A la découverte du LIED, un mode d'emploi - II - Franz SCHUBERT (et ses contemporains Zelter, Loewe, etc.)
Par DavidLeMarrec, jeudi 14 décembre 2006 à :: Découverte du lied :: #458 :: rss
Au programme.
Franz SCHUBERT. Outils de composition ; expérimentations ; types de lieder ; spécificité schubertienne du traitement du lied ; aborder les cycles.
Carl Friedrich ZELTER, sa légende (noire) goethéenne, sa parenté d'écriture avec Schubert et son style propre.
Carl LOEWE.
A lire ici.
3.2. Franz Schubert
Schubert constitue bien évidemment la pierre angulaire du genre. Il met en musique certains poètes mineurs (comme Mayrhofer), certains poètes considérés comme secondaires mais d'une maîtrise tout à fait intéressante (comme Müller), et beaucoup des grands poètes de son temps (Goethe, Schiller, Heine...) - Hölderlin et Eichendorff manquent, trois fois hélas, à l'appel.
On classe généralement les lieder de Schubert, bien que des numéros d'opus existent (ils figurent notamment sur les partitions des éditions Peters), selon le catalogue chronologique établi par le musicologue Deutsch.
Inutile de donner une liste des meilleurs lieder (écris pour la plupart, dans leur version originale, pour voix de ténor demi-caractère), il n'en existe quasiment pas de faibles dans la vaste production schubertienne.
3.2.1. Les outils de Schubert
Schubert écrit des tessitures assez confortables en apparence pour la voix, des étendues peu brillantes le plus souvent (il y a des exceptions, comme le très bizarre An Herrn Josef von Spaun), mais forme un véritable chant lyrique, qui réclame une tenue vocale et une expressivité très performantes.
Il renonce très nettement au chant strophique pour coller le plus possible au sens du texte, en utilisant des structures alternées de type thème/couplet, mais variés à chaque fois (Erlkönig par exemple). Au début de sa carrière, il écrit aussi de grandes fresques récitatives (la plus large est Der Taucher, en deux versions, qui reprend in extenso le texte de Schiller et dure plus de vingt-cinq minutes !), sans grands retours thématiques, des séquences brutes. Ce n'est que plus tard qu'il utilise à dessein les formes strophiques. Plus le temps passe, plus l'équilibre s'établit retour des thématiques et variations de celles-ci. Dans l'ultime Schwanengesang, tous les lieder réutilisent des thématiques, et aucun n'est exactement strophique !
Dans les cas où le chant strophique apparaît, il est délibéré, pour mimer une chanson, une forme archaïque (par exemple Eine altschottische Ballade d'après Herder) - et le texte y est assez expressif pour se passer de variation musicale.
Le piano, lui, est écrit de façon très simple. Rarement un seul accompagnement, il est lui aussi sujet à variations. Le plus souvent, il épouse la ligne vocale, lui répondant de façon tronquée, ponctuant le discours. Le lied schubertien bénéficie amplement de cette respiration extraordinaire qui lui est propre.
3.2.2. Exploration très complète du genre
Cette partie s'adresse en priorité aux lecteurs qui ont déjà une connaissance du lied, elle aborde certains points étonnants dans la production de Schubert, mais elle est un peu détaillée.
3.2.2.1 Expérimentations
599 lieder officiellement recensés (le chiffre est symbolique, mais il y en a un peu plus si on compte les refontes (changements de tonalité, voire version initiale sans triolets pour Erlkönig !), les oeuvres mixtes (piano, soliste et choeur) et le très beau Gruppe aus dem Tartarus inachevé. Sur ce chiffre, Schubert procède à maintes expérimentations qui explorent les confins de la forme lied, plus loin qu'aucun autre (et ce n'est pas une vaine formule).
Exemples :
- Les deux Der Taucher, en raison de leur longueur (vingt-cinq minutes) et de leur 'hétérocléité' thématique.
