, distribuaient des caractères très différents à chaque tonalité. C'est ce qui permettait à Charpentier de classer, comme on sait, les tonalités selon des affects.
On souhaitait alors, comme on l'a déjà précisé, la plus grande pureté des intervalles qui constituent l'accord parfait à l'état fondamental : tierces et quintes. Cela nécessitait de déplacer légèrement l'accordage en certains points ; quantité de solutions (et donc de tempéraments) ont circulé en Europe, typées selon les régions et les répertoires (aujourd'hui encore, on n'accorde pas de même un clavecin pour Froberger et un clavecin pour Rameau, et même entre deux époques de la vie de Bach, deux styles différents qu'il a abordés, deux lieux de résidence, on peut et doit changer d'accordage du clavecin).
L'intérêt est, en plus de la justesse, de procurer à chaque tonalité une couleur particulière. On dispose donc d'une assez vaste quantité de tempéraments aux caractères différents, et dont chacun ménage une couleur singulière à chaque tonalité.
La contrainte était en revanche que le nombre de tonalités jouables, et même de modulations [2], était fortement limité, pour deux raisons.
- Tout d'abord, l'inégalité du nombre de commas entre deux demi-tons conduisait à faire un choix. Il fallait donc choisir si l'on voulait un bémol ou un dièse sur la touche noire. Le plus souvent, on conservait do dièse / mi bémol / fa dièse / sol dièse / si bémol. Il était donc impossible par exemple de jouer un accord de fa dièse majeur (et donc d'utiliser les tonalités qui faisaient usage de cet accord), puisqu'on obtenait une tierce trop basse (si bémol au lieu de la dièse).
- Ensuite, en essayant d'ajuster pour l'oreille (ce qui ne correspond pas toujours avec la physique et les mathématiques, en l'occurrence) les intervalles, on obtenait une quinte boiteuse (généralement l'intervalle sol dièse - mi bémol) était très fausse (presque une sixte dans certains tempéraments). Les 'battements' qu'on percevait en la jouant hurlaient si forts qu'on parlait de « quinte du loup ». Cette quinte interdisait encore plus absolument d'utiliser les accords qui recouraient à elle (et donc les tonalités susceptibles de l'utiliser).
Ce n'était à l'époque pas un problème, puisque la musique modulait peu. On modulait abruptement (voir les derniers Livres de Gesualdo) pour des raisons expressives dans le madrigal, mais dans la musique scénique et plus encore instrumentale, très peu au début du XVIIe et même jusqu'au début du XIXe siècle. C'est à tel point que par exemple les Français avaient numéroté leurs tonalités ; sur vingt-quatre, une dizaine grand maximum, dont on croise surtout les trois premières... Premier ton était mis pour ré mineur ; puis sol mineur, la mineur, etc. Ce n'était donc nullement un besoin, et les avantages du tempérament inégal n'avaient donc pas lieu d'être discutés.
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4. Le tempérament égal
Néanmoins, lorsqu'on cherche à moduler fortement, comme J.-S. Bach, lorsqu'on veut utiliser d'autres tonalités, comme J.-S. Bach, soit par esprit de système, comme J.-S. Bach, soit par fantaisie - et le plus souvent pour accroître les possibilités expressives, comme c'est le cas pour les romantiques -, les claviers (contrairement aux instruments où la hauteur peut être modifiée par l'interprète en cours d'exécution, comme le violon ou le hautbois) sont une vraie limitation. D'autant plus douloureuse que l'instrument s'émancipe considérablement pour régner sur les concerts dans la première moitié du XIXe siècle. Et pour servir des compositeurs aux affects affichés et plutôt torturés, qui goûtent les changements expressifs de ton(alité).
Le tempérament égal s'impose donc comme une solution simple et logique : on rend les dièses et bémols équidistants des notes qui les encadrent (à 4,5 commas, donc). Evidemment, ce n'est pas le seul ajustement, puisqu'il s'agit aussi d'assurer la justesse des intervalles. Cela se fait au prix de la pureté des quintes, qui sont toujours un peu fausses sur un piano contemporain.
Passé ce gain fabuleux en diversité de modulations, qui rend possibles Chopin, Schumann, Liszt, Debussy, Scriabine, Decaux... il faut reconnaître une certaine raideur à ce tempérament égal. Surtout, toutes les tonalités sont équivalentes : seule leur hauteur change, et les écarts sont tous identiques. C'était le but, il faut dire : éviter de se retrouver avec un intervalle inutilisable qui interdise certaines modulations comme autrefois.
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5. Le tempérament égal aplanit-il vraiment tout ?
Etrangement, j'entends toujours des différences, en particulier pour les tonalités bémolisées. Après avoir soumis la question à des spécialistes qui m'ont confirmé qu'il n'y avait aucune distinction audible, j'en suis venu à trois hypothèses.
- La première est liée à l'écriture des compositeurs, qui choisissent, même après la fin du tempérament inégal, une tonalité en lien avec une symbolique de leur morceau, une façon de jouer aussi. Il y a dans la romance sans parole D.899 n°3 (premier cahier des Impromptus de Schubert) une rondeur feutrée liée au sol bémol majeur, que le ton franc de sol majeur aurait abîmée, au moins dans l'imaginaire.
- La deuxième est ma mémoire de 'claviériste' : il y a un souvenir tactile attaché à certaines tonalités.
- La troisième est la plus intéressante. Il existe tout simplement une différence de toucher entre blanches et noires, les touches plus 'concentrées' des noires sont plus précises et permettent des attaques plus fines. Cela change donc le jeu, et explique peut-être le caractère toujours rond du mi bémol majeur, tout simplement à cause de la position des doigts dans les accords les plus fréquents qui le composent.
