L'orientation de la traduction
Par DavidLeMarrec, samedi 13 août 2005 à :: Opéra romantique et vériste italien - Livrets - Littérature - Langue - Opéra romantique français et Grand Opéra :: #71 :: rss
En écoutant Rigoletto en français, je suis frappé par les choix de traduction.
Elle est en effet beaucoup plus orientée bigote. Rigoletto fait des références incessantes à Dieu, et au pardon qu'il est censé accorder à Gilda. Rien à voir avec le père aimant sans restrictions de l'original. Et encore moins avec ce personnage en ressentiment, voire en lutte avec Dieu – s'y substituant -, mais au point d'en garder la foi et de faire pratiquer sa fille pour la protéger. L'ironie tragique intervient lorsque Blanche est séduite à la messe... La trahison de Dieu est intégrale, et la prétendue justice divine immanente sert une malédiction sociale - en cela Hugo se démarque des croyances de Verdi à jamais frappé par l'épisode de la foudre, sans parler de l'éloignement de la version traduite... Dans cette version traduite, Rigoletto est au contraire d'une piété parfaite. Je ne sais même pas s'il est bouffon, puisque la mention a été supprimée dans son monologue du I, 2.
On assiste aussi à une baisse de l'ambiguïté de Blanche, ainsi qu'à une moralisation de l'action. Le père venge ce que la fille n'ose faire par faiblesse, ce n'est donc que justice. Le récitatif Gilda-Rigoletto qui précède le trio de l'orage est modifié (ce qui n'est pas honteux en soi, prosodie oblige), mais surtout devient un nouveau duo d'amour fille-père qui n'a plus lieu d'être, où Gilda refuse d'être séparée de son père, à rebours de l'action qu'elle médite ! De "Amor mi trascina" à "Pourtant il m'a trompée", voilà qui est très représentatif de l'orientation de la présente traduction-censure. Gilda devient l'innocence même, sans aucun attribut du désir qui est pourtant sous-jacent. Le personnage déjà mis à l'amende dans le texte se trouve réprimé de façon supplémentaire par la "couche" d'interprétation du traducteur.
Cette version française est donc, paradoxalement, plus éloignée de Hugo.
Les oppositions entre personnages sont aussi plus explicites, moins mystérieuses (face aux courtisans, l'imitation de Ceprano, ouvertement hostile et non plus amère ; face à Monterone, se désignant vengeur nominalement).
Les saillies de Maddalena sont édulcorées : "valeva di più" devient "je n'en veux plus" (l'or)... Maddalena devient une héroïne romantique, bravant la mort pour le roi... Et Saltabadil est représenté comme un loyal spadassin, qui n'est plus du tout cynique (ni drôle, par là -même). La mort de Gilda est perçue par eux comme la sauvegarde des jours d'un innocent... On est assez loin de l'échange sordide initialement écrit.
Au total, c'est la représentation tragique d'une juste vengeance paternelle à laquelle on assiste, et non à un engrenage de valeurs prédéterminées socialement. Beaucoup moins subtil, et même franchement propret et petit-bourgeois. Moralisation extrêmement orientée de l'action.
Quelques remarques autres :
Evidemment, certains effets tombent à plat, mais c'est inévitable dans cet exercice, même si l'adaptation me semble bâclée : on peut facilement remédier à la plupart de ces défauts.
Certains changements de détails, superflus, que je ne m'explique pas, car ils nécessitent un effort d'imagination et éloignent de l'original sans nourrir une vision particulièrement distincte de l'oeuvre ou du passage.
L'enregistrement Etcheverry :
Sur le plan du son, redite de l'orage pénible (bruitages incessants). Et dirigé avec une pesanteur épouvantable – le chef ne comprend pas bien l'esthétique verdienne, manifestement. Massard, en revanche, déborde de ressentiment, un Rigoletto idéal qui plane à pas mal de lieues au-dessus du texte modifié. Le récitatif d'exultation dépasse de très loin tout ce que j'ai entendu. On y trouve tout le caractère du texte hugolien.
On remarquera au passage que Vanzo s'appuie sur des r roulés pour faire les apoggiature de "Comme la plume au vent".
L'avantage de ces traductions, même pour des oeuvres rebattues, c'est qu'elles ouvrent d'autres perspectives, même si très souvent, comme ici, le sens est affaibli. En outre, en plaçant en évidence ce que n'est pas Rigoletto, on approche d'un peu plus près ce qu'il est, probablement.
David - conseild'état
Commentaires
1. Le jeudi 23 avril 2009 à , par isabelle :: site
2. Le jeudi 23 avril 2009 à , par DavidLeMarrec
3. Le jeudi 28 octobre 2010 à , par Sparafucile
4. Le jeudi 28 octobre 2010 à , par DavidLeMarrec
5. Le vendredi 29 octobre 2010 à , par Sparafucile
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