Magdalena KOŽENÁ
Par DavidLeMarrec, lundi 3 septembre 2007 à :: Portraits - Opéra seria :: #707 :: rss
Voilà quelques jours que nous songions à parler de cette interprète, chérie depuis longtemps par les équipes de CSS.
A la faveur de la réécoute de sa Mélisande, commentée ici même, puis de sa Shéhérazade, sans parler de ses récitals Dvořák/Janáček/Martinů et Ravel/Britten/Chostakovitch/Respighi/Schulhoff/, chez DGG ou en concert, on désirait en dire un peu plus long peut-être.
Mais, quoi qu'il en soit, le prétexte nous est fourni par cette entrevue, filmée pour Virgin avec des moyens rudimentaires, mais très intéressante quant à notre réception des choix interprétatifs de cette artiste :
Où l'on comprend pourquoi CSS aime tant cette interprète... Malgré le caractère amateur de l'entrevue, l'exercice hors-métier pour la chanteuse et la barrière potentielle de l'expression en français, quelques points fondamentaux sur son approche transparaissent.
Magdalena Kožená se dit intéressée avant tout par les potentialités dramatiques de ses rôles, très attentive à l'exaltation du texte ; considère comme nous que l'italien se prête moins bien à l'expression lyrique ; regrette par ailleurs que l'opéra italien rende le poids des mots si secondaire ; souhaite une approche transversale, qui ne se limite ni au grand répertoire, ni à des périodes définies.
Le drame, le texte, le poids des mots, le défrichage de répertoires peu fréquentés, le goût de périodes diverses... et après on se demandera pourquoi CSS, d'instinct, a quelque inclination pour cette dame. A posteriori, en tout cas, la convergence, surtout dans le cadre aussi compassé d'une entrevue promotionnelle, est éloquente. Car c'est ici tout le contraire du fameux « c’est bon pour ma voix », parole magique des interprètes lyriques ; au lieu de professeurs, de tessitures, d'anecdotes de scène, d'engagements, d'adéquation vocale, on nous entretient de rôles, de transgressions, de répertoires inconnus, d'intérêt théâtral. Appréciant de longue date la dame, on rit de bon coeur en constatant qu'on ne trouve jamais génial que ce qu'on cherche déjà...
Plutôt que de souligner le ton de l'entretien, d'une simplicité affable qui le rend agréable à entendre, on fera plutôt remarquer ces bouts de timbre, notamment sur les « a », qui émergent de cette voix parlée banale et nous donnent déjà à entendre la nature réelle de ce matériau vocal.
1. Fiche signalétique
Sur Magdalena Kožená, que dire ?
Mezzo-soprano demi-caractère, dotée d'une voix claire, de peu d'extrême-aigu mais capable de soutenir des tessitures de soprano demi-caractère. (Typiquement une voix pour Shéhérazade de Ravel, Mélisande dans Pelléas ou Dorabella dans Così fan Tutte.)
Dispose d'une agilité considérable.
Répertoire très vaste. Grande aisance linguistique.
A beaucoup enregistré d'oratorio seria (où elle a fait sa gloire), mais pratique réellement tous les genres.
2. Caractéristiques
Sur CSS, vous le savez, on s'attache à caractériser, autant que possible, les objets de nos descriptions.
La voix elle-même est très reconnaissable, avec ce vibrato serré délicieux, et ce timbre si singulier, comme blanc ; non pas le blanc de la voix sans vibrato et exsangue, mais plutôt un blanc qui brûle, un blanc de chaux, sous lequel couvent des écarlates.
Le style se caractérise par cette équidistance entre l'ingénuité du ton et la pose vocale très féminine ; l'effort de sens est patent, et chaque mot reste pris en contexte, jamais oublié, tandis que certaines paroles fortes sont soulignées, avec des idées toujours fortes, personnelles et justes.