Rien à voir donc avec la façon d'accorder le piano : le tempérament égal n'a pas fait disparaître les caractéristiques d'écriture des compositeurs (à plus forte raison s'ils lui sont antérieurs...) ni le toucher spécifique dans certaines tonalités, mais le spectre sonore n'est pas affecté autrement que dans la qualité des attaques.
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6. Le Clavier bien tempéré, le premier tempérament égal ?
C'est en tout cas comme un manifeste de l'égalité entre les demi-tons que cette oeuvre a souvent été présentée.
L'enjeu du Wohltemperierte Klavier [3] (1722 et 1742) de Johann Sebastian Bach réside, on l'a évoqué, dans la possibilité d'utiliser toutes les tonalités existantes, sur un clavier. Cela nécessite un tempérament sans quinte hurlante, mais pas nécessairement un tempérament égal. Il faut que toutes les tonalités soient utilisables, pas nécessairement que toutes aient exactement la même répartition.
Il y a eu beaucoup de théories, notamment celle amusante de Bradley Lehman qui prend les spirales dessinées sur le frontispice du manuscrit pour une indication précise du type de tempérament souhaité. On pense, plus rationnellement, qu'il aurait pu utiliser, ainsi que Haendel à Londres à cette époque, un tempérament de type Werckmeister III (1691) [4], qui permet de jouer avec des qualités différentes, mais agréablement dans l'ensemble, toutes les tonalités possibles. Le facteur d'orgues Christoph Kunze, qui connaissait Bach, l'utilisait. D'un point de vue chronologique, il aurait tout à fait pu le lui transmettre.
Bref, on ne sait pas, mais attention, le Clavier bien tempéré n'est pas forcément conçu pour le tempérament égal à l'exclusion de tous les autres.
Cela pose aussi la question de la justification du piano (du moins du piano moderne) dans ce double recueil. Pour ma part, la variété des dynamiques qu'il propose (il n'y a pas réellement de nuances d'intensité au clavecin, ou alors en changeant de jeu) me paraît indispensable pour faire respirer la musique très pleine, sans silences, de Bach. Mais l'intérêt serait pourtant grand de profiter de la diversité des couleurs, pour chaque tonalité !
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7. Vers un tempérament égal et parfait ?
On s'est aperçu que, jusqu'à une date avancée, Cavaillé-Coll pouvait utiliser des tempéraments très légèrement inégaux. Par ailleurs, l'accordage manuel, qui s'imposait absolument avant l'arrivée des accordeurs numériques, s'ajustait à l'oreille de façon pas tout à fait égale en réalité - sous peine de durcir le son avec l'accord automatisé.
Mais Serge Cordier a eu l'idée d'un tempérament égal à quintes pures, pour plutôt déformer l'octave. Cela n'altère pas en réalité les grands écarts au delà de l'octave, et améliore grandement la qualité de la quinte.
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On espère que cette balade dans l'univers des tempéraments aura éclairé quelques lourdes interrogations et apaisé le sommeil de vos nuits. A tout prochainement.
N.B. : Plusieurs lecteurs m'ont fait remarquer des imprécisions dans cette notule, sur le contenu des tempéraments (qui n'est, de fait, pas du tout ma spécialité). Le but de l'article est d'essayer d'éclairer l'esprit de la chose (pourquoi ces tempéraments multiples, et leur effet sur la couleur des œuvres qui sont jouées par leur truchement), mais lisez-le avec précaution, considérant que je me suis contenté d'y restituer ce que j'ai moi-même péniblement approché… et manifestement imparfaitement. (Vous pouvez jeter un œil sur les remarques en commentaires pour voir ce qui est douteux.)
Notes
[1] On prend souvent en exemple le violon, qui ne joue pas de même sol dièse et la bémol, mais c'est une légende urbaine, liée au fait qu'un violoniste ne joue jamais deux fois la même note. Les altistes ne connaissent pas ce problème, l'alto est généralement vendu déjà accordé.
[2] Modulation : changement de tonalité au cours d'un morceau, ce qui produit à l'oreille un changement de couleur. Voir ici un exemple évident et commenté.
[3] Originellement graphié : Wohltemperierte Klavier.
[4] Werckmeister est l'auteur de nombreux tempéraments, des plus subtils mathématiquement aux plus ésotériques, fondés sur la numérologie...
Commentaires
1. Le dimanche 2 août 2009 à , par Jorge
2. Le dimanche 2 août 2009 à , par DavidLeMarrec
3. Le lundi 3 août 2009 à , par Morloch :: site
4. Le lundi 10 août 2009 à , par Era
5. Le dimanche 16 août 2009 à , par DavidLeMarrec
6. Le mercredi 30 mars 2011 à , par Voix d'humain
7. Le mercredi 30 mars 2011 à , par DavidLeMarrec
8. Le samedi 3 mars 2012 à , par R
9. Le mercredi 7 mars 2012 à , par DavidLeMarrec
10. Le vendredi 6 septembre 2013 à , par Vanaheim
11. Le lundi 9 septembre 2013 à , par DavidLeMarrec
12. Le lundi 1 mai 2017 à , par Jacob
13. Le lundi 1 mai 2017 à , par DavidLeMarrec
14. Le dimanche 14 janvier 2018 à , par Andrea Bocelli
15. Le lundi 7 mai 2018 à , par Maxence
16. Le mardi 8 mai 2018 à , par DavidLeMarrec
17. Le mardi 8 mai 2018 à , par Laurent
18. Le mercredi 9 mai 2018 à , par DavidLeMarrec
19. Le jeudi 7 juin 2018 à , par Lucjs
20. Le samedi 9 juin 2018 à , par DavidLeMarrec
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