- Die Nacht, également long d'une vingtaine de minutes, reprend des textes d'Ossian traduits en allemand par Harold. Il se découpe en trois parties composées à peu près à la même époque, mais pas de façon successive. Die Nacht proprement dit (Die Nacht ist dumpfig und finster), où le Premier Barde chante une nuit romantique en diable - habitée par la nature et peuplée de fantômes. Lass Wolken an Hügeln ruh'n, du même numéro au catalogue Deutsch (D.534), a été complété par l'éditeur Diabelli. Le maître de cérémonie reprend la parole et invite à se remémorer les héros d'antan, puis à danser et à partir en chasse. Sur quoi, une sonnerie prévue par Diabelli débouche sur le chant de chasse D.521 (Jaglied, sur un texte de Werner), écrit antérieurement, et d'un tout autre ton : Trarah, trarah, auf, auf, auf ! Il s'agit ici pour partie d'une refonte de l'éditeur, mais Schubert a tout de même juxtaposé initialement ces deux Ossian aux climats si différents, et dont le texte est traité avec une minutie particulièrement évocatrice. Jamais joué, mais chef-d'oeuvre d'invention.
- L'insertion de choeurs (Ständchen/Zögernd leise, Szene aus Faust, Mirjams Siegesgesang), qui répondent, qui créent un climat, qui agissent selon les cas...
- La mise en musique d'une lettre (An Herrn Josef von Spaun), grand récitatif d'opéra qui culmine sur contre-ut atteint par un saut d'octave (!) avec descente chromatique. Pour la seconde moitié, un air véhément de type opéra seria, avec agilité et deux contre-ut attaqués à cru et suivis de longues gammes descendantes (Schubert n'a jamais écrit cette note dans un autre lied). Ce type de lieder brillants se trouve plus souvent chez Zelter (jusqu'à sib3 pour les ténors, jusqu'à l'ut1 pour les basses !).
- Dans les textes français et italiens, Schubert explore d'autres veines, et n'hésite pas à mélanger des textes, à les détourner de leur contexte pour créer une nouvelle réalité, un pastiche parfaitement crédible mais qui, pour qui connaît les pièces d'origine, est parfaitement étrange. Tout particulièrement, Il traditor deluso, pièce typique de l'air de stupeur du traître malgré lui dans l'opéra seria, écrit en clef de fa (c'est-à-dire prévu pour voix d'homme grave), et qui mélange deux textes de Métastase, dont le premier constitue en réalité la dernière réplique d'Athalie dans le Joade de Metastasio !
Bref, un réservoir d'invention immense. Toutefois, on ne se limite pas aux expérimentations.
3.2.2.2. Types de lieder
Schubert pose aussi des types de lieder assez divers. Il en existe en grand nombre dans ces catégories, parfois mêlées :
totalement récitatifs, collant au texte sans retours thématiques ; strictement strophiques au contraire (une seule mise en musique pour toutes les strophes) ; bucoliques ; mythologiques ; autour de la mort ; les badins, les furieux, les tendres... Chacun de ces caractères dispose de son traitement musical, et crée une sorte de réseau dans l'oeuvre de Schubert, en plus de l'aspect formel du retour thématique que j'évoquais précédemment.
Si je cite des aspects thématiques, c'est que le ton y est particulier. Vous risquez y trouver des choses semblables, et c'est intéressant si vous aimez. La classification se fait plus aisément ainsi que par écrivain - là, on ne rencontre pas de similitudes très notables.
3.2.3. La spécificité de Schubert
ou Schubert pré-impressionniste
Si une chose frappe, dans la manière de Schubert, c'est bien son jeu permanent avec le figuralisme. De nombreux traits évoquent des bruissements de feuilles, des reflux d'eau, des chants d'oiseaux, des sons de pas. Pourtant, le choix de l'imitation n'est jamais fait.
Schubert choisit, en réalité, de reproduire l'impression que donne la perception de ces sons. Ces figures sont utilisées non pas pour camper un décor, mais pour donner à sentir l'atmosphère du lied, pour y plonger sans remède l'auditeur. Cet usage, à la fois efficace et délicat, constitue à mes yeux l'un des charmes les plus puissants de la littérature schubertienne.
Bien entendu, la profondeur de l'atmosphère, la séduction mélodique et l'inventivité harmonique y participent grandement aussi. Mais ce sont des paramètres plus connus. On peut tout trois les entendre simultanément dans Ihr Bild, d'après Heine, tiré du Schwanengesang.
3.2.4 Aborder les cycles
Cette partie est un peu plus touffue. Vous pouvez vous y reporter selon vos besoins.
On cite généralement trois cycles.
- Die Schöne Müllerin, "La Belle Meunière". Histoire tragique d'un meunier amoureux de la meunière. Sur des textes de Müller. Musique assez naïve.