Côté langue, où brille-t-elle le mieux ? Difficile à dire, car Magdalena Kožená est l'une de ces très rares artistes[1] qui ne semblent pas soumis aux contingences linguistiques : sa voix rayonne partout semblablement. Non pas comme une Sutherland, en déformant les quelques malheureux idiomes qui sont sa proie, mais bel et bien en respectant les caractéristiques articulatoires de chacune d'entre elles, et sans jamais modifier l'aspect de sa voix toujours identiquement irradiante. Une sorte de miracle - dû au travail, indubitablement.
Car on chercherait en vain dans son français la moins demie-erreur d'aperture ou d'accentuation expressive, il n'en existe tout simplement pas.
- En tchèque, évidemment, elle se trouve à la maison.
- En russe, de loin, on entend peut-être quelque chose de plus acidulé, de plus pincé, de moins rond que chez les russophones habituels. Nature de la voix ou influence articulatoire du tchèque - quoi qu'il en soit, nous n'avons jamais entendu personne dire le russe avec autant de précision sémantique.
- En anglais, ici aussi, le timbre surprend, mais la prononciation elle-même reste orthodoxe.
- L'allemand est peut-être le seul endroit où la prononciation reste un peu exotique et par moment un peu floue - on pense à ses Wolf. Mais il est vrai qu'elle l'a pour l'instant réservé au concert, et jamais enregistré hors des Bach (Johann Sebastian et Johann Christian), où la pureté de la langue n'est pas la qualité la plus recherchée.
- En italien, la voix se pare simultanément d'une douceur et d'un mordant superbes.
- En français enfin, si l'on excepte les aigus les plus hauts où les fréquences de la voix couvrent la diction, tout est parfait.
De ce fait, en tant que francophone, c'est peut-être son français qu'on préfère, tant il nous transporte directement par ses qualités intrinsèques (et, accessoirement, suscite notre admiration béate)... encore que son tchèque, son italien et son russe...
[On a omis le latin, chacun y fait sa sauce vocalique.]
Mais vous ne connaissez pas le plus fort de son talent. Réussir à faire enregistrer à Deutsche Grammophon un programme réunissant des oeuvres rares de Dvořák, Janáček et Martinů ! On nous dira que c'est là l'atout de la « couleur locale », et habillé de l’étiquette Love Songs, on peut toujours acheter ça par erreur, après tout. Mais que dire, dans ce cas de ce disque qui présente des mélodies pour petits effectifs chambristes, avec des hapax de Britten/Chostakovitch/Respighi/Schulhoff (certes, il reste les Madécasses de Ravel, mais ce n'est pas non plus ce qui fait déplacer les foules monolyricomaniaques en délire) - ?
C'est peut-être le plus impressionnant parmi tous ses talents : attendrir le coeur d'un directeur de collection d'Universal... jusqu'à lui faire oublier l'efficacité de diffusion du produit. Chapeau bas l'artiste.
3. Discographie
Très vaste, et surtout prodigue en récitals ! Bach, Haendel, raretés du seria tardif (chez les classiques), postromantiques tchèques (ce fameux disque Dvořák/Janáček/Martinů ainsi que son plus ancien récital, consacré aux mélodies de Vítězslav Novák), opéra français (Boïeldieu/Auber/Thomas/Massenet !), plus le disque profondément original que nous signalions (et sobrement intitulé Songs).
Pour nous épargner de la peine inutile, on renvoie à son site :
- Discographie (1)
- Discographie (2)
- Discographie (3)
- Enregistrements jugés secondaires (par le concepteur de son site, car Juditha Triumphans a été une forme de révélation au grand public, aussi bien concernant Vivaldi que Kožená)
Côté intégrales d'opéra et d'oratorio, on peut citer :
- Au disque :
- 1998 - Gluck, ARMIDE - Minkowski
- 1998 - Rameau, DARDANUS - Minkowski (le songe, première prhygienne, une bergère)
- 2001 - Vivaldi, JUDITHA TRIUMPHANS - de Marchi
- 2001 - Haendel, THE MESSIAH - Minkowski (toute la partie d'alto)
- 2002 - Bach, MATTHÄUS-PASSION - McCreesh (une des deux parties d'alto, et choeurs de même)
- 2003 - Gluck, PARIDE ED ELENA - McCreesh (Paride)
- 2003 - Haendel, GIULIO CESARE IN EGITTO - Minkowski (Cleopatra)
- 2005 - Mozart, LA CLEMENZA DI TITO - Mackerras (Sesto)
- Au DVD :
- 1999 - Gluck, ORPHEE ET EURYDICE - Gardiner (Orphée)
- 2006 - Mozart, IDOMENEO, RE DI CRETA - Norrington (Idamante)
Et bien sûr, un Requiem de Mozart (Andreas Kröper, 1996) et un Te Deum de Charpentier (Marc Minkowski, 1997). Son plus ancien disque paru date de 1994, de la musique religieuse avec des forces tchèques (choeurs d'enfants compris).
Absents de cette discographie, on peut citer les Wolf/Möricke chantés en concert avec Martineau et sa Dorabella frémissante (Mozart, Così fan tutte : Rattle/Salzbourg le 17 avril 2004 et Levine/Met le 28 janvier 2006).
Pas de pochettes.
Vous aurez sans doute remarqué notre petite provocation consistant à présenter en photographie d’illustration une petite brunette « de l’Est »[2], photographie servant de support à un récital de noëls tchèques de 1998, et qui rendrait quiconque bien en peine de la reconnaître en la croisant aujourd’hui. Mais les photographes s'ingénient tant à nous vendre chaque chanteuse, contre toute évidence, comme une femme fatale (seule Nathalie Stutzmann semble y échapper aujourd'hui), au point de forcer aux contorsions les plus ridicules la physionomies de ces infortunées glottes sur pattes. La chose en est ridicule, pas pour des histoires de canons esthétiques qui rendraient les américaines souffrant (plus ou moins réellement, au demeurant) d'embonpoint insultantes pour les yeux, mais tout simplement parce qu'un photographe, surtout pour vendre un récital de lied devrait, semble-t-il, cherchait à capter une personnalité, plutôt que d'aligner chacune sur le même standard universel, ce à quoi elles se prêtent avec des bonheurs divers.
De surcroît, dans le monde classique, dès qu'une jeune femme s'approche de ces normes universalisées, on entend sans cesse répéter des éloges convenus sur sa beauté qui semble être un comble à son talent, etc. Ce qui nous vaut des représentations de Magdalena Kožená en femme moderne et dynamique, ou au contraire en muse lascive. Seul le récital Songs conserve une certaine élégance, avec ses dégradés de bleu nocturne et ce chignon grand genre - mais il ne nous dit rien non plus sur le contenu du disque.
Le comble est bien sûr atteint par les pochettes Naïve, qui flattent la clientèle bien caricaturée des amateurs de seria, voire du seul public « branché » du Théâtre des Champs-Elysées. La subtilité du procédé laisse sans voix. Et fait rire de bon coeur les cibles...
... à comparer avec le même opéra chez CPO (qui semble au contraire choisir ses pochettes très aléatoirement) :
Tant qu'à produire du stéréotype, j'ai plutôt de l'affection pour ce disque Sony (au demeurant, le flacon est très en-dessous de la liqueur), le premier récital d'Angelika Kirchschlager, et qui la présente comme une étudiante américaine - ce qui n'a strictement rien à voir ni avec son profil, ni avec le contenu franchement décadent du disque (Alma Schindler-Mahler/Korngold/Mahler), mais qui a le mérite de présenter un cliché attendrissant, un peu naïf, sur la façon de promouvoir ce disque. Une jeunette encore ignorante du monde, mais promise à un grand avenir...
C'est donc dit, vous n'aurez pas de pochettes.
4. Extraits commentés
4.1. Ravel, Shéhérazade.
Voici l' Asie qui ouvre le cycle, un chef-d'oeuvre, dans quelque main qu'il soit. La direction de Rattle a tendance laisser étrangement des césures entre les changements de climats soudains, ce qui en gâche l'effet, et la pâte de Berlin est peut-être un peu stable, parfois un peu épaisse, mais on aurait mauvaise grâce à faire la fine bouche.
[Concert de 2005, non publié.]
La diction de Kožená, à part dans l'aigu où la tension masque certaines syllabes, est remarquable, et surtout d'un poids expressif, d'une gourmandise verbale constants.
Evidemment, ce vibrato serré, ces tons blancs brûlants comme la chaux sont idéaux pour nous troubler à l'écoute de cette rêverie voluptueuse.
Voyons de plus près comment cela fonctionne avec cet extrait qui nous porte immanquablement le coup de grâce.
Je voudrais voir des calumets entre des bouches
Tout entourés[3] de barbes blanches
Je voudrais voir d'âpres marchands aux regards louches
Et des cadis, et des vizirs [...]
On s'intéresse essentiellement au troisième vers de ce groupe. Un « je » délicatement insistant, qui souhaite, mais qui implore ou commande simultanément, comme si l’accumulation de ces optatifs créait une sensation de puissance verbale sur le réel. Le « a » de « voir » est légèrement ouvert, comme avide, presque hagard devant ces mondes qui apparaissent par la force de la parole.
Et le complément d’objet, qui contient la rêverie, par la manière de son énonciation, se pare de couleurs incroyablement suggestives ; « âpres », avec son « a » postérieur mais quasiment ouvert, mimant comme un rictus à la fois rugueux et satisfait de quelque affaire ; et la chute « louches », avec son « ou » presque hullulant, faisant écho cette fois à la moue mi-dégoûtée, mi-enthousiasmée de la figure qui rêve – comme un enfant qui joue, gourmand, avec des drames planétaires dont il sait que le jeu les conserve, quoi qu’il en soit, à distance.
Ce vers est à lui seul d’une puissance absolument invraisemblable. Un modèle d’interprétation. Tous les mots ne sont pas « interprétés », mais le poids se pose habilement ici et là, de façon à construire ce décor et, simultanément, cette psychologie. Les paysages sont convoqués en même temps que le visage qui les rêve est dévoilé.
Vertigineux.
(Ce portrait sera complété.)
Notes
[1] Ce n'est pas le cas d'Angelika Kirchschlager, avec lequel elle partage en grande partie un répertoire commun, et qui est en quelque sorte son antithèse « sage », séduisant par son calme souriant plus que par sa fièvre exaltée.
[2] Eh oui, l'amalgame a la vie dure de ce côté-ci.
[3] Le texte original de Tristan Klingsor (Arthur Justin Léon Leclère) propose un féminin pluriel, ce qui est ici plutôt contredit par le traitement prosodique de Ravel ("entourés" étant plutôt sur le même plan que "calumets") - qui magnifie ce texte, de toute façon. L'image des "calumets entourés" est en tout état de cause un impropriété sémantique plus gracieuse.
Commentaires
1. Le mercredi 5 septembre 2007 à , par Morloch
2. Le mercredi 5 septembre 2007 à , par DavidLeMarrec :: site
3. Le mercredi 5 septembre 2007 à , par Morloch
4. Le mercredi 5 septembre 2007 à , par DavidLeMarrec
5. Le lundi 10 septembre 2007 à , par Sylvie Eusèbe
6. Le mardi 11 septembre 2007 à , par DavidLeMarrec :: site
7. Le jeudi 13 septembre 2007 à , par Sylvie Eusèbe
8. Le jeudi 13 septembre 2007 à , par DavidLeMarrec :: site
9. Le jeudi 13 septembre 2007 à , par Sylvie Eusèbe
10. Le jeudi 13 septembre 2007 à , par DavidLeMarrec :: site
11. Le jeudi 13 septembre 2007 à , par Sylvie Eusèbe
12. Le jeudi 13 septembre 2007 à , par DavidLeMarrec :: site
Ajouter un commentaire