- Die Winterreise, "Le Voyage d'Hiver". Cheminement du voyageur, ancien amoureux éconduit, vers l'anéantissement. Sur des textes de Müller. Considéré comme le chef-d'oeuvre de Schubert. Une oeuvre d'une égalité d'inspiration admirable, en tout cas. Un bon moyen d'entrer dans l'univers schubertien, puisqu'on dispose d'une continuité sur les vingt-quatre lieder qui le composent.
- Der Schwanengesang, "Le Chant du Cygne". Ensemble constitué de façon posthume par l'éditeur parmi les derniers lieder de Schubert, en regroupant une série sur des textes de Rellstab, une série sur des textes de Heine, plus un Seidl totalement dépareillé. Lieder d'excellente qualité et de tons très divers.
Néanmoins, je me permets d'en ajouter trois autres.
- Les Abendröte, poèmes sur des textes des Schlegel de différentes époques. Parfois considéré comme un cycle par les musicologues spécialistes.
- Les Faust-Lieder. Etrangement, on n'en parle jamais, on les joue toujours dépareillés, surtout Gretchen am Spinnrade ("Marguerite au rouet"), qu'on considère souvent comme le point de départ du talent de Schubert (ce qui est pour le moins schématique), voire comme l'acte de naissance du lied allemand (ce qui est oublier Beethoven). S'y ajoutent Gretchens Bitte ("La prière de Marguerite") et la Szene aus Faust, pour voix d'homme, voix de femme, choeur mixte à l'unisson et piano. Il s'agit de la fameuse scène de Marguerite à l'église, qui n'est étrangement jamais donnée, sans doute à cause de la lourdeur du dispositif pour les quatre minutes de l'exécution... On y sens déjà chez Schubert, un sens prodigieux du texte, qui dépasse très largement sa littéralité. Une véritable interprétation. [La version définitive a été gravée par McLaughlin/Hampson/Johnson dans le treizième volume de l'intégrale Hyperion.]
- De même, on oublie les Scott. Schubert a écrit quatre lieder sur des traductions de The Lady of the Lake ("La Dame du Lac"). On y trouve les trois chants d'Ellen (Ellens Gesang I, II & III) et le Lied des gefangenen Jägers ("Chant du chasseur prisonnier"), qui se répondent parfaitement. Le troisième chant d'Ellen est le fameux Ave Maria, qui développe la prière non pas angélique en latin, mais celle, en allemand, d'un jeune fille qui aime - "Entends, ô jeune femme, la prière d'une jeune femme". (C'est pourquoi le chanter en latin et la bouche en coeur est un blasphème sans nom.)
3.3. Les contemporains de Schubert
Schubert est considéré, et à juste titre, comme la figure la plus importante du lied. Il faut bien entendu nuancer, puisque d'autres dimensions seront ensuite servies par d'autres compositeurs, qui peuvent tout à fait convaincre plus largement selon les attentes de l'auditeur.
Mais, parmi les compositeurs contemporains (extrêmement intéressants) que je vais citer, tout en restant dans un style similaire, Schubert emporte la palme de la profondeur.
3.3.1. Le mythe négatif Zelter
Carl Friedrich Zelter était un ami proche de Goethe, et son préféré parmi les compositeurs qui le mettaient en musique. Goethe était partisan de l'usage strophique, plus largement utilisé par Zelter. Schubert, grand admirateur du poète, lui avait écrit en y joignant une composition, qui ne reçut jamais de réponse.
Stupeur en Musicoland : comment un si grand homme pouvait-il souffrir d'une telle cécité esthétique ? On inventa même l'idée qu'il n'avait pas même daigné ouvrir le courrier, pensant qu'il s'agissait du Franz Schubert vivant à alors à Dresde (autre compositeur de moindre envergure).
Inutile de préciser que Zelter fit largement les frais de ce dépit musicographique. Goethe n'avait aucun goût en musique, et l'affaire est réglée.
Pourtant, Zelter est un compositeur tout à fait intéressant, au style assez comparable à Schubert. On retrouve les mêmes séquences de phrases courtes, les mêmes réponses du piano, le même figuralisme - toutes proportions gardées. Sans réaliser de la musique à programme, les traits du piano évoquent discrètement ici le luth, là le vent, là encore la marche du wanderer, etc. Disons qu’à l’instar de Schubert, Zelter nous place loin de l’abstraction pianistique d'un Schumann – Schumann dont les figures épousent plus l'idée de la scène que son contexte concret, on y reviendra.
Certes, on n'a pas ce génie de l'atmosphère, de la modulation expressive (en réalité, Zelter choisit délibérément la naïveté harmonique de la ballade populaire), du dit pudique, de la force dramatique qui caractérisent les derniers Schubert. Néanmoins, le tout venant de Zelter est meilleur que bon nombre des premiers Schubert, récitatifs un peu désarticulés et gratuits, et sensiblement proche en qualité de pas mal de lieder de la première moitié du catalogue de Schubert. Certes, au même âge, Zelter faisait sans nul doute sensiblement moins bien, puisque Schubert, dès la seconde moitié de sa vingtaine, pulvérise le catalogue d'une vie de son rival en goetheries.
Il n'empêche que cette oeuvre est hautement passionnante et ne mérite pas l'opprobre qu'on voudrait jeter sur celui qui eut l'outrecuidance d'éclipser absolument Schubert dans l'esprit du 'grand Goethe'. Plus conventionnelle, sans doute (notamment dans les modulations). Et assez comparable du point de vue de la facture. Mais nullement dénuée de charme, d'idées, voire d'inspirations remarquables.
D'une manière générale, Zelter prête
moins d'attention aux entités strophiques. De deux
façons.
1. Ce peut être en les mêlant dans un
débit
parfois serré, qui
contraint légèrement le texte, l'assujettit à la
musique - sans pour
autant le dénature, évidemment.
2. Ou ce peut être en traitant de façon
rigoureusement
identique des
strophes, sans évolution - tandis que le sens littéraire,
lui, change.
Une forme qu'on peut trouver un peu figée, pas très
inventive. Der Zauberlehrling
(« L’apprenti sorcier ») a un côté, il
faut bien le reconnaître, assez
exaspérant, avec ses nombreuses strophes tout en gammes, sans la
moindre variation. Sans un chanteur intelligentissime, l'ennui et
l'agacement guettent. C'est sans doute là le principal reproche
que
l'on pourra faire à Zelter, et il n'est nullement
généralisable.
Car on rencontre chez Zelter mainte fulgurance.
Je signale un commentaire plus détaillé sur Zelter, ainsi qu'une bibliographie/discographie pour ceux qui seraient intéressés.
On peut, au choix, suivre Ludwig Holtmeier pour le pouvoir d'évocation du piano (avec Hans Jörg Mammel), ou Dietrich Fischer-Dieskau pour le chant (avec Aribert Reimann).
3.3.2. Loewe, le parent pauvre
Carl Loewe est plus célèbre, et parfois joué. Souvent mal interprété, aussi. Sa musique ne dispose pas du même degré de fusion avec le texte, avec une certaine étrangeté parfois à l'univers poétique servi. Sa musique est difficile, tout simplement. On y rencontre le caractère de désolation de certains Wolf, sans la même grâce musicale peut-être. Le propos paraît parfois étonnamment moderne, oui.
Il reste considéré comme du sous-lied, ce qui est un peu exagéré, mais il est évident que la comparaison avec Schubert le dessert fortement.
3.3.3. Tant d'autres.
On connaît assez bien Komm ! de Meyerbeer, belle pièce sur Heine, ou encore les lieder de Franz. Peut-être moins ceux de Haydn, Salieri, Hummel, Spohr, Weber, Rossini et Kreutzer. On a parlé de Franz Schubert de Dresde, qui attise la curiosité sans illusion de tout un chacun.
Mais qu'en est-il de Reichardt, Zumsteeg, Gyrowetz, Weigl, Franz Schubert de Dresde, Vogl, Unger (également poète), Tomašek, Eberwein, Dietrichsein, Krufft, Berger, Neukomm, Hüttenbrenner, Bürde, Randhartinger, Lachner, Vesque von Püttlingen, Hiller, Banck ?
Plutôt qu'un long discours, je recommande la connaissance du coffret attenant à l'intégrale Hyperion et consacré aux contemporains de Schubert. La plupart de ces oeuvres n'ont jamais été enregistrées ailleurs. On y trouve des pièces réellement intéressantes.
Commentaires
1. Le jeudi 13 septembre 2012 à , par Mathieu
2. Le vendredi 14 septembre 2012 à , par DavidLeMarrec